Les louves de Machecoul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXXXV
La louve blessée

Heureusement pour Bertha que sa monture offrait plus de ressources que son apparence n'en promettait ; c'était un petit cheval breton qui, au repos, semblait morne, triste, abattu, comme le sont les hommes de son pays, mais qui, comme eux aussi, s'échauffait à l'action et de minute en minute grandissait en énergie, les naseaux ouverts, sa longue crinière ébouriffée et flottant au vent, il atteignit le galop ; puis bientôt son galop se précipita, dévorant le chemin ; les plaines, les vallons, les haies passaient et disparaissaient derrière lui avec une fantastique rapidité, tandis que Bertha, penchée sur son cou, rendant toute la bride, ne s'occupait que de l'actionner et lui fouettait les flancs sans relâche.

Les paysans attardés qu'ils rencontraient, voyant le cheval et celle qui le montait s'évanouir dans l'ombre aussi vite qu'ils les avaient vus apparaître, les prenaient pour des fantômes et se signaient derrière eux.

Mais si prompte que fût cette course, elle n'était point encore ce qu'eût voulu le cœur de Bertha, à laquelle la seconde semblait un mois, la minute une année ; elle sentait quelle terrible responsabilité pesait sur sa tête, responsabilité de sang, de mort et de honte tout à la fois. Sauverait-elle Michel, et, l'ayant sauvé, arriverait-elle à temps pour conjurer le danger qui menaçait Petit-Pierre ?

Mille idées confuses traversaient son cerveau ; elle se reprochait de n'avoir point donné à la mère de Marianne des instructions suffisantes ; elle était prise de vertige en songeant qu'après la course terrible qu'elle lui faisait faire, le pauvre petit cheval breton succomberait indubitablement dans le trajet de la Banlœuvre à Nantes ; elle se reprochait d'user, au profit de son amour, les ressources qui pouvaient sauvegarder une tête si précieuse à la noblesse de France ; elle comprenait que, personne n'ayant les mots d'ordre qu'elle possédait, on ne pourrait arriver jusqu'à l'illustre proscrite, et, combattue par mille sentiments divers, éperdue, en proie à une sorte d'ivresse furieuse, elle ne savait plus que presser son cheval du talon, que précipiter son allure, que courir enfin cette course folle, qui, au moins, rafraîchissait son cerveau brûlé par les pensées qui semblaient près de le faire éclater.

Au bout d'une heure, elle atteignit la forêt de Touvois ; là, force lui fut de renoncer à cette vitesse ; le chemin était si bien semé de fondrières, que deux fois le pauvre petit cheval breton s'abattit ; elle le mit au pas, en calculant qu'elle avait dû gagner une avance suffisante pour donner à Michel le temps de fuir. Elle espéra – elle respira.

Un moment de satisfaction vint éteindre toutes les ardeurs dévorantes de ses angoisses et de ses douleurs.

Michel allait, une fois de plus, lui devoir la vie !

Il faut avoir aimé, il faut avoir éprouvé les ineffables joies du sacrifice, il faut savoir tout ce qu'il y a de bonheur dans cette immolation de soi-même au profit de l'être aimé, pour comprendre combien Bertha se sentit, pendant quelques minutes, joyeuse et fière, en songeant que l'existence de Michel, qu'elle allait sauver, lui coûterait peut-être si cher ! Elle était tout entière à ses pensées lorsque, aux rayons de la lune, elle vit briller les murs blancs de la métairie, encadrés dans les touffes noires des noisetiers.

La porte charretière était ouverte.

Bertha descendit de son cheval, l'attacha à un des anneaux du mur extérieur et pénétra dans la cour.

Le fumier dont elle était jonchée amortissait le bruit de son pas ; nul chien par ses aboiements ne signala son entrée aux habitants de la métairie.

à sa grande surprise, Bertha aperçut, attaché à la porte de la maison, un cheval tout sellé et tout bridé.

Le cheval pouvait être à Michel ; mais tout aussi bien pouvait-il être à un étranger.

Bertha voulut s'en assurer avant de pénétrer dans la maison.

Un des volets de cette même salle dans laquelle Petit-Pierre avait demandé, au nom de Michel, la main de la jeune fille au marquis de Souday, était entrouvert ; Bertha s'en approcha doucement et regarda à l'intérieur.

à peine y eut-elle jeté les yeux, qu'elle poussa un cri étouffé et faillit tomber à la renverse.

Elle venait de voir Michel aux genoux de Mary ; un des bras du jeune homme entourait la taille de sa sœur ; la main de celle-ci jouait dans les cheveux du baron ; leurs lèvres se souriaient, leurs yeux rayonnaient de cette expression de bonheur à laquelle on ne se trompe plus une fois que l'on a aimé.

