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Chapitre L
Un peu d'histoire ne gâte rien

Le voyageur fut conduit, par un mauvais escalier qui semblait collé contre la muraille, jusqu'au premier étage de la maison ; son conducteur ouvrit une porte et aperçut une grande chambre de construction récente dont les parois suaient l'humidité et dont les boiseries montraient leur bois blanc à travers le mince badigeon qui les couvrait.

Dans cette chambre, couchée sur un lit de sapin grossièrement équarri, il aperçut une femme, et dans cette femme il reconnut madame la duchesse de Berry.

L'attention de maître Marc se concentra tout entière sur elle.

Les draps de sa misérable couchette étaient de batiste très fine ; ce luxe de linge blanc et soyeux était la seule chose qui rappelât son rang dans le monde.

Un châle à carreaux rouges et verts servait de couverture.

Une mauvaise cheminée en plâtre, garnie d'une légère boiserie, chauffait l'appartement, qui n'avait pour tous meubles qu'une table couverte de papiers sur lesquels était posée une paire de pistolets.

Deux chaises où étaient jetés un costume complet de jeune paysan et une perruque brune, se trouvaient placées l'une près de la table, – c'était celle où était la perruque – l'autre au pied du lit, – c'était celle où étaient les vêtements.

La princesse portait sur sa tête une de ces coiffes de laine comme en portent les femmes du pays et dont les boucles retombaient sur ses épaules.

à la lueur des deux bougies posées sur une table de nuit de bois de rose fortement éraillée, débris évident de quelque mobilier de château, la duchesse dépouillait sa correspondance.

Un assez grand nombre de lettres placées sur cette même table de nuit, et maintenues en guise de serre-papier par une seconde paire de pistolets, n'était pas encore décacheté.

Madame paraissait attendre avec impatience l'arrivée du voyageur ; car, en l'apercevant, elle sortit à moitié du lit pour tendre vers lui ses deux mains.

Celui-ci les prit, les baisa respectueusement, et la duchesse sentit une larme qui tombait des yeux du fidèle partisan sur celle des deux mains qu'il avait gardée dans les siennes.

– Une larme, monsieur ! dit la duchesse ; m'apportez-vous de mauvaises nouvelles ?

– Cette larme sort de mon cœur, madame, répondit maître Marc ; elle n'exprime que mon dévouement et le profond regret que j'éprouve de vous voir ainsi isolée et perdue, au fond d'une métairie de la Vendée, vous que j'ai vue...

Il s'arrêta ; les larmes l'empêchaient de parler.

La duchesse reprit sa phrase où il l'avait laissée et continua :

– Oui, aux Tuileries, n'est-ce pas, sur les marches d'un trône ? Eh bien, cher monsieur, j'y étais, à coup sûr, plus mal gardée et moins bien servie qu'ici ; car, ici, je suis servie et gardée par la fidélité qui se dévoue, tandis que là-bas, je l'étais par l'intérêt qui calcule... Mais arrivons au but, que je ne vous vois pas éloigner sans inquiétude, je l'avoue. Des nouvelles de Paris, vite ! M'apportez-vous de bonnes nouvelles ?

– Croyez, Madame, répondit maître Marc, croyez à mon profond regret, moi, homme d'enthousiasme, d'avoir été forcé de me faire le messager de la prudence.

– Ah ! ah ! fit la duchesse, pendant que mes amis de Vendée se font tuer, mes amis de Paris sont prudents, à ce qu'il paraît. Vous voyez bien que j'avais raison de vous dire que j'étais ici mieux gardée et surtout mieux servie qu'aux Tuileries.

– Mieux gardée peut-être, oui, Madame ; mais mieux servie, non ! Il y a des moments où la prudence est le génie du succès.

– Mais, monsieur, reprit la duchesse impatiente, je suis aussi bien renseignée sur Paris que vous, et je sais qu'une révolution y est instante.

– Madame, répondit l'avocat de sa voix ferme et sonore, nous vivons depuis un an et demi dans les émeutes, et aucune de ces émeutes n'a pu monter encore à la hauteur d'une révolution.

– Louis-Philippe est impopulaire.

– Je vous l'accorde ; mais cela ne veut pas dire qu'Henri V soit populaire, lui.

– Henri V ! Henri V ! mon fils ne s'appelle pas Henri V, monsieur, dit la duchesse ; il s'appelle Henri IV second.

– Sous ce rapport, madame, repartit l'avocat, il est bien jeune encore, permettez-moi de vous le dire, pour que nous sachions son vrai nom ; puis, plus on est dévoué à un chef, plus on lui doit la vérité.

– Oh ! oui, la vérité ! je la demande, je la veux ; mais la vérité !

– Eh bien, madame, la vérité, la voici. Par malheur, les souvenirs des peuples se perdent dans un horizon étroit ; pour le peuple français, c'est-à-dire pour cette force matérielle et brutale qui fait les émeutes, et quelquefois même, quand l'haleine d'en haut souffle sur elle, les révolutions, il y a deux grands souvenirs dont le premier remonte à quarante-trois ans et le second à dix-sept : le premier, c'est la prise de la Bastille, c'est-à-dire la victoire du peuple sur la royauté, victoire qui a donné le drapeau tricolore à la nation ; le second, c'est la double restauration de 1814 et de 1815, victoire de la royauté sur le peuple, victoire qui a imposé le drapeau blanc au pays. Or, madame, dans les grands mouvements, tout est symbole ; le drapeau tricolore, c'est la liberté ; il porte écrit sur sa flamme : Par ce signe, tu vaincras ! le drapeau blanc, c'est la bannière du despotisme ; il porte sur sa double face : Par ce signe, tu as été vaincu !

– Monsieur !

– Ah ! vous voulez la vérité, madame ; alors laissez-moi donc vous la dire.

– Soit ; mais, quand vous aurez dit, vous me permettrez de vous répondre.

– Oui, madame, et je serai bien heureux si cette réponse peut me convaincre.

– Continuez.

– Vous avez quitté Paris, le 28 juillet, madame ; vous n'avez donc pas vu avec quelle rage le peuple a mis en pièces le drapeau blanc et foulé aux pieds les fleurs de lis...

– Le drapeau de Denain et de Taillebourg ! les fleurs de lis de saint Louis et de Louis XIV !

– Par malheur, Madame, le peuple ne se souvient, lui, que de Waterloo ; le peuple ne connaît que Louis XVI : une défaite et une exécution... Eh bien, savez-vous, madame, la grande difficulté que je prévois pour votre fils, c'est-à-dire pour le dernier descendant de saint Louis et de Louis XIV ? C'est justement le drapeau de Taillebourg et de Denain. Si Sa Majesté Henri V ou Henri IV second, comme vous l'appelez si intelligemment, rentre dans Paris avec le drapeau blanc, il ne passera pas le faubourg Saint-Antoine : avant d'arriver à la Bastille, il est mort.

– Et... s'il rentre avec le drapeau tricolore ?

– C'est bien pis, madame ! avant d'arriver aux Tuileries, il est déshonoré.

La duchesse fit un soubresaut ; pourtant elle resta muette.

– C'est peut-être la vérité, dit-elle après une minute de silence ; mais elle est dure !

– Je vous l'ai promise tout entière, et je tiens ma promesse.

– Mais, si telle est votre conviction, monsieur, demanda la duchesse, comment restez-vous attaché à un parti qui n'a aucune chance de succès ?

– Parce que j'ai fait serment des lèvres et du cœur à ce drapeau blanc, sans lequel et avec lequel votre fils ne peut revenir, et que j'aime mieux être tué que déshonoré.

La duchesse redevint muette un instant encore.

– Ce ne sont point là les renseignements que j'avais reçus et qui m'ont déterminée à revenir en France, dit-elle.

– Non, sans doute, madame ; mais il faut songer à une chose : c'est que, si la vérité arrive quelquefois jusqu'aux princes régnants, elle n'arrive jamais jusqu'aux princes détrônés.

– Permettez-moi de vous dire qu'en votre qualité d'avocat, monsieur, vous pouvez être soupçonné de cultiver le paradoxe.

– Le paradoxe, en effet, Madame, est une des faces de l'éloquence ; seulement, ici, avec Votre Altesse royale, il s'agit, non pas d'être éloquent, mais d'être vrai.

– Pardon... vous disiez tout à l'heure que la vérité n'arrivait jamais aux princes détrônés : ou vous vous trompiez tout à l'heure, ou vous me trompez maintenant.

L'avocat se mordit les lèvres ; il était pris par son propre dilemme.

– Ai-je dit jamais, Madame ?

– Vous avez dit jamais.

– Alors supposons qu'il y a une exception, et que, cette exception, Dieu a permis que j'en sois le représentant.

– Je le suppose, et je vous demande : pourquoi la vérité n'arrive-t-elle jamais aux princes détrônés ?

– Parce que les princes sur le trône peuvent, à la rigueur, être entourés d'ambitions satisfaites, mais que les princes détrônés le sont nécessairement d'ambitions à satisfaire. Sans doute, madame, il y a autour de vous quelques cœurs généreux qui se dévouent avec une complète abnégation ; mais il y a aussi pas mal de personnes qui voient, dans votre retour en France, une voie frayée à votre suite, et par laquelle elles monteront à la réputation, à la fortune, aux honneurs ; il y a aussi les mécontents qui ont perdu leur position et qui veulent tout à la fois la reconquérir et se venger de ceux qui la leur ont prise. Eh bien, tous ces gens-là voient mal les faits, apprécient mal la situation ; leur désir se traduit en espérances, leurs espérances en certitude ; ceux-là rêvent sans cesse une révolution qui viendra peut-être, mais qui, à coup sûr, ne viendra pas à l'heure où ils l'attendent. Ils se trompent et vous trompent ; ils commencent par se mentir à eux-mêmes et ensuite vous mentent, à vous ; ils vous attirent dans un danger où ils sont prêts à se jeter ; de là l'erreur ! erreur fatale, qu'ils vous ont fait partager, madame, et qu'il faut que vous reconnaissiez être une erreur, en face de la vérité incontestable que je dévoile brutalement, peut-être, mais fidèlement à vos regards.

– En somme, dit la duchesse d'autant plus impatiente que ces paroles confirmaient celles qu'elle avait déjà entendues au château de Souday, qu'apportez-vous dans les plis de votre toge, maître Cicéron ? est-ce la paix ? est-ce la guerre ?

– Comme il est entendu que nous restons dans les traditions de la royauté constitutionnelle, je répondrai à Son Altesse royale qu'en sa qualité de régente, c'est à elle qu'il appartient d'en décider.

– Oui, n'est-ce pas ? quitte à mes Chambres à me refuser des subsides, si je ne décide pas comme il leur convient. Oh ! maître Marc, je connais toutes les fictions de votre régime constitutionnel, dont le principal inconvénient, à mon avis, est de faire surtout les affaires, non pas de ceux qui parlent le mieux, mais de ceux qui parlent le plus. Enfin, vous avez dû recueillir les opinions de mes fidèles et faux conseillers sur l'opportunité de la prise d'armes. Quelle est-elle ? qu'en pensez-vous vous-même ? Nous avons beaucoup parlé de la vérité ; c'est parfois un spectre terrible. N'importe ! quoique femme, je n'hésite pas à l'évoquer.

– C'est parce que je suis bien convaincu qu'il y a l'étoffe de vingt rois dans la tête et dans le cœur de Madame que je n'ai point hésité non plus à me charger d'une mission que je regarde comme douloureuse.

– Ah ! nous y voilà enfin !... Allons, moins de diplomatie, maître Marc ; parlez haut et ferme, comme il convient que l'on parle à ce que je suis ici, c'est-à-dire à un soldat.

Puis s'apercevant que le voyageur, après avoir arraché sa cravate, cherchait à la découdre pour en tirer un papier :

– Donnez, donnez, dit-elle avec impatience ; j'aurai plus tôt fait que vous.

C'était une lettre écrite en chiffres.

La duchesse y jeta les yeux ; puis, la rendant à maître Marc :

– Je perdrais du temps à l'épeler, dit-elle ; lisez-la-moi : cela doit vous être facile ; car vous savez sans doute ce qu'elle contient.

Maître Marc prit le papier des mains de la duchesse, et, en effet, lut sans hésitation ce qui suit :

« Les personnes en qui l'on a reporté une honorable confiance ne peuvent s'empêcher de témoigner leur douleur des conseils en vertu desquels on est arrivé à la crise présente ; ces conseils ont été donnés, sans doute, par des hommes pleins de zèle, mais qui ne connaissent ni l'état actuel des choses, ni la disposition des esprits. »

» On se trompe quand on croit à la possibilité d'un mouvement dans Paris : on ne trouverait pas douze cents hommes non mêlés d'agents de police qui, pour quelques écus, fissent du bruit dans la rue et se risquassent à combattre la garde nationale et une garnison fidèle.

» On se trompe sur la Vendée, comme on s'est trompé sur le Midi : cette terre de dévouement et de sacrifices est désolée par une nombreuse armée aidée de la population des villes, presque toute anti-légitimiste ; une levée de paysans n'aboutirait désormais qu'à faire saccager les campagnes et à consolider le gouvernement par un triomphe facile.

» On pense que, si la mère d'Henri V était en France, elle devrait se hâter d'en sortir après avoir ordonné à tous les chefs de se tenir tranquilles. Ainsi, au lieu d'être venue organiser la guerre civile, elle serait venue demander la paix ; elle aurait eu la double gloire d'accomplir une action de grand courage et d'arrêter l'effusion du sang français.

» Les sages amis de la légitimité, que l'on n'a jamais prévenus de ce que l'on voulait faire, qui n'ont jamais été consultés sur les partis hasardeux que l'on voulait prendre, et qui n'ont connu les faits que lorsqu'ils étaient accomplis, renvoient la responsabilité de ces faits à ceux qui en ont été les conseillers et les auteurs : ils ne peuvent ni mériter l'honneur ni encourir le blâme dans les chances de l'une ou de l'autre fortune. »

Pendant cette lecture, Madame avait été en proie à une vive agitation ; sa figure, habituellement pâle, s'était couverte de rougeur ; sa main tremblante passait et repassait dans ses cheveux et repoussait en arrière le bonnet de laine qu'elle portait sur sa tête. Elle n'avait pas prononcé un mot, elle n'avait point interrompu le lecteur ; mais il était évident que son calme précédait une tempête. Pour la détourner, maître Marc se hâta de dire en lui rendant la lettre, qu'il avait repliée :

– Ce n'est point moi, Madame, qui ai écrit cette lettre.

– Non, répondit la duchesse incapable de se contenir plus longtemps ; mais celui qui l'a apportée était bien capable de l'écrire.

Le voyageur comprit qu'avec cette nature vive et impressionnable, il ne gagnerait rien en courbant la tête ; il se redressa donc de toute sa hauteur.

– Oui, dit-il ; et il rougit d'un moment de faiblesse, et il déclare à Votre Altesse royale que, s'il n'approuve pas certaines expressions de cette lettre, il partage au moins le sentiment qui l'a dictée.

– Le sentiment ! répéta la duchesse ; appelez ce sentiment-là de l'égoïsme, appelez-le de la prudence qui ressemble fort à de la...

– Lâcheté, n'est-ce pas, Madame ? Et, en effet, il est bien lâche, le cœur qui a tout quitté pour venir partager une situation qu'il n'avait pas conseillée ! Il est vraiment égoïste, celui qui est venu vous dire : « Vous voulez la vérité, Madame, la voici ! mais, s'il plaît à Votre Altesse royale de marcher à une mort inutile autant que certaine, elle va m'y voir marcher à ses côtés ! »

La duchesse resta quelques instants silencieuse ; puis elle reprit avec plus de douceur :

– J'apprécie votre dévouement, monsieur ; mais vous connaissez mal l'état de la Vendée ; vous n'en êtes informé que par ceux qui sont opposés au mouvement.

– Soit ; supposons ce qui n'est pas, supposons que la Vendée va se lever comme un seul homme ; supposons qu'elle va vous entourer de ses bataillons, supposons qu'elle ne vous marchandera ni le sang, ni les sacrifices : la Vendée n'est pas la France !

– Après m'avoir dit que le peuple de Paris hait les fleurs de lis et méprise le drapeau blanc, voulez-vous en arriver à me dire que toute la France partage les sentiments du peuple de Paris ?

– Hélas ! Madame, la France est logique, et c'est nous qui poursuivons une chimère en rêvant une alliance entre le droit divin et la souveraineté populaire, deux mots qui hurlent en se sentant accouplés. Le droit divin semble fatalement conduire à l'absolutisme, et la France ne veut plus de l'absolutisme.

– L'absolutisme ! l'absolutisme ! un grand mot pour effrayer les petits enfants.

– Non, ce n'est point un grand mot ; c'est tout simplement un mot terrible. Peut-être sommes-nous plus près de la chose que nous ne le pensons ; cependant j'ai regret de vous l'avouer, madame, je ne crois point que ce soit à votre royal fils que Dieu réserve le dangereux honneur de museler le lion populaire.

– Et pourquoi, monsieur ?

– Parce que c'est de lui surtout qu'il se défie, parce que, d'aussi loin qu'il le verra venir, le lion secouera sa crinière, aiguisera ses griffes et ses dents, et ne le laissera approcher que pour bondir à lui. Oh ! l'on n'est pas impunément le petit-fils de Louis XIV, madame.

– Alors, d'après vous, tout serait dit pour la dynastie bourbonienne ?

– à Dieu ne plaise qu'une semblable idée me vienne jamais, madame ! Seulement, je crois qu'on ne fait pas rebrousser chemin aux révolutions ; je crois que, lorsqu'une fois on les a laissées naître, il ne faut pas les arrêter dans leurs développements ; c'est tenter l'impossible, c'est vouloir faire remonter le torrent à sa source. Ou celle-ci sera féconde, et, dans ce cas, madame, je connais assez le patriotisme de vos sentiments pour croire que vous lui pardonnerez ; ou elle sera stérile, et alors les fautes de ceux qui se sont emparés du pouvoir serviront votre fils mieux que ne le feraient tous ses efforts.

– Mais alors, monsieur, cela peut durer ainsi jusqu'à la consommation des siècles !

– Madame, Sa Majesté Henri V est un principe, et les principes partagent avec Dieu le privilège d'avoir l'éternité dans leur domaine.

– Ainsi, à votre avis, je dois renoncer à toutes mes espérances, abandonner mes amis compromis, et, dans trois jours, quand ils prendront les armes, les laisser me chercher inutilement dans leurs rangs et leur faire dire par un étranger : « Marie-Caroline, pour laquelle vous étiez prêts à combattre, pour laquelle vous étiez prêts à mourir, a désespéré de sa fortune et a reculé devant la destinée ; Marie-Caroline a eu peur... » Oh ! non, jamais, jamais, monsieur !

– Vos amis n'auront pas ce reproche à vous faire, madame ; car, dans trois jours, vos amis ne se réuniront pas.

– Mais vous ignorez donc que la prise d'armes est fixée au 24 ?

– Vos amis, madame, ont dû recevoir contre-ordre.

– Quand cela ?

– Aujourd'hui.

– Aujourd'hui ? s'écria la duchesse en fronçant le sourcil, et en se dressant sur ses deux poings. Et d'où leur est venu cet ordre ?

– De Nantes.

– Qui le leur a donné ?

– Celui à qui vous-même leur avez commandé d'obéir.

– Le maréchal ?

– Le maréchal n'a fait que suivre les instructions du comité parisien.

– Mais alors, s'écria la duchesse, je ne suis donc plus rien, moi ?

– Vous, madame, au contraire, s'écria le messager en se laissant tomber sur un genou et en joignant les mains, vous êtes tout, et c'est pour cela que nous vous sauvegardons ; c'est pour cela que nous ne voulons pas vous user dans un mouvement inutile ; c'est pour cela que nous tremblons de vous dépopulariser par une défaite !

– Monsieur, monsieur, dit la duchesse, si Marie-Thérèse avait eu des conseillers aussi timides que les miens, elle n'eût pas reconquis le trône à son fils.

– C'est au contraire, pour l'assurer plus tard au vôtre, madame, que nous vous disons : « Quittez la France et laissez-nous faire de vous l'ange de la paix, au lieu du démon de la guerre ! »

– Oh ! oh ! dit la duchesse en appuyant, non pas ses mains, mais ses poings sur ses yeux, quelle honte ! quelle lâcheté !

Maître Marc continua comme s'il n'eût pas entendu, ou plutôt comme si la résolution qu'il était chargé de faire connaître à Madame était si bien arrêtée, que rien ne pouvait la changer :

– Toutes les précautions sont prises pour que Madame puisse quitter la France sans être inquiétée : un navire croise dans la baie de Bourgneuf ; en trois heures, Votre Altesse peut l'avoir joint.

– ô noble terre de la Vendée ! s'écria la duchesse, qui m'aurait dit cela, que tu me repousserais, que tu me chasserais quand je venais au nom de ton Dieu et de ton roi ! Ah ! je croyais qu'il n'y avait que ce Paris sans foi qui fût infidèle et ingrat ; mais toi, toi à qui je venais redemander un trône, toi me refuser une tombe ? Oh ! non, non, je n'eusse jamais cru cela !

– Vous partirez, n'est-ce pas, madame ? dit le messager toujours à genoux et les mains jointes.

– Oui, je partirai, dit la duchesse ; oui, je quitterai la France ; mais prenez garde, je n'y reviendrai pas ; car je ne veux pas y revenir avec les étrangers. Ils n'attendent qu'un moment pour se coaliser contre Philippe, vous le savez bien, et, ce moment arrivé, ils viendront me demander mon fils, non pas qu'ils s'inquiètent plus de lui véritablement qu'ils ne s'inquiétaient de Louis XVI en 1792 et de Louis XVIII en 1813, mais ce sera un moyen pour eux d'avoir un parti à Paris. Eh bien, alors, non, ils n'auront pas mon fils ; non, ils ne l'auront pour rien au monde ! je l'emporterai plutôt dans les montagnes de la Calabre. Voyez-vous, monsieur, s'il faut qu'il achète le trône de France par la cession d'une province, d'une ville, d'une forteresse, d'une maison, d'une chaumière comme celle dans laquelle je suis, je vous donne ma parole de régente et de mère qu'il ne sera jamais roi ! et maintenant, je n'ai plus rien à vous dire. Allez, monsieur, et reportez mes paroles à ceux qui vous ont envoyé.

Maître Marc se releva et s'inclina devant la duchesse, attendant qu'au moment de son départ, elle lui tendît une des deux mains qu'elle lui avait tendues à son arrivée ; mais elle resta menaçante, les poings fermés, les sourcils froncés.

– Dieu garde Votre Altesse ! dit le messager ne jugeant pas à propos d'attendre plus longtemps, et pensant avec raison que, tant qu'il serait là, pas un muscle de cette généreuse organisation ne fléchirait.

Il ne se trompait pas ; mais à peine la porte se fut-elle refermée derrière lui, que Madame, brisée par ce long effort, retomba sur son lit en éclatant en sanglots et en murmurant :

– Oh ! Bonneville ! mon pauvre Bonneville !

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