Les louves de Machecoul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXVII
Où les secours arrivent d'où on ne les attendait guère

Pendant la semaine qui venait de s'écouler, maître Courtin s'était tenu très prudemment coi et tranquille derrière les murailles de sa métairie de la Logerie.

Comme tous les diplomates, maître Courtin n'avait pas la guerre en grande estime ; il calculait avec raison que le temps des coups de sabre et des coups de fusil passerait promptement, et il ne songeait qu'à se tenir frais et gaillard, pour le moment où il pourrait être utile à la cause et à lui-même, selon les petits moyens que la nature lui avait octroyés.

Puis il n'était pas sans inquiétude, le prévoyant métayer, sur les conséquences que pouvait avoir pour lui le rôle qu'il avait joué dans l'arrestation de Jean Oullier et dans la mort de Bonneville, et, au moment où toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les vengeances tenaient la campagne armée de bons fusils, il trouvait sage de ne pas se placer follement sur leur chemin.

Il n'était pas jusqu'à son jeune maître, le baron Michel, si inoffensif qu'il l'eût connu, que maître Courtin ne craignît de rencontrer, depuis qu'un certain soir il avait coupé la sangle de son cheval ; aussi, dès le lendemain de cette équipée, pensant que le meilleur moyen pour ne pas se faire tuer était de paraître à moitié mort, il s'était blotti entre ses draps en faisant annoncer, par sa servante, à ses voisins et à ses administrés, qu'une fièvre des plus malignes et du genre de celle qui avait enlevé le pauvre Tinguy, le mettait à deux doigts du tombeau.

Madame de la Logerie, dans l'accablement où la plongeait la fuite de Michel, avait deux fois fait demander son métayer ; mais le mal avait paralysé la bonne volonté de Courtin, si bien que ce fut la fière baronne qui, cédant à son inquiétude, se rendit au logis du paysan.

Elle avait entendu dire que Michel avait été fait prisonnier.

Elle partait pour Nantes et elle allait employer tout son crédit pour faire rendre son fils à la liberté, et toute son autorité de mère pour l'entraîner loin de ce malheureux pays.

En aucun cas, elle ne reviendrait à la Logerie, dont le séjour lui semblait dangereux en raison du conflit qui se préparait, et c'était pour recommander à Courtin de veiller sur son habitation qu'elle avait désiré le voir.

Courtin lui promit de se montrer digne de sa confiance, mais d'une voix si triste et si dolente, que la baronne, au milieu de ses inquiétudes personnelles, quitta la métairie avec un cœur rempli de commisération pour le pauvre diable.

Puis étaient venus les combats du Chêne et de la Pénissière.

Le jour où ces combats avaient eu lieu, le bruit de la fusillade, qui arrivait jusqu'au métayer, lui donna des redoublements inquiétants.

Mais, en revanche, lorsqu'il apprit l'issue de ces deux combats, il se leva parfaitement guéri.

Le lendemain, il se sentait si fort son aise, que, malgré les représentations de sa servante, il voulut se rendre à Montaigu, son chef-lieu, pour prendre les ordres de M. le sous-préfet, relativement à la conduite qu'il devait tenir.

Le vautour sentait l'odeur du carnage, et voulait sa petite part de la curée.

à Montaigu, maître Courtin apprit qu'il avait fait un voyage inutile. Le département venait d'être placé sous la direction de l'autorité militaire. Le sous-préfet l'engagea donc à aller chercher des instructions à Aigrefeuille, auprès du général, qui s'y trouvait en ce moment.

Dermoncourt, tout préoccupé du mouvement de ses colonnes, et, en sa qualité de brave et loyal militaire, se sentant peu de sympathie pour les hommes du caractère de Courtin, reçut d'un air fort distrait les dénonciations que celui-ci se croyait obligé de transmettre sous prétexte de renseignements, et se montra vis-à-vis de lui d'une froideur qui glaça le maire de la Logerie.

Il accepta, cependant, la proposition que lui fit Courtin de placer une garnison dans le château, dont la position lui semblait excellente pour tenir en bride le pays, entre Machecoul et Saint-Colombin.

Le Ciel devait un dédommagement au métayer pour la médiocre sympathie que lui avait témoignée le général.

Ce dédommagement, il ne tarda point, dans sa justice, à le lui octroyer.

