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Chapitre LXXVI
Où l'on retrouve le général et où l'on voit qu'il n'était pas changé

Maître Courtin était fort ému ; au moment où le dernier des trois personnages qu'il suivait depuis Couéron avait disparu derrière la petite porte, il avait eu, comme sur la lande, en revenant d'Aigrefeuille, cette vision qui lui semblait la plus belle de toutes les visions : il avait vu scintiller devant ses yeux éblouis une pyramide de pièces de métal qui jetaient au loin d'adorables reflets fauves et brillants.

Seulement, la pyramide était du double plus grosse que celle qu'il avait aperçue la première fois ; car, nous devons l'avouer, en voyant sa proie dans son filet, la première pensée, nous devrions dire l'unique pensée de maître Courtin, fut qu'il serait un bien grand sot s'il admettait l'homme d'Aigrefeuille au partage de cette bienheureuse récompense, qu'il serait un grand maladroit s'il ne se passait pas de lui.

Il résolut donc de ne point l'avertir comme cela en avait été convenu entre eux, et d'aller sur-le-champ faire part aux autorités de la découverte qu'il venait de faire.

Cependant, il faut lui rendre cette justice, maître Courtin songea, au milieu de cet épanouissement de tous ses désirs, à son jeune maître, auquel ils allaient coûter la liberté et peut-être la vie ; seulement, il étouffa immédiatement ce remords intempestif, et, pour ne pas laisser à sa conscience le temps de jeter un second cri, il se mit à courir dans la direction de la préfecture.

Mais à peine avait-il fait vingt pas, qu'au moment où il tournait le coin de la rue du Marché, un homme qui courait aussi, mais dans un sens opposé, le heurta et le renversa contre le mur.

Maître Courtin jeta un cri, non de douleur, mais de surprise, car dans cet homme il avait reconnu M. Michel de la Logerie, qu'il croyait avoir laissé derrière la petite porte verte qu'il avait si soigneusement marquée d'une croix blanche.

Sa stupéfaction était si grande, que Michel l'eût bien certainement remarquée s'il n'eût été lui-même singulièrement préoccupé ; mais, dans le moment, tout joyeux de revoir celui qu'il prenait pour un ami, et de croire, par conséquent, qu'une aide lui arrivait :

– Dis-moi, Courtin, s'écria-t-il, tu as suivi la rue du Marché, n'est-ce pas ?

– Oui, monsieur le baron.

– Alors, tu as dû rencontrer un homme qui s'enfuyait.

– Non, monsieur le baron.

– Mais si ! mais si ! il est impossible que tu ne l'aies pas rencontré... un homme qui semblait épier.

Maître Courtin rougit jusqu'au blanc des yeux ; mais il se remit aussitôt.

– Attendez donc ! oui, au fait, reprit-il décidé à profiter de cette chance inattendue d'écarter de lui tout soupçon ; oui, devant moi marchait un homme que j'ai vu s'arrêter en face de cette porte verte que vous voyez d'ici.

– C'est bien cela ! s'écria le jeune homme tout entier à l'idée de découvrir celui qui les avait épiés. Courtin, il s'agit de me donner une preuve de ta fidélité et de ton dévouement. Il faut absolument que nous retrouvions cet homme. Par où a-t-il pris ?

– Par là, je crois, dit Courtin en indiquant, de la main, la première rue qui se trouva à portée de sa vue.

– Viens donc, et suis-moi.

Michel se mit à marcher rapidement dans la direction que lui avait indiquée Courtin.

Mais, tout en le suivant, celui-ci se prit à réfléchir.

Il avait eu un moment l'idée de laisser son jeune maître courir à son aise, de le quitter et de s'en aller tout simplement où il avait résolu d'aller ; mais il n'y eut pas songé une minute, qu'il s'applaudit de n'avoir pas suivi cette première inspiration.

La maison avait deux issues, c'était évident pour Courtin ; et, puisque Michel s'était aperçu qu'on avait épié leurs démarches, il était sûr que l'on ne s'était servi de ces deux portes que pour dérouter l'espion ; Petit-Pierre avait dû, comme Michel, sortir de la maison par la rue du Marché, au coin de laquelle il venait de rencontrer le jeune baron.

Maître Courtin retrouvait Michel ; Michel, qui probablement, à cette heure, connaissait la retraite où vivait celle qu'il aimait ; avec Michel, le maire de la Logerie était certain d'arriver au but qu'il se proposait d'atteindre, il pouvait tout manquer en brusquant les choses ; il se résigna donc à perdre le bénéfice d'un si beau coup de filet et à s'armer d'un peu de patience.

Il doubla le pas et parvint à rejoindre le jeune homme.

– Monsieur le baron, lui dit-il, c'est à moi de vous rappeler à la prudence ; le jour est venu, les rues s'emplissent de monde, tous les yeux se tournent vers vous qui courez dans la ville avec vos habits tout souillés de boue, tout trempés de rosée ; si nous rencontrions quelque agent de l'autorité, il pourrait bien trouver là matière aux soupçons, vous arrêter ; et que dirait Mme votre mère, qui a voulu que je la conduisisse jusqu'ici pour me faire ses dernières recommandations ?

– Ma mère ? Mais, à cette heure, elle me croit en mer et sur la route de Londres.

– Vous deviez donc partir ? s'écria Courtin de l'air le plus innocent du monde.

– Sans doute ; ne te l'avait-elle pas dit ?

– Non, monsieur de la Logerie, répondit le métayer en donnant à sa physionomie l'expression d'une tristesse amère et profonde ; non ; je vois bien que, malgré tout ce que j'ai fait pour vous, la baronne se méfie de moi, et ça me creuse le cœur, comme un soc de charrue creuse la terre.

– Allons, allons, il ne faut pas te désoler, mon bon Courtin ; mais c'est qu'aussi ton revirement a été si brusque, si subit, que l'on a peine à se l'expliquer ; moi-même, lorsque je pense à cette soirée où tu coupas les sangles de mon cheval, je me demande comment il se peut faire que tu sois devenu si bon, si attentif, si dévoué !

– Dame, monsieur, ça se comprend pourtant : alors, je combattais pour mes opinions politiques ; aujourd'hui qu'elles sont sauvées, aujourd'hui que je suis certain que l'on ne changera pas le gouvernement que j'aime, je ne vois plus dans les louves et dans les chouans que les amis de mon maître, et j'ai deuil de me sentir si mal récompensé.

– Eh bien, répondit Michel, je vais, moi, te donner une preuve que j'apprécie ton retour à des idées plus généreuses, et te confier un secret que tu avais déjà pressenti. Courtin, il est probable que la jeune baronne de la Logerie ne sera pas celle que, jusqu'à présent, tu as supposé devoir l'être.

– Vous n'épouseriez pas Mlle de Souday ?

– Au contraire ! Seulement, au lieu de se nommer Bertha, ma femme pourrait bien s'appeler Mary.

– Ah ! j'en serais bien aise pour vous ; car, vous le savez, j'y ai poussé tant que j'ai pu, et, si je n'ai pas fait davantage, c'est que vous ne l'avez point voulu. Ah çà ! vous l'avez vue, Mlle Mary ?

– Oui, je l'ai vue, et les quelques minutes que j'ai passées auprès d'elle auront suffi, j'espère, à assurer mon bonheur ! s'écria Michel, qui s'abandonnait à toute l'ivresse de sa joie.

Puis, continuant :

– Es-tu forcé de retourner à la Logerie aujourd'hui ? demanda-t-il à Courtin.

– Monsieur le baron doit bien penser que je ne suis ici que pour être à ses ordres, répondit le métayer.

– Bon ! eh bien, tu la verras toi-même, tu la verras, Courtin ; car, ce soir, je dois la retrouver encore.

– Où cela ?

– Où tu m'as rencontré.

– Ah ! tant mieux ! dit Courtin, dont la physionomie s'illumina d'une expression de satisfaction égale à celle que présentait en ce moment la figure de son jeune maître ; tant mieux ! vous ne sauriez croire combien je serai joyeux de vous voir enfin marié selon vos goûts et votre cœur. Ma foi, puisque votre mère consent, autant vaut que vous preniez celle que vous aimez. Voyez-vous que mes conseils étaient bons !

Et le métayer se frotta les mains comme fait un homme au comble de la joie.

– Ce brave Courtin ! répliqua Michel, qui était touché des élans sympathiques de son métayer. Où te retrouverai-je ce soir ?

– Mais où vous voudrez.

– Ne t'es-tu pas arrêté, comme moi, à l'auberge du Point du Jour ?

– Oui, monsieur le baron.

– Eh bien, nous y passerons la journée. Ce soir tu m'attendras pendant que je me rendrai auprès de Mary ; je te rejoindrai et nous partirons ensemble.

– Mais, repartit Courtin assez embarrassé de cette résolution de son jeune maître qui dérangeait tous ses projets, c'est que j'ai, moi, différentes commissions à faire dans la ville.

– Je t'accompagnerai partout ; cela m'aidera à tuer le temps, qui ne laissera pas de me sembler long d'ici à ce soir.

– Vous n'y pensez pas ! mes fonctions de maire m'obligent à me présenter dans les bureaux de la préfecture, et vous ne pouvez y venir avec moi. Non, rentrez à l'auberge, reposez-vous, et, ce soir, à dix heures, nous nous mettrons en route, vous bien joyeux probablement, et moi très heureux aussi, peut-être.

Courtin tenait à se débarrasser, quant à présent, de Michel ; depuis le matin, l'idée que la récompense promise à qui livrerait Petit-Pierre, il pouvait la gagner seul, trottait dans sa cervelle, et il était décidé à ne point quitter Nantes sans savoir à quoi s'en tenir sur le chiffre de cette récompense, sur les moyens qu'il pouvait avoir de ne la partager avec personne.

Michel comprit la valeur des raisons que lui donnait Courtin, et, jetant un coup d'œil sur ses habits tout souillés de boue, tout imprégnés de rosée, il se décida à prendre congé de lui pour rentrer à l'hôtel.

Aussitôt que son jeune maître l'eut quitté, Courtin s'achemina vers le logis du général Dermoncourt ; il donna son nom au soldat de planton, et, après quelques minutes d'attente, on l'introduisit auprès de celui qu'il désirait voir.

Le général était assez mécontent de la tournure que prenaient les choses ; il avait envoyé à Paris des plans de pacification inspirés par ceux qui avaient si bien réussi au général Hoche ; ces plans n'avaient point été approuvés ; il voyait partout l'autorité civile primant les pouvoirs que l'état de siège accordait aux fonctionnaires militaires, et sa susceptibilité de vieux soldat, froissée en même temps que ses sentiments patriotiques, le rendait profondément mécontent.

– Que veux-tu ? dit-il à Courtin en le toisant.

Courtin s'inclina le plus bas qu'il lui fut possible.

– Mon général, répondit le métayer, vous souvient-il de la foire de Montaigu ?

– Parbleu ! comme si c'était hier, et surtout de la nuit qui la suivit ! Ah ! il s'en est peu fallu que mon expédition ne réussît, et, sans un vaurien de garde qui débaucha un de mes chasseurs, j'étouffais l'insurrection dans son nid. à propos, comment l'appelais-tu, cet homme ?

– Jean Oullier, répondit Courtin.

– Qu'est-il devenu dans tout cela ?

Courtin ne put s'empêcher de pâlir.

– Il est mort, dit-il.

– C'est ce qu'il avait de mieux à faire, le pauvre diable ; et, pourtant, c'est dommage, c'était un brave !

– Si vous vous rappelez celui qui a fait avorter l'affaire, comment se fait-il, général, que vous ayez oublié celui qui vous avait fourni les renseignements ?

Le général regarda Courtin.

– Parce que Jean Oullier était un soldat, c'est-à-dire un camarade, et que ceux-là, on y pense toujours ; tandis que les autres, c'est-à-dire les espions et les traîtres, on les oublie le plus tôt qu'on le peut.

– Bien, dit Courtin ; alors, mon général, je me permettrai de venir en aide à votre mémoire et de vous dire que je suis cet homme qui vous avait indiqué la retraite de Petit-Pierre.

– Ah !... Eh bien, que veux-tu aujourd'hui ? parle et sois bref.

– Je veux vous rendre exactement le même service que je vous rendis alors.

– Ah ! oui ; mais les temps ont bien changé, mon cher ! nous ne sommes plus dans les chemins creux du pays de Retz, où l'on remarque un petit pied, une peau blanche et une voix douce, vu la rareté de toutes ces choses-là dans la contrée. Ici, tout le monde ressemble plus ou moins à une grande dame ; aussi, depuis un mois, plus de vingt drôles de ton espèce sont venus nous vendre la peau de l'ours... nos soldats sont sur les dents ; nous avons fouillé cinq ou six quartiers, et l'ours n'est pas encore mis par terre.

– Général, j'ai le droit que vous ajoutiez foi à mes renseignements, puisque, une première fois déjà, je vous ai prouvé que je n'en donnais que de sûrs.

– Au fait, dit le général à demi-voix, ce serait assez plaisant que je trouvasse tout seul ce que ce monsieur de Paris, avec toutes ses escouades de mouchards, d'espions, de rufians, de gens de haute et basse police, n'est point encore parvenu à rencontrer. Es-tu sûr de ce que tu avances ?

– Je suis sûr que, d'ici à vingt-quatre heures, je saurai ce que vous désirez savoir, la rue et le numéro.

– Viens me trouver alors.

Courtin s'arrêta.

– Quoi ? demanda le général.

– On a parlé de récompense ; et je désirerais...

– Ah ! oui, dit le général en se retournant et en regardant Courtin avec une expression de suprême mépris, j'avais oublié que, quoique fonctionnaire public, tu es de ceux qui ne négligent point le soin de leurs intérêts privés.

– Dame, général, c'est vous qui l'avez dit : nous autres, on nous oublie le plus promptement possible.

– Et c'est à l'argent qu'on vous donne de vous tenir lieu de la reconnaissance publique ; au fait, c'est logique. Ainsi, tu ne donnes pas, tu vends, tu trafiques, tu es un négociant en chair humaine, mon digne métayer ! et, aujourd'hui, jour de marché, tu es venu au marché comme les autres et avec les autres ?

– Vous l'avez dit... Oh ! ne vous gênez pas, général, les affaires sont les affaires et je n'ai pas honte d'avoir souci des miennes.

– Tant mieux ! mais je ne suis plus celui auquel il faut t'adresser. On nous a envoyé de Paris un monsieur tout spécialement chargé de conclure cette affaire-là ; c'est lui, quand tu auras ta proie, qu'il faut aller trouver pour lui en faire prendre livraison.

– Ainsi je ferai, mon général. Mais, poursuivit Courtin, si une première fois, je vous ai fidèlement renseigné, ne seriez-vous pas d'humeur à m'en donner la récompense ?

– Mon bonhomme, si tu trouves que je te doive quelque chose, je suis prêt à m'acquitter. Voyons, parle ; j'écoute.

– Cela vous sera d'autant plus facile que je ne vous demanderai pas grand-chose.

– Achève, alors.

– Dites-moi le chiffre de la somme que l'on destine à celui qui vous mettra Petit-Pierre entre les mains.

– Une cinquantaine de mille francs, peut-être... Je ne me suis pas occupé de cela, moi.

– Cinquante mille francs, s'écria Courtin en faisant un pas en arrière comme s'il eût été frappé au cœur ; mais cinquante mille francs, ce n'est guère !

– Tu as raison, et ce n'est pas la peine, à mon avis, d'être infâme pour si peu ! Mais tu diras cela à ceux que la chose regarde. Quant à nous, nous sommes quittes, n'est-ce pas ? Débarrasse-moi donc de ta présence. Adieu !

Et le général, reprenant le travail qu'il avait interrompu pour recevoir Courtin, ne parut pas s'inquiéter le moins du monde des salutations à l'aide desquelles le maire de la Logerie cherchait à opérer convenablement sa retraite.

Ce dernier sortit de moitié moins satisfait qu'il ne l'était en entrant.

Il ne doutait pas que le général ne sût parfaitement à quoi s'en tenir sur le chiffre de la somme fixée comme prix de la trahison, et il ne pouvait concilier ce qu'il venait d'entendre avec ce que l'individu d'Aigrefeuille lui avait dit, qu'en se figurant que cet individu était l'homme même que le gouvernement avait expédié de Paris. Il renonça complètement à l'idée d'agir sans lui, et, tout en se promettant de prendre ses sûretés, il résolut de le mettre le plus tôt possible au courant de ce qui s'était passé.

Jusque-là, cet homme était toujours venu à Courtin, qui n'avait jamais eu besoin de l'appeler. Mais le métayer avait reçu de son associé une adresse, à laquelle il devait écrire, dans le cas où il aurait quelque chose d'important à lui annoncer.

Courtin n'écrivit point ; il alla lui-même. Avec quelque peine, il finit par découvrir, dans le quartier le plus infâme de la ville, au fond d'un cul-de-sac boueux et humide, peuplé de maisons sordides, garni d'échoppes de revendeurs de chiffons et de vieux habits, une petite boutique, où, suivant la recommandation qui lui en avait été faite, ayant demandé M. Hyacinthe, on le fit monter à une sorte d'échelle, et on l'introduisit dans un petit appartement plus propre qu'il n'était permis de l'espérer d'après l'extérieur de ce taudis. Maître Courtin trouva là son homme d'Aigrefeuille, qui le reçut bien mieux que le général ne l'avait fait, et avec lequel il eut une longue conférence.

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