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Chapitre XL
L'égalité devant les morts

Le même jour, vers deux heures de l'après-midi, maître Courtin avait quitté la Logerie et s'était mis en route sous prétexte de se rendre à Machecoul, pour acheter un bœuf de labour, mais en réalité pour avoir des nouvelles des événements de la nuit, événements auxquels le digne fonctionnaire s'intéressait d'une façon toute spéciale, les lecteurs le comprendront facilement.

Arrivé au gué de Pont-Farcy, il trouva les garçons meuniers qui relevaient le corps du fils de Tinguy, et