Le moment d'accablement qui suivit cette découverte ne dura chez Bertha qu'une seconde. Elle se précipita vers la porte, la poussa avec violence et parut sur le seuil, les cheveux épars, l'œil flamboyant, le visage livide, la poitrine haletante, comme la statue de la Vengeance.

Mary jeta un cri et tomba à genoux, le visage entre ses mains.

Elle avait tout deviné à première vue, tant Bertha paraissait profondément bouleversée.

Michel, épouvanté par le regard de Bertha, s'était relevé brusquement, et, comme s'il se trouvait en face d'un ennemi, avait machinalement porté la main à ses armes.

– Frappez ! s'écria Bertha, qui avait vu son mouvement, frappez donc, malheureux ! ce sera le digne complément de votre lâcheté et de votre trahison.

– Bertha... balbutia Michel, laissez-moi vous dire... laissez-moi vous expliquer...

– à genoux ! à genoux ! vous et votre complice ! s'écria Bertha. C'est à genoux qu'il faut prononcer les odieux mensonges que vous allez inventer pour votre défense... Oh ! l'infâme ! moi qui accourais pour sauver sa vie ; moi qui, à moitié folle de terreur, de désespoir, parce qu'un danger était suspendu sur sa tête, oubliais tout, honneur et devoir ; moi qui mettais ma vie à ses pieds, qui n'avais qu'un but, qu'un désir, qu'un souhait, celui de lui dire : « Tiens, Michel, regarde et vois si je t'aime ! » j'arrive, et je le trouve trahissant tous ses serments, parjurant toutes ses promesses, infidèle aux liens sacrés, je ne dirai pas de l'amour, mais de la reconnaissance ! et avec qui ? et pour qui ? Pour l'être que j'aimais le plus au monde après lui ! pour la compagne de mon enfance ! pour ma sœur ! Mais il n'y avait donc pas d'autre femme à séduire ! Dis, dis, misérable ! continua Bertha en saisissant le bras du jeune homme, et en le secouant avec violence. Ou voulais-tu donc, en me laissant désespérée, m'ôter encore les consolations que l'on doit trouver dans le cœur de cette seconde soi-même que l'on appelle une sœur ?

– Bertha, écoutez-moi, dit Michel, écoutez-moi, je vous en conjure ! Nous ne sommes pas, Dieu merci, aussi coupables que vous le croyez... Oh ! si vous saviez, Bertha !

– Je n'écoute rien ! je n'écoute que mon cœur, que la douleur brise et que le désespoir étreint ! je n'écoute que la voix de ma conscience, qui me dit que tu es un lâche !... Mon Dieu, mon Dieu, cria-t-elle en tordant ses cheveux noirs dans ses mains crispées, mon Dieu, est-ce donc là le prix de ma tendresse pour lui, de cette tendresse qui a été si aveugle, que mes yeux se fermaient, que mes oreilles se bouchaient lorsqu'on me disait que cet enfant, que cette femmelette tremblante, timide, indécise, n'était pas digne de mon amour ? Oh ! pauvre folle que j'étais ! j'espérais que la reconnaissance l'attacherait à celle qui prenait en pitié sa faiblesse, à celle qui bravait les préjugés, l'opinion publique pour l'aller chercher dans sa fange, pour faire, enfin, de son nom souillé, un nom honorable et honoré.

– Ah ! s'écria Michel en se redressant, assez ! assez !

– Oui, d'un nom souillé, répéta Bertha. Ah ! cela te touche ? Tant mieux ! je le redis alors... Oui, d'un nom souillé par ce qui est le plus odieux, le plus lâche, le plus infâme, par la trahison ! Oh ! famille de trahisseurs ! le fils continue l'œuvre du père ; je devais m'attendre à cela.

– Mademoiselle, mademoiselle, dit Michel, vous abusez du privilège de votre sexe pour m'insulter, non seulement en moi, mais encore dans ce que l'homme a de plus sacré, dans la mémoire de mon père.

– Un sexe, un sexe ! ai-je un sexe à cette heure ? Ah ! je n'en avais pas tout à l'heure, quand tu te jouais de moi aux pieds de cette pauvre folle ! je n'en avais pas quand tu faisais de sa sœur la plus misérable des créatures ! Et parce que je ne me lamente pas, parce que je ne me traîne pas à tes pieds en m'arrachant les cheveux et en me frappant la poitrine, voilà que, tout à coup, tu découvres que je suis une femme, un être que l'on doit respecter parce qu'il est timide, auquel on doit épargner la douleur parce qu'il est faible ! Non, non, pour toi, je n'avais pas, et je n'ai plus de sexe ; tu n'as devant toi, maintenant, à partir de cette heure, qu'une créature que tu as mortellement offensée et qui t'insulte !... Baron de la Logerie, je t'ai déjà dit qu'il était cent fois traître et lâche, celui qui séduisait la sœur de sa fiancée – car j'étais sa fiancée, à cet homme ! – baron de la Logerie, non seulement tu es un traître et un lâche, mais encore tu es fils de traître et de lâche ; ton père était un infâme qui a vendu et livré Charette, et qui a, du moins, expié son crime, lui, car il l'a payé de sa vie ! On t'a dit qu'il s'était tué lui-même à la chasse, ou qu'il y avait été tué par accident ; mensonge bénévole et que je démens, moi : il a été tué par celui qui lui avait vu accomplir sa lâche action, il a été tué par...

