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Chapitre LI
Où Petit-Pierre se décide à faire contre fortune bon cœur

Immédiatement après la conversation que nous venons de rapporter, le voyageur quitta la métairie de la Banlœuvre ; il tenait à être de retour à Nantes avant le milieu de la journée.

Quelques minutes après son départ, et bien que le jour parût à peine, Petit-Pierre, sous ses habits de paysan, descendit de sa chambre et entra dans la salle basse de la ferme.

C'était une vaste pièce dont les murs grisâtres étaient en maints endroits veufs du plâtre qui les avait primitivement recouverts, et dont les solives étaient noircies par la fumée ; elle était meublée d'une grande armoire de chêne poli, dont la serrurerie étincelait dans l'ombre, au milieu des masses brunes et ternes : le reste de l'ameublement se composait de deux lits parallèles, entourés de rideaux d'une serge verdâtre, de deux cruches grossières et d'une horloge enfermée dans une haute caisse de bois sculpté, et dont le mouvement rappelait seul la vie au milieu du silence de la nuit.

La cheminée était haute et large ; son manteau était entouré d'une bande d'étoffe semblable à l'étoffe des rideaux ; seulement, du vert roux, cette bande avait passé au noir brun.

Cette cheminée avait ses ornements habituels, comme les poutres du plafond avaient les leurs : ces ornements étaient une figurine de cire protégée par un globe et représentant l'Enfant Jésus, deux pots de porcelaine contenant des fleurs artificielles, recouvertes d'une gaze pour les préserver du contact des mouches, un fusil à deux coups, et un rameau de buis bénit.

Cette salle n'était séparée de l'étable que par une cloison de planches, et c'est à travers cette cloison, percée de trappes, que les vaches du métayer passaient la tête pour manger leur provende, que l'on déposait sur l'aire de la pièce.

Lorsque Petit-Pierre ouvrit la porte, un homme, qui se chauffait sous le manteau de la cheminée, se leva et s'éloigna respectueusement, pour céder au nouvel arrivant sa place en face du foyer.

Mais Petit-Pierre lui fit signe de la main de reprendre sa chaise, tout en la repoussant dans le coin.

Petit-Pierre prit une escabelle et s'assit à l'autre coin, vis-à-vis de cet homme, qui n'était autre que Jean Oullier.

Puis il posa sa tête sur sa main, appuya son coude sur son genou, et resta abîmé dans ses réflexions, tandis que son pied, qu'il agitait par un mouvement fébrile, et qui communiquait ce tremblement à tout le corps, témoignait que Petit-Pierre était sous le coup d'une vive contrariété.

Jean Oullier, qui, lui aussi, avait, de son côté, ses préoccupations et ses soucis, demeurait morne et silencieux ; sa pipe, qu'il avait ôtée de sa bouche lorsque Petit-Pierre était entré dans la chambre, roulait machinalement entre ses doigts, et il ne sortait de ses méditations que pour pousser des soupirs qui ressemblaient à des menaces, ou pour rapprocher les morceaux de bois qui brûlaient dans l'âtre.

Ce fut Petit-Pierre qui le premier prit la parole.

– Ne fumiez-vous pas lorsque je suis entré, mon brave homme ? demanda-t-il.

– Oui, répondit laconiquement celui-ci avec une nuance de respect très-remarquable dans la voix.

– Pourquoi ne continuez-vous pas ?

– Je crains de vous incommoder.

– Bah ! ne sommes-nous pas au bivac ou à peu près, mon brave ? Or, je tiens d'autant plus à ce que vous ayez vos aises, que c'est malheureusement notre dernier bivac.

Quelque énigmatiques que fussent pour lui ces paroles, Jean Oullier ne se permit pas d'interroger Petit-Pierre. Avec ce tact merveilleux qui caractérise le paysan vendéen, sans laisser apercevoir qu'il sût à quoi s'en tenir sur la qualité réelle de Petit-Pierre, il ne profita point de la permission donnée, et se garda de toute question qui lui eût paru irrévérencieuse.

Malgré les préoccupations dont il était lui-même agité, Petit-Pierre remarqua les nuages qui chargeaient le front du paysan.

Il rompit à nouveau le silence.

– Mais qu'avez-vous donc, mon cher Jean Oullier, demanda-t-il, et pourquoi cet air morne lorsque j'aurais cru, au contraire, vous trouver tout joyeux ?

– Et pourquoi serais-je joyeux ? demanda le vieux garde.

– Mais parce qu'un bon et fidèle serviteur comme vous prend toujours part au bonheur de ses maîtres, et que notre amazone a l'air assez satisfait, depuis vingt-quatre heures, pour que cette joie se reflète un peu sur votre visage.

– Dieu veuille qu'elle dure longtemps, cette joie ! répondit Jean Oullier avec un sourire de doute et en levant les yeux au ciel.

– Comment donc, mon cher Jean ! auriez-vous quelque prévention contre les mariages d'inclination ? Moi, je les aime à la folie ; ce sont les seuls dans toute ma vie dont j'aie voulu me mêler.

– Je n'ai point de prévention contre le mariage, répondit Jean Oullier ; seulement, j'en ai contre le mari.

– Et pourquoi cela ?

Jean Oullier se tut.

– Parlez, fit Petit-Pierre.

Le Vendéen secoua la tête.

– Je vous en prie, mon cher Jean ; j'aime assez vos deux filles – car je sais qu'à vous surtout, elles sont vos filles – pour que vous ne me lassiez pas de secrets. Quoique je ne sois pas notre saint-père le pape, vous n'ignorez pas que j'ai pouvoir de lier et de délier.

– Je sais que vous pouvez beaucoup, répondit Jean Oullier.

– Eh bien, alors, dites-moi pourquoi vous n'approuvez pas ce mariage ?

– Parce qu'il y a une flétrissure sur le nom que doit porter la femme qui épousera M. Michel de la Logerie, et ce n'est pas la peine de quitter un des plus vieux noms du pays pour prendre celui-là.

– Hélas ! mon brave Jean, reprit Petit-Pierre avec un triste sourire, vous ignorez sans doute que nous ne sommes plus au temps où les enfants étaient solidaires des vertus ou des fautes de leurs ancêtres.

– Oui, j'ignorais cela, dit Jean Oullier.

– C'est, continua Petit-Pierre, une assez forte tâche, à ce qu'il paraît, pour les gens de nos jours, que d'avoir à répondre d'eux-mêmes ; aussi voyez combien y succombent ! combien manquent dans nos rangs, auxquels le nom qu'ils portent y assignait une place ! Soyons donc reconnaissants pour ceux qui, malgré l'exemple de leur père, malgré la situation de leur famille, malgré les tentations de l'ambition, viennent continuer au milieu de nous les traditions chevaleresques du dévouement et de la fidélité au malheur.

Jean Oullier releva la tête, et, avec une expression de haine qu'il ne chercha même pas à dissimuler :

– Mais vous ignorez peut-être..., dit-il.

Petit-Pierre l'interrompit.

– Je n'ignore rien, dit-il. Je sais ce que vous reprochez à la Logerie père ; mais je sais aussi ce que je dois à son fils, blessé pour moi, et encore tout sanglant de cette blessure. Quant au crime de son père, – si son père a véritablement commis un crime, ce qu'à Dieu seul il appartient de décider, – ce crime, ne l'a-t-il pas expié par une mort violente ?

– Oui, répondit Jean Oullier en baissant, malgré lui, la tête, c'est vrai.

– Oseriez-vous pénétrer le jugement de la Providence ? oseriez-vous prétendre que celui devant lequel, à son tour, il a comparu, pâle et ensanglanté d'une mort violente et inattendue, n'a pas étendu sa miséricorde sur sa tête ? Et pourquoi, lorsque Dieu peut-être a été satisfait, pourquoi vous montreriez-vous plus rigoureux et plus implacable que Dieu ?

Jean Oullier écoutait sans répondre.

C'est que chacune des paroles de Petit-Pierre faisait vibrer les cordes religieuses de son âme, ébranlait ses convictions haineuses à l'endroit du baron Michel, mais ne parvenait point à les déraciner tout à fait.

– M. Michel, poursuivit Petit-Pierre, est un bon et brave jeune homme, doux et modeste, simple et dévoué ; il est riche, ce qui n'a jamais rien gâté ; je crois que votre jeune maîtresse, avec son caractère un peu entier, avec ses habitudes indépendantes, ne pouvait mieux rencontrer ; je suis convaincu qu'elle sera parfaitement heureuse avec lui. N'en demandons pas davantage à Dieu, mon pauvre Jean Oullier. Oubliez le passé, ajouta Petit-Pierre avec un soupir. Hélas ! s'il nous fallait nous souvenir, il n'y aurait plus moyen de rien aimer.

Jean Oullier secoua la tête.

– Monsieur Petit-Pierre, dit-il, vous parlez à merveille et en excellent chrétien ; mais il est des choses que l'on ne peut comme on le voudrait chasser de sa mémoire, et, malheureusement pour M. Michel, mes rapports avec son père ont été de ces choses-là.

– Je ne vous demande point vos secrets, Jean, répondit gravement Petit-Pierre ; mais le jeune baron, comme je vous l'ai déjà dit, a répandu son sang pour moi ; il a été mon guide, il m'a offert un asile dans cette maison, qui est la sienne ; j'ai pour lui plus que de l'affection, j'ai de la reconnaissance, et ce me serait un véritable chagrin de penser que la désunion règne parmi mes amis. Aussi, mon cher Jean Oullier, au nom du dévouement que je vous reconnais pour ma personne, je vous demande, sinon d'abjurer vos souvenirs, – vous l'avez dit, on n'est pas maître de perdre la mémoire, – au moins d'étouffer votre haine jusqu'à ce que le temps, jusqu'à ce que la certitude que le fils de celui qui fut votre ennemi fait le bonheur de la jeune fille que vous avez élevée, aient pu effacer cette haine de votre âme.

– Que le bonheur vienne du côté qu'il plaira à Dieu et j'en remercierai Dieu ; mais je ne crois pas qu'il entre au château de Souday avec M. Michel.

– Et pourquoi cela, s'il vous plaît, mon brave Jean ?

– Parce que plus je vais, monsieur Petit-Pierre, plus je doute de l'amour de M. Michel pour mademoiselle Bertha.

Petit-Pierre haussa les épaules avec impatience.

– Permettez-moi, mon cher Jean Oullier, dit-il, de douter un peu de votre perspicacité en amour.

– C'est possible, repartit le vieux Vendéen ; mais, si cette union avec mademoiselle Bertha, c'est-à-dire le plus grand honneur que puisse espérer le jeune homme, comble les vœux de votre protégé, pourquoi donc a-t-il été si pressé de quitter la métairie et a-t-il passé la nuit à errer comme un fou ?

– S'il a erré toute la nuit, répondit Petit-Pierre, c'est que le bonheur l'empêchait de se tenir en place, et, s'il a quitté la métairie, c'est, selon toute probabilité, pour les besoins de notre service.

– Je le souhaite ; je ne suis pas de ceux qui ne pensent qu'à eux-mêmes, et, bien que décidé à sortir de la maison le jour où le fils de Michel y entrera, je n'en prierai pas moins Dieu, matin et soir, pour qu'il fasse le bonheur de l'enfant, et, en même temps, je veillerai sur cet homme : je tâcherai que mes pressentiments ne se réalisent pas, et qu'au lieu du bonheur qu'il promet à sa femme, ce ne soit pas le désespoir qu'il lui apporte.

– Merci, Jean Oullier ! Ainsi, je puis espérer que vous ne montrerez plus les dents à mon jeune protégé, n'est-ce pas, vous me le promettez ?

– Je garderai ma haine et ma méfiance au fond de mon cœur, pour ne les en tirer que s'il justifiait l'une ou l'autre ; c'est tout ce que j'oserai vous promettre ; mais ne me demandez ni de l'aimer, ni de l'estimer.

– Race indomptable ! dit Petit-Pierre à demi-voix ; il est vrai que c'est ce qui te fait grande et forte.

– Oui, répondit Jean Oullier à l'espèce d'aparté de Petit-Pierre, prononcé assez haut pour qu'il eût été entendu du vieux Vendéen ; oui, nous n'avons guère, nous autres, qu'une haine et qu'un amour ; mais est-ce vous qui vous en plaindrez, monsieur Petit-Pierre ?

Et il regarda fixement le jeune homme comme s'il lui portait un respectueux défi.

– Non, reprit ce dernier ; je m'en plaindrai d'autant moins, que c'est à peu près tout ce qui reste à Henri V de sa monarchie de quatorze siècles, et cela ne suffit pas, paraît-il.

– Qui dit cela ? fit le Vendéen en se levant, et d'un ton presque menaçant.

– Vous le saurez tout à l'heure. Nous venons de parler de vos affaires, Jean Oullier, et je ne le regrette pas ; car cette causerie a fait trêve à de bien tristes pensées. Maintenant, il est temps de m'occuper un peu des miennes. Quelle heure est-il ?

– Quatre heures et demie.

– Allez réveiller nos amis ; la politique les laisse dormir, eux ; mais, moi, je ne le saurais ; car ma politique, c'est de l'amour maternel. Allez, mon ami !

Jean Oullier sortit. Petit-Pierre, la tête inclinée, fit quelques tours dans la chambre ; il frappa du pied avec impatience, il se tordit les mains avec désespoir, et, lorsqu'il revint devant l'âtre, deux grosses larmes roulaient le long de ses joues et sa poitrine semblait oppressée. Alors il se jeta à genoux, et, joignant les mains, il pria Dieu, qui dispense les couronnes, d'éclairer ses résolutions, de lui donner la force indomptable de continuer sa tâche, ou la résignation de subir son malheur.

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