En sortant de la maison qui servait de quartier général, maître Courtin fut abordé par un personnage qu'il avait la conscience de n'avoir jamais rencontré jusqu'alors, et qui cependant se montra vis-à-vis de lui d'une politesse on ne peut plus parfaite et d'une obligeance tout à fait touchante.

Ce personnage était un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'habits noirs, dont la coupe se rapprochait assez de celle des vêtements ecclésiastiques à la ville ; son front était bas, son nez recourbé comme un bec d'oiseau de proie. Ses lèvres étaient minces et, malgré leur exiguïté, fortement saillantes par suite d'une disposition particulière de la mâchoire ; son menton pointu s'avançait à angle plus qu'aigu ; ses cheveux, d'un noir plombé, étaient collés le long de ses tempes ; ses yeux gris et souvent voilés semblaient voir à travers des paupières clignotantes. C'était la physionomie d'un jésuite greffée sur la face d'un Juif.

Quelques mots dits à Courtin par l'inconnu semblèrent avoir raison de la méfiance avec laquelle il avait accueilli des prévenances qui lui avaient tout d'abord paru fort suspectes ; il accepta de bonne grâce le dîner que celui-ci lui offrit à l'Hôtel Saint-Pierre, et, après deux heures passées en tête à tête dans la chambre où l'individu dont nous avons tracé le portrait avait fait dresser la table, une sympathie mutuelle avait si bien opéré, qu'ils se traitaient, Courtin et lui, comme de vieux amis, qu'ils échangèrent, en se quittant, de nombreuses poignées de main, et qu'en donnant le premier coup d'éperon à son bidet, le maire de la Logerie renouvela à l'inconnu la promesse qu'il ne resterait pas longtemps sans avoir de ses nouvelles.

Vers neuf heures du soir, maître Courtin cheminait, la tête de sa monture tournée du côté de la Logerie et la croupe du côté d'Aigrefeuille ; il semblait tout joyeux et tout allègre et faisait voler de droite à gauche et de gauche à droite, sur les flancs de son petit cheval, son bâton à manche de cuir, avec une aisance et une crânerie qui n'étaient pas dans ses habitudes.

Le cerveau de maître Courtin était évidemment farci d'idées couleur de rose ; il songeait d'abord que, le lendemain, en s'éveillant, il aurait, à une portée de fusil de sa métairie, une cinquantaine de bons petits soldats, dont le voisinage le laissait sans inquiétude, non seulement sur les conséquences de ce qu'il avait fait, mais encore sur les suites de ce qu'il voulait faire : il pensait qu'en sa qualité de maire, il pourrait peut-être disposer de ces cinquante baïonnettes selon les exigences de ses petites inimitiés.

Cela flattait à la fois sa haine et son amour-propre.

Mais, si séduisante que fût cette perspective d'une garde prétorienne pouvant, avec un peu d'adresse, devenir la sienne, elle n'eût cependant pas suffi à communiquer à maître Courtin, homme positif s'il en fût jamais, une satisfaction aussi expansive.

L'inconnu avait, sans aucun doute, fait briller à ses yeux tout autre chose que le pailletage d'une gloire éphémère ; car ce n'était ni plus ni moins que des monceaux d'or et d'argent que maître Courtin entrevoyait dans les brouillards de l'avenir et vers lesquels il étendait la main par un mouvement machinal et avec un sourire rempli de convoitise.

Sous l'empire de ces agréables hallucinations, alourdi par les fumées du vin que l'inconnu lui avait versé sans parcimonie, maître Courtin se laissa aller à une douce somnolence ; son corps ballottait à droite et à gauche, suivant les caprices de l'amble de son bidet ; si bien que, le pied de celui-ci ayant rencontré une pierre, maître Courtin tomba en avant et demeura le corps plié en deux et appuyé sur le pommeau de la selle.

La situation était gênante, et cependant maître Courtin n'avait garde d'en sortir ; il faisait en ce moment un rêve si délicieux, que, pour rien au monde, il n'eût voulu le voir finir, en s'éveillant.

Il lui semblait qu'il rencontrait son jeune maître, et que celui-ci, étendant la main sur le domaine de la Logerie, lui disait :

« Tout ceci est à toi ! »

Le présent était encore bien plus considérable qu'il ne le semblait tout d'abord, et Courtin y trouvait la source de richesses prodigieuses.

Les pommiers du verger étaient chargés de fruits d'or et d'argent, et toutes les gaules du pays, mises en réquisition, ne suffisaient pas pour empêcher les branches de plier et de rompre sous le faix.

Les buissons d'églantiers, les aubépines portaient, au milieu de leurs baies rouges et noires, des pierres de toutes les couleurs qui étincelaient au soleil comme autant d'escarboucles, et il y en avait tant et tant, que, bien qu'il fût convaincu que c'étaient des pierres précieuses, maître Courtin n'éprouvait pas trop de contrariété en apercevant un petit picoreur qui en avait rempli ses poches.

Le métayer entrait dans son étable.

Il trouvait dans cette étable une file de vaches grasses qui s'étendait à perte de vue ; si loin, si loin, que celle qui était le plus près de la porte lui semblait avoir la taille d'un éléphant, la dernière ne lui paraissant pas plus grosse qu'un ciron.

Sous chacune des vaches, il y avait des jeunes filles occupées à les traire.

Les deux premières de ces jeunes filles ressemblaient trait pour trait aux deux louves, aux deux filles du marquis de Souday.

Sous leurs doigts et du pis monstrueux des deux premières vaches, ruisselait un liquide alternativement blanc et jaune, mais toujours brillant comme des métaux en fusion.

En tombant dans le seau de cuivre que chacune des deux jeunes filles tendait au-dessous des immenses mamelles, il produisait cette musique, si douce à l'oreille, des pièces d'or et d'argent qui s'empilent les unes au-dessus des autres.

En regardant dans ces seaux, l'heureux métayer vit qu'ils étaient à moitié pleins de ces précieuses médailles à toutes les effigies.

Il étendait, pour les saisir, des mains avides et frémissantes lorsqu'une violente secousse accompagnée d'un cri de prière et d'angoisse vint l'arracher à ces douces illusions.

Courtin ouvrit les yeux et aperçut dans l'ombre une paysanne qui, les vêtements en désordre, les cheveux épars, tendait vers lui des mains suppliantes.

– Que voulez-vous ? cria maître Courtin à la paysanne, en prenant sa voix de basse et en donnant à son bâton une position menaçante.

– Que vous veniez à mon aide, mon brave homme ; je vous le demande au nom du bon Dieu !

En entendant implorer sa pitié, en acquérant la certitude qu'il n'avait affaire qu'à une femme, maître Courtin, qui avait d'abord roulé autour de lui des yeux effarés, se rasséréna complètement.

– C'est un délit que vous commettez là, ma chère : on n'arrête point les gens sur la route, comme vous venez de le faire, pour leur demander l'aumône.

– L'aumône ! qui vous parle d'aumône ? repartit l'inconnue d'une voix dont la distinction et le ton de hauteur frappèrent Courtin ; je veux que vous m'aidiez à secourir un malheureux qui va mourir de fatigue et de froid ; je veux que vous me prêtiez votre cheval pour le transporter dans quelque métairie du voisinage.

– Et quel est celui qu'il s'agit de secourir ?

– Vous me paraissez par votre costume appartenir à nos campagnes. Je n'hésite donc pas à vous dire, car je suis sûre que, quand bien même vous ne partageriez pas nos opinions, vous ne sauriez me trahir : c'est un officier royaliste.

Le son de la voix de l'inconnue excitait vivement la curiosité de Courtin ; il se penchait sur l'encolure de son bidet pour tâcher de reconnaître la personne à qui cette voix appartenait, mais sans pouvoir y réussir.

– Et qui êtes-vous donc vous-même ? demanda-t-il.

– Que vous importe ?

– Pourquoi voulez-vous que je prête mon cheval à des gens que je ne connais pas ?...

– Décidément, je ne suis pas heureuse ! Votre réponse me prouve que j'ai eu tort de vous parler comme à un ami ou comme à un ennemi loyal... Je vois bien qu'il faut employer un autre système. Vous allez me donner votre cheval à l'instant.

– Vraiment !

– Vous avez deux minutes pour vous décider.

– Et si je refuse ?

– Je vous jais sauter la cervelle, continua la paysanne en dirigeant vers maître Courtin le canon d'un pistolet, et en faisant claquer la batterie de façon à lui prouver qu'il ne fallait qu'une minute pour que l'exécution suivît la menace.

– Ah ! bon ! je vous reconnais à présent ! dit Courtin ; vous êtes mademoiselle de Souday.

Et, sans laisser son interlocutrice insister davantage, le maire de la Logerie descendit de sa monture.

– Bien ! reprit Bertha – car c'était elle – maintenant, dites-moi votre nom, et, demain, le cheval sera reconduit à votre porte.

– Il n'en est pas besoin, car je vais vous aider.

– Vous ! et pourquoi ce changement ?

– Parce que je devine que la personne que vous me demandiez de secourir est le propriétaire de ma métairie.

– Son nom ?

– M. Michel de la Logerie.

– Ah ! vous êtes un de ses tenanciers. Bon ! nous aurons maison pour asile.

– Mais, balbutia Courtin, qui n'était rien moins que rassuré à l'idée de se retrouver en présence du jeune baron, et surtout en songeant que, lorsque celui-ci serait avec Bertha sous son toit, Jean Oullier ne pouvait manquer d'y venir ; mais c'est que je suis maire, et...

– Vous craignez de vous compromettre pour votre maître ! fit Bertha avec l'accent d'un profond mépris.

– Oh ! non pas ; je donnerais mon sang pour le jeune homme ; mais nous allons avoir, au château même de la Logerie, une forte garnison de soldats.

– Tant mieux ! on ne soupçonnera pas que des Vendéens, des insurgés aient cherché asile si près d'eux.

– Mais il me semble, toujours dans l'intérêt de M. le baron, que Jean Oullier pourrait vous découvrir une retraite plus sûre que ma maison, où les soldats vont aller et venir du matin au soir.

– Hélas ! tout l'attachement du pauvre Jean Oullier sera probablement inutile à ses amis désormais.

– Comment cela ?

– Nous avons entendu, dans la matinée, une vive fusillade sur la lande ; nous n'avons pas bougé, comme il nous l'avait recommandé ; mais c'est en vain que nous l'avons attendu ! Jean Oullier est mort ou prisonnier, car il n'est pas de ceux qui abandonnent leurs amis.

S'il eût fait jour, il eût été difficile à Courtin de dissimuler la joie que cette nouvelle, qui le débarrassait de ses plus vives inquiétudes, venait de lui causer. Mais, s'il n'était pas maître de sa physionomie, il le fut de ses paroles, et il répondit à ces mots, que Bertha avait prononcés d'une voix émue, par une interjection si lamentable, qu'elle raccommoda un peu la jeune fille avec lui.

– Marchons plus vite, dit Bertha.

– Je le veux bien... Mais comme cela sent le brûlé ici !

– Oui, on a mis le feu à la bruyère.

– Ah ! Et comment M. le baron n'a-t-il pas été brûlé ? Car c'est du côté où il est qu'a dû s'étendre l'incendie.

– Jean Oullier nous avait mis au milieu des joncs de l'étang de Fréneuse.

– Ah ! c'est donc cela que tout à l'heure, lorsque je vous ai prise par le bras, pour vous empêcher de choir, je vous ai sentie toute trempée ?

– Oui ; voyant que Jean Oullier ne revenait pas, j'ai traversé l'étang pour aller chercher du secours ; ne rencontrant personne, j'ai placé Michel sur mes épaules, et je l'ai transporté sur l'autre rive. J'espérais pouvoir le porter ainsi jusqu'à la première maison ; mais je n'en ai pas eu la force ; j'ai été obligée de le déposer au milieu de la bruyère, et de retourner seule sur la route ; il y a vingt-quatre heures que nous n'avons mangé.

– Oh ! vous êtes une crâne fillette, dit Courtin, qui, dans l'incertitude où il était sur la façon dont il serait accueilli par son jeune maître, n'était pas fâché de se concilier les bonnes grâces de Bertha. à la bonne heure ! voilà, pour des temps comme ceux dans lesquels nous vivons, la ménagère qu'il fallait à M. le baron.

– N'est-ce pas mon devoir de donner ma vie pour lui ? demanda Bertha.

– Oui, dit Courtin avec emphase, et ce devoir-là, personne ne l'entend comme vous, je suis prêt à en jurer devant Dieu ! Mais calmez-vous et ne marchez pas si vite.