– Ma sœur ! s'écria Mary en se redressant et en mettant sa main sur la bouche de Bertha, ma sœur, vous allez vous rendre coupable d'un de ces crimes que vous reprochez aux autres ; vous allez disposer d'un secret qui ne vous appartient pas.

– Soit ; mais qu'il parle donc, cet homme ! que le mépris que je lui témoigne lui fasse donc relever la tête ; qu'il trouve donc, dans sa honte ou dans son orgueil, la force de m'ôter une existence dont je ne veux plus, qui m'est odieuse, qui ne sera plus qu'un long délire, qu'un désespoir éternel ; qu'il achève, au moins, ce qu'il a commencé ! Mon Dieu, mon Dieu, poursuivit Bertha, dans les yeux de laquelle les larmes commençaient à se frayer un passage, comment permettez-vous aux hommes de briser ainsi les cœurs de vos créatures ? Mon Dieu, mon Dieu, qui donc me consolera désormais ?

– Moi ! dit Mary, moi, ma sœur, ma bonne sœur, ma sœur chérie ! si tu veux m'entendre ; moi, si tu veux me pardonner !

– Vous pardonner, à vous ? s'écria Bertha en repoussant sa sœur. Non ; vous êtes la compagne de cet homme : je ne vous connais plus ! Seulement, veillez mutuellement l'un sur l'autre ; car votre trahison doit vous porter malheur à tous deux.

– Bertha, Bertha, au nom du ciel ne parle pas ainsi ! ne nous maudis pas, ne nous insulte pas.

– Bon ! fit Bertha, y songez-vous ? Ne faut-il donc pas qu'ils aient raison, ceux qui nous ont surnommées les louves ? Voulez-vous que l'on dise : « Mesdemoiselles de Souday ont aimé M. Michel de la Logerie ; elles l'ont aimé toutes les deux, et, après leur avoir promis toutes deux qu'il les épouserait – car il a dû vous le promettre comme à moi – M. de la Logerie en a pris une troisième ? » Mais comprenez donc que, même pour des louves, ce serait monstrueux !

– Bertha ! Bertha !

– Si j'ai dédaigné cette épithète, comme j'ai dédaigné la vaine considération de la bienséance superficielle, continua la jeune fille toujours au comble de l'exaltation ; si j'ai raillé les convenances des salons et du monde, c'est parce que toutes deux – entendez-vous bien cela ? – nous avions le droit de marcher fièrement dans notre indépendance vertueuse et pleine d'honneur ; c'est parce que nous étions, haut dans notre conscience, que ces misérables injures étaient toujours dominées par notre mépris ; mais, aujourd'hui, je vous le déclare, ce que je dédaigne de faire pour moi, je le ferais pour vous : je tuerais cet homme s'il ne vous épousait pas, Mary ! C'est bien assez d'une honte sur le nom de notre père.

– Ce nom ne sera pas déshonoré, je te le jure, Bertha ! s'écria Mary en s'agenouillant de nouveau devant sa sœur, qui succombant enfin à la secousse, était tombée sur une chaise et tenait sa tête entre ses mains.

– Tant mieux ! ce sera une douleur de moins pour celle que vous ne verrez plus.

Puis, se tordant les bras avec un geste désespéré :

– Mon Dieu, mon Dieu, les avoir tant aimés tous deux et être forcée de les haïr !

– Non, tu ne me haïras pas, Bertha ! Ta douleur, tes larmes me font plus de mal que ta colère ; pardonne-moi. Oh ! mon Dieu, que dis-je là ? Tu vas me croire coupable, parce que j'embrasse tes genoux, parce que je te demande pardon ! Je ne le suis pas, je te le jure... Je te dirai... mais je ne veux pas que tu souffres, je ne veux pas que tu pleures... Monsieur de la Logerie, continua Mary en tournant vers Michel son visage que les larmes inondaient, monsieur de la Logerie, tout le passé n'est qu'un rêve ; le jour est venu : partez ! éloignez-vous, oubliez-moi ; partez ; partez sur-le-champ !

– Mais, encore une fois, tu n'y songes pas, Mary, dit Bertha, qui avait laissé sa sœur prendre sa main, que celle-ci couvrait de baisers et de larmes ; mais c'est impossible !

– Si, si, c'est possible, Bertha, fit Mary en adressant à sa sœur un sourire déchirant, Bertha, nous prendrons chacune un époux dont le nom défiera toutes les calomnies du monde et des méchants.

– Lequel, pauvre enfant ?

Mary éleva sa main étendue vers le ciel.

– Dieu ! dit-elle.

Bertha ne put répondre ; la douleur la suffoquait ; mais elle pressa fortement Mary sur son cœur, tandis que Michel, accablé, tombait sur un escabeau dans un angle de la pièce.

– Mais pardonne-nous ! murmurait Mary à l'oreille de sa sœur ; ne l'accable pas !... Mon Dieu, est-ce sa faute si son éducation l'avait fait si irrésolu, si timide, qu'il n'a pas eu le courage de parler alors que c'était pour lui un devoir de le faire ?...

Il y a longtemps qu'il a voulu t'avertir ; moi seule, je l'en ai empêché, j'espérais arriver à l'oublier un jour !... Hélas ! hélas ! Dieu nous a faites bien faibles contre notre cœur ! Mais, va, nous ne nous quitterons plus, chère sœur... Montre-moi tes yeux, que je les baise... Il n'y aura plus personne entre nous, jamais personne qui vienne jeter le trouble et la discorde entre deux sœurs ! Non, non, nous serons consacrées... et il y aura encore du bonheur dans notre retraite ; nous en trouverons, nous prierons pour lui, nous prierons pour lui ! Mary prononça ces dernières paroles avec un accent déchirant.

Michel, bouleversé, était venu s'agenouiller à côté d'elle, devant Bertha, qui, tout occupée de sa sœur, ne l'avait pas repoussé.

En ce moment, sur le seuil de la porte, que Bertha avait laissée toute grande ouverte, parurent des soldats, et l'officier que nous avons vu à l'auberge de Saint-Philbert s'avança au milieu de la chambre, et, posant la main sur l'épaule de Michel :

– Vous êtes M. Michel de la Logerie ? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Alors, au nom de la loi, je vous arrête.

– Grand Dieu ! s'écria Bertha, qui revenait à elle ; grand Dieu ! j'avais oublié !... Ah ! c'est moi qui le tue !... Et là-bas, là-bas, que se passe-t-il ?

– Michel, Michel, dit Mary, qui, à l'aspect du danger que courait le jeune homme, oublia ce qu'elle venait de dire à sa sœur, Michel, si tu meurs, je mourrai avec toi !

– Non, non, il ne mourra pas, je te le jure, sœur, et vous serez heureux ! Place, monsieur ! place ! continua-t-elle en s'adressant à l'officier.

– Mademoiselle, répliqua celui-ci avec une douloureuse politesse, comme vous, je ne sais pas transiger avec mes devoirs. à Saint-Philbert, vous n'étiez pour moi qu'une inconnue suspecte ; mais je ne suis pas commissaire de police et je n'avais rien à vous dire ; ici, je vous trouve en rébellion flagrante contre la loi, et je vous arrête.

– M'arrêter ! m'arrêter en ce moment ! Vous me tuerez, monsieur, vous ne m'aurez pas vivante.

Et, avant que l'officier fût revenu de sa surprise, Bertha escalada la fenêtre, sauta dans la cour et courut vers la porte.

Elle était gardée par des soldats.

En promenant ses regards autour d'elle, la jeune fille aperçut le cheval de Michel, qui, épouvanté par l'apparition des soldats et par le bruit, courait çà et là, dans la cour.

Profitant de la confiance que le lieutenant avait dans la précaution qu'il avait prise d'entourer la maison et qui l'empêchait d'user de violence pour saisir une femme, elle alla droit à l'animal, d'un bond s'assit sur la selle, et passant comme une tempête devant l'officier stupéfait, elle arriva à un endroit où le mur d'enceinte était légèrement écrêté et, de la bride et du talon, enleva si vigoureusement l'animal – qui était un excellent cheval anglais – qu'elle lui fit franchir l'obstacle qui avait encore près de cinq pieds, et le lança dans la plaine.

– Ne tirez pas ! ne tirez pas sur cette femme ! cria l'officier, qui ne regardait pas la prise comme assez importante pour que, ne pouvant l'avoir vive, il se décidât à l'arrêter morte.

Mais les soldats qui formaient un cordon autour du mur extérieur n'entendirent pas ou ne comprirent pas cet ordre, et une grêle de balles siffla autour de Bertha, que les bonds puissants du vigoureux anglais portaient rapidement du côté de Nantes.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente