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Chapitre LIII
Où il est expliqué comment et pourquoi le baron Michel avait pris le parti d'aller à Nantes

Nous avons annoncé que Michel avait quitté la Banlœuvre ; mais nous ne nous sommes point suffisamment appesanti, ce nous semble, sur les causes de cette fugue et les circonstances qui l'avaient accompagnée.

Pour la première fois de sa vie, Michel avait agi de ruse et avait montré quelque duplicité.

Sous le coup de l'émotion profonde qu'avaient produite sur lui les paroles de Petit-Pierre, en voyant s'évanouir, par la déclaration inattendue de Mary, les espérances qu'il avait si complaisamment caressées chez maître Jacques, il était resté anéanti.

Il comprenait que le penchant que Bertha avait si librement manifesté pour lui le séparait de Mary mieux que ne l'eût pu faire l'aversion de cette dernière. Il se reprochait de l'avoir encouragé par son silence et par sa sotte timidité ; mais il avait beau se gourmander lui-même, il ne trouvait pas dans son âme la force nécessaire pour couper court à un imbroglio qui le frappait dans une affection plus chère pour lui que la vie. Il n'avait point au cœur cette résolution qui peut amener une explication franche et catégorique, et il regardait comme chose tout à fait impossible de dire à cette belle jeune fille, à l'intervention de laquelle il avait peut-être dû la vie, quelques heures auparavant :

« Mademoiselle, ce n'est pas vous que j'aime. »

Aussi, et bien que, pendant cette même soirée, les occasions ne lui eussent pas manqué d'ouvrir son cœur à Bertha, – qui, très inquiète d'une blessure que, pour son compte, elle eût vue sans sourciller, toute femme qu'elle était, voulut la panser elle-même, – resta-t-il dans cette situation dont chaque minute augmentait la difficulté.

Il chercha bien à parler à Mary ; mais Mary mettait à l'éviter autant de soin qu'il en apportait à s'approcher d'elle, et il dut renoncer à en faire son intermédiaire, comme il y avait pensé un moment.

D'ailleurs, ces fatales paroles : « Je ne vous aime pas ! » bourdonnaient incessamment comme un glas funèbre à ses oreilles.

Il profita donc d'un instant où personne, pas même Bertha, n'avait les yeux sur lui pour se retirer, ou plutôt s'enfuir dans sa chambre.

Il se jeta Sur le lit de paille que Bertha, de ses blanches mains, avait préparé pour lui ; mais, la tête de plus en plus en feu, le cœur de plus en plus bouleversé, il se releva bientôt, appuya sur son visage brûlant une serviette trempée d'eau, et, maintenant cette serviette comme un rafraîchissant, il songea à profiter de son insomnie pour se mettre à la poursuite d'une idée.

Après un travail d'imagination qui ne dura pas moins de trois quarts d'heure, cette idée lui vint.

Ce fut que ce qui ne saurait se dire de vive voix pouvait s'écrire, et Michel avait pensé que ce procédé serait tout à fait à la hauteur de la détermination de son caractère.

Mais, pour y trouver quelque avantage, il était nécessaire de ne pas assister à la lecture de la lettre qui révélerait à Bertha le secret du cœur du jeune homme.

Non-seulement les gens timides n'aiment point à rougir, mais encore ils ont peur de faire rougir les autres.

La conséquence des réflexions de Michel fut donc qu'il s'éloignerait de la Banlœuvre, momentanément, bien entendu, car, une fois que la position serait nettement dessinée, une fois que le terrain serait déblayé autour de Mary, rien n'empêcherait plus le baron de revenir prendre sa place auprès de celle qu'il aimait.

Pourquoi, d'ailleurs, le marquis de Souday, qui lui avait accordé la main de Bertha, lui refuserait-il celle de Mary lorsqu'il apprendrait que c'était Mary, et non Bertha, qu'aimait le protégé de Petit-Pierre ?

Il n'y avait aucune raison qui pût motiver ce refus.

Très-encouragé par cette perspective, Michel avait donc, avec une profonde ingratitude, jeté loin de lui la serviette à laquelle il devait peut-être – grâce au calme que sa fraîcheur avait ramené dans son cerveau – la bonne idée qu'il allait mettre à exécution ; il était descendu dans la cour de la métairie et avait commencé de lever les barres de la porte charretière.

Mais, au moment où, après avoir enlevé et déposé le long du mur la première de ces barres, il faisait jouer la seconde, il avait aperçu, sous un hangar situé à droite de cette porte, un tas de paille qui s'agitait, et, de ce tas de paille, il avait vu sortir une tête qu'il reconnut pour celle de Jean Oullier.

– Peste ! lui dit celui-ci avec son accent le plus bourru, vous êtes matinal, monsieur Michel !

Et en effet, au même instant, deux heures sonnaient à l'église du village voisin.

– Avez-vous donc, continua Jean Oullier, quelque message à remplir ?

– Non, répondit le jeune baron, car il lui semblait que l'œil du Vendéen perçait dans les plus profonds replis de son âme ; non, mais j'ai un grand mal de tête, et je voulais voir si l'air de la nuit ne le calmerait pas.

– Voyez... mais je vous préviens que nous avons des sentinelles au-dehors, et que, si vous n'êtes pas muni du mot d'ordre, il pourra bien vous arriver malheur.

– à moi ?

– Dame, à vous comme à un autre : à dix pas, vous comprenez bien, on ne verra pas que vous êtes le maître de la maison.

– Mais ce mot d'ordre, vous le connaissez, monsieur Jean ?

– Sans doute.

– Dites-le-moi.

Jean Oullier secoua la tête.

– C'est le marquis de Souday que cela regarde : montez à sa chambre ; dites-lui que vous voulez sortir ; que, pour sortir, vous avez besoin du mot d'ordre, et il vous le dira... s'il juge à propos de vous le dire.

Michel n'avait garde d'employer ce moyen, et il était resté la main sur la seconde barre.

Quant à Jean Oullier, il s'était renfoncé dans sa paille.

Michel, tout décontenancé, alla s'asseoir sur une auge renversée qui faisait banc à la porte intérieure de la cour de la métairie.

Là, il eut le loisir de continuer ses méditations ; car, si le tas de paille ne bougeait plus, il semblait à Michel qu'une ouverture s'était faite dans son milieu le plus compact et que, dans ce vide, il voyait reluire quelque chose qui devait être l'œil de Jean Oullier.

Or, il n'y avait point à espérer de tromper l'œil de ce nouveau chien de garde.

Heureusement, nous l'avons dit, les méditations étaient singulièrement profitables à Michel.

Il s'agissait de trouver un prétexte pour quitter convenablement la Banlœuvre.

Ce prétexte, Michel le cherchait encore lorsque les premiers rayons du jour s'allumèrent à l'horizon, vinrent dorer le toit de chaume de la métairie, et colorer de leurs reflets d'opale les carreaux de ses étroites fenêtres.

Peu à peu, la vie se faisait autour de Michel ; on entendait les bœufs mugir pour appeler leur provende ; les moutons, impatients d'aller aux champs, bêlaient en passant leurs mufles gris à travers les barreaux de la porte à claire-voie de leur bergerie ; la poule descendait de son perchoir, et s'étirait en gloussant sur le fumier qui jonchait le sol ; les pigeons sortaient du colombier et gagnaient le toit pour y roucouler leur hymne éternel d'amour, tandis que les canards, plus prosaïques, rangés en une longue file devant la porte charretière, remplissaient l'air de leurs sons discordants, sons destinés, selon toute probabilité, à exprimer leur surprise de voir cette porte si bien close lorsqu'ils étaient si pressés d'aller barboter dans la mare.

à ces différents bruits, formant le concert matinal d'une ferme bien organisée, une fenêtre située juste au-dessus du banc où Michel était assis, s'ouvrit doucement, et la tête de Petit-Pierre parut à cette fenêtre.

Mais Petit-Pierre n'aperçut pas Michel ; il avait les yeux au ciel et semblait complètement absorbé, soit par ses pensées intérieures, soit par la grandeur du spectacle que lui offrait l'horizon.

Tout œil, en effet, et surtout celui d'une princesse, peu habitué à voir se lever le soleil, eût été ébloui par les jets de flamme que le roi du jour envoyait dans la plaine, où ils faisaient scintiller, comme des milliers de pierres précieuses, les feuilles humides et tremblantes des arbres de la forêt, tandis qu'une main invisible enlevait doucement le voile de vapeurs étendu sur la vallée en découvrant une à une, comme fait une vierge pudibonde, ses beautés, ses grâces, ses splendeurs.

Pendant quelque temps, Petit-Pierre s'abandonna à la contemplation de ce magique tableau, puis, appuyant sa tête sur sa main, il murmura avec mélancolie :

– Hélas ! dans le dénûment de cette pauvre maison, ceux qui l'habitent sont cependant plus heureux que moi !

Cette phrase fut le coup de baguette magique qui éclaira le cerveau du jeune baron et y fit luire l'idée ou plutôt le prétexte qu'il avait inutilement cherché pendant deux heures.

Il se tint coi le long du mur, où il s'était collé, au bruit qu'avait fait la fenêtre en s'ouvrant, et il ne se détacha de la muraille que lorsque le bruit qu'elle fit en se refermant lui indiqua qu'il pouvait quitter sa place sans être vu.

Il alla droit au hangar.

– Monsieur, dit-il à Jean Oullier, Petit-Pierre vient de se mettre à la fenêtre.

– Je l'ai vu, dit le Vendéen.

– Il a parlé ; avez-vous entendu ce qu'il disait ?

– Cela ne me regardait pas, et, par conséquent, je n'ai point écouté.

– Plus rapproché que j'étais de lui, j'ai entendu, moi, sans le vouloir.

– Eh bien ?

– Eh bien, notre hôte trouve sa demeure malplaisante et incommode ; en effet, elle manque de ce que ses habitudes aristocratiques font pour lui des objets de première nécessité. Ne pouvez-vous – moi vous donnant l'argent, bien entendu, – vous charger de lui procurer ces objets ?

– Et où cela, s'il vous plaît ?

– Dame, au bourg ou à la ville la plus proche, à Légé ou à Machecoul.

Jean Oullier secoua la tête.

– Impossible, dit-il.

– Et pourquoi cela ? demanda Michel.

– Parce que acheter en ce moment des objets de luxe dans les endroits que vous me désignez, où pas un geste de certaines gens n'est perdu, ce serait éveiller de dangereux soupçons.

– Ne pourriez-vous donc, alors, pousser jusqu'à Nantes ? demanda Michel.

– Non pas, répondit sèchement Jean Oullier ; la leçon que j'ai reçue à Montaigu m'a rendu prudent, et je ne quitterai pas mon poste ; mais, continua-t-il avec un accent légèrement railleur, vous qui avez besoin de prendre l'air pour guérir votre mal de tête, que n'y allez-vous, à Nantes ?

En voyant sa ruse couronnée d'un si grand succès, Michel se sentit rougir jusqu'au blanc des yeux ; et cependant il tremblait en approchant du moment où il allait mettre cette ruse à exécution.

– Vous avez peut-être raison, balbutia-t-il ; mais, moi aussi, j'ai peur.

– Bon ! un brave comme vous ne doit rien redouter, dit Jean Oullier en secouant sa couverture, en se dégageant de sa paille et en se dirigeant vers la porte, comme pour ne pas laisser au jeune homme le temps de réfléchir.

– Mais alors..., dit Michel.

– Quoi encore ? demanda Jean Oullier impatient.

– Vous vous chargerez de dire les motifs de mon départ à M. le marquis, et de présenter mes excuses à...

– Mademoiselle Bertha ? dit Jean Oullier d'un ton ironique. Soyez tranquille.

– Je reviendrai demain, dit Michel en franchissant le seuil.

– Oh ! ne vous gênez pas, prenez votre temps, monsieur le baron. Si ce n'est pas demain, ce sera après-demain, continua Jean Oullier en refermant la lourde porte derrière le jeune homme.

Le bruit de la porte qui se rebarricadait derrière lui serra douloureusement le cœur de Michel ; il songea moins aux difficultés de la position qu'il voulait fuir qu'à sa séparation d'avec celle qu'il aimait.

Il lui sembla que cette porte à moitié vermoulue était de bronze, et qu'à l'avenir il la rencontrerait toujours entre la douce figure de Mary et lui.

Alors, au lieu de s'éloigner, comme à l'intérieur il s'était assis sur l'auge, à l'extérieur il s'assit sur le revers du chemin, et se mit à pleurer. Il y eut un moment où, s'il n'eût pas craint de subir les railleries de Jean Oullier, sur la malveillance duquel, malgré son inexpérience, il ne pouvait se méprendre, il eût heurté à cette porte et fût rentré, pour revoir au moins une fois encore sa douce Mary ; mais un mouvement, nous allions dire de fausse honte, disons mieux, de vraie honte, le retint, et il s'éloigna sans trop savoir de quel côté il allait diriger ses pas.

Comme il suivait la route de Légé, un bruit de roues lui fit tourner la tête ; il aperçut la diligence qui allait des Sables-d'Olonne à Nantes ; elle se dirigeait sur lui. Michel sentit que ses forces, épuisées par la perte de son sang, si légère que fût la blessure par laquelle il avait coulé, ne lui permettraient pas de fournir une longue marche.

La vue de cette voiture fixa ses irrésolutions ; il la fit arrêter, monta dans un de ses compartiments, et, quelques heures après, il était à Nantes.

Ce fut arrivé là qu'il sentit douloureusement les tristesses de sa situation.

Habitué dès son enfance à vivre de la vie des autres, à obéir à des volontés qui n'étaient pas les siennes ; maintenu dans cette servitude morale par la substitution même qui venait de s'opérer dans son adolescence ; n'ayant, pour ainsi dire, fait que changer de maître en abandonnant sa mère pour suivre la femme qu'il aimait, la liberté était pour lui si nouvelle, qu'il n'en ressentait pas les charmes, tandis qu'au contraire son isolement lui était devenu odieux.

Pour les cœurs profondément blessés, il n'est point de solitude plus cruelle que celle qu'ils trouvent au sein des villes ; plus la ville est vaste et peuplée, plus la solitude est grande ; l'isolement au milieu de la foule, le rapprochement de la joie ou de l'indifférence de ceux qu'ils rencontrent avec la tristesse et l'angoisse qu'ils ressentent, les accablent et les navrent.

Ce fut ce qui arriva à Michel.

En se voyant presque malgré lui en route pour Nantes, il avait espéré qu'il trouverait là quelque distraction à ses chagrins, et ce fut là, au contraire, qu'il les ressentit plus vifs et plus cuisants. L'image de Mary le suivait au milieu de la multitude ; il lui semblait qu'il allait la reconnaître dans chaque femme qui se dirigeait de son côté, et son cœur se fondait à la fois en regrets amers et en désirs impuissants.

Dans cette disposition d'esprit, il ne songea bientôt plus qu'à regagner la chambre de l'auberge dans laquelle il était descendu ; il s'y enferma, et, comme il avait fait après avoir franchi la porte de la métairie, il se mit à pleurer.

Il pensa à retourner à l'instant même à la Banlœuvre, à se jeter aux genoux de Petit-Pierre, à lui demander d'être son intermédiaire auprès des deux jeunes filles. Il se reprochait de ne pas l'avoir fait le matin, et d'avoir cédé à la crainte de blesser, par cette confidence, la fierté de Bertha.

Cet ordre d'idée le ramena tout naturellement au but ou plutôt au prétexte de son voyage, c'est-à-dire à acheter les quelques objets de luxe campagnard qui devaient, pour les indifférents, légitimer son absence ; puis ensuite, ces emplettes achevées, à écrire la terrible lettre qui était la seule, l'unique, la véritable cause de son voyage à Nantes.

Il jugea même que c'était par là qu'il devait commencer.

Cette résolution une fois prise, sans perdre une minute, il s'assit devant la table, et écrivit la lettre suivante, sur laquelle tombaient autant de larmes qu'il écrivait de mots :

« Mademoiselle,

» Je devrais être le plus heureux des hommes, et cependant mon cœur est brisé ! et cependant je me demande s'il ne vaudrait pas mieux être fort que de souffrir ce que je souffre !

» Qu'allez-vous penser, qu'allez-vous dire lorsque cette lettre vous apprendra ce que je ne puis vous cacher plus longtemps sans me montrer tout à fait indigne de vos bontés pour moi ? Et pourtant il me faut tout le souvenir de votre bienveillance, il me faut toute la certitude de la grandeur et de la générosité de votre âme, il me faut surtout la pensée que c'est l'être que vous aimez le plus au monde qui nous sépare, pour que j'ose me décider à cette démarche.

» Oui, mademoiselle, j'aime votre sœur Mary ; je l'aime de toute la puissance de mon cœur ! je l'aime à ne vouloir, à ne pouvoir vivre sans elle ! Je l'aime tant, qu'au moment où je me rends coupable envers vous de ce qu'un caractère moins élevé que le vôtre prendrait peut-être pour une sanglante injure, j'étends vers vous des mains suppliantes et je vous dis : Laissez-moi espérer que je pourrai acquérir le droit de vous aimer comme un frère aime sa sœur ! »

Ce n'est que lorsque cette lettre fut pliée et cachetée que Michel pensa aux moyens par lesquels il pourrait la faire parvenir à Bertha.

Il ne fallait pas songer à en charger personne à Nantes ; c'était ou trop dangereux pour le messager s'il était fidèle, ou trop dangereux pour celui qui expédiait le messager si le messager était un traître ; seulement Michel pouvait regagner la campagne, trouver, dans les environs de Machecoul, un paysan sur la discrétion duquel il pût compter, et attendre dans la forêt cette réponse qui allait décider de son avenir.

Ce fut là le parti auquel s'arrêta le jeune homme. Il employa le reste de la soirée aux différentes emplettes qui lui restaient à faire, enferma tous ces objets dans une valise et remit au lendemain matin l'acquisition d'un cheval qui lui était nécessaire s'il avait, comme il l'espérait, à continuer la campagne qu'il avait commencée.

Le lendemain, en effet, vers neuf heures, Michel, un excellent normand entre les jambes et sa valise en croupe, se disposait à rentrer dans le pays de Retz.

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