– Si, car il souffre ! si, car il m'appelle, en supposant toutefois qu'il soit sorti de son évanouissement.

– Il était évanoui ? s'écria Courtin, qui voyait dans ce détail la possibilité pour lui d'échapper à une explication immédiate.

– Sans doute, le pauvre enfant ! songez donc qu'il est blessé.

– Ah ! mon Dieu !

– Songez donc que, depuis vingt-quatre heures, lui si faible, si délicat, il n'a pu recevoir que des soins impuissants pour ainsi dire.

– Ah ! juste ciel !

– Songez donc qu'il a reçu toute la journée les rayons d'un soleil brûlant au milieu de ces roseaux ; songez que, ce soir, malgré mes précautions, le brouillard a mouillé ses habits, le froid l'a saisi !

– Jésus Seigneur !

– Ah ! s'il lui arrivait malheur, toute ma vie j'expierais ma faute de l'avoir exposé à des dangers pour lesquels il était si peu fait ! s'écria Bertha, dont toute la passion politique s'était effacée devant les douleurs d'amante que lui causaient les souffrances de Michel.

Quant à Courtin, la certitude donnée par la jeune fille que Michel était dans un état qui ne devait pas lui permettre de parler semblait avoir doublé la longueur de ses jambes.

Bertha n'avait plus à stimuler son zèle ; il marchait à sa hauteur et, avec une vigueur qu'il n'avait pas eue jusqu'alors, il tirait par la bride le bidet, récalcitrant à cheminer sur ce sol brûlant.

Débarrassé à tout jamais de Jean Oullier, Courtin croyait facile de se ménager de telles excuses vis-à-vis de son jeune maître, que le raccommodement irait tout seul ! Bientôt Bertha et Courtin arrivèrent à l'endroit où la jeune fille avait laissé Michel. Le jeune homme, le dos appuyé contre une pierre, la tête inclinée sur la poitrine, sans être positivement évanoui, se trouvait sous le coup de cette prostration absolue qui ne laisse arriver aux sens qu'une perception confuse de ce qui se passe ; il ne fit pas la moindre attention à Courtin, et, lorsque celui-ci, aidé par Bertha, l'eut hissé sur le cheval, il serra la main du maire de la Logerie, comme il serrait celle de Bertha, sans savoir ce qu'il faisait.

Courtin et Bertha se placèrent de chaque côté du bidet et soutinrent Michel, dont, sans ce secours, le corps fût tombé à droite ou à gauche.

On arriva à la Logerie ; Courtin réveilla sa servante, sur laquelle on pouvait compter, assura-t-il, comme sur toutes les paysannes du Bocage ; il prit à son propre lit l'unique matelas de la maison, et installa le jeune homme dans une espèce de soupente, au-dessus de sa chambre, et cela, avec tant de zèle, d'abnégation et de protestations d'intérêt, que Bertha finit par regretter le jugement qu'elle avait tout d'abord porté sur Courtin en l'abordant sur la route.

Lorsque la blessure de Michel eut été pansée, lorsqu'il reposa dans le lit qu'on lui avait improvisé, Bertha alla dans la chambre de la servante prendre à son tour un peu de repos.

Resté seul, maître Courtin se frotta joyeusement les mains ; la soirée était bonne.

La violence ne lui avait point réussi jusqu'alors ; et il pensait que la douceur aurait plus de succès. Il avait fait mieux que pénétrer dans le camp ennemi, il avait établi le camp ennemi dans sa propre maison, et tout lui faisait espérer qu'il arriverait à surprendre les secrets des blancs, et surtout ceux qui concernaient Petit-Pierre.

Il repassa dans sa cervelle les recommandations que lui avait faites l'inconnu à Aigrefeuille, et dont la principale était de l'avertir directement, s'il parvenait à découvrir la retraite de l'héroïne de la Vendée, et de ne rien communiquer aux généraux, gens peu curieux des finesses de la diplomatie et tout à fait au-dessous des grandes machinations de l'ordre politique.

Par Michel et par Bertha, il semblait possible à Courtin d'arriver à connaître l'asile de Madame ; il commença à croire que les songes n'étaient pas toujours des mensonges, et que, grâce aux deux jeunes gens, le puits d'or, d'argent, de pierreries, les ruisseaux de fait monnayé pourraient bien devenir une réalité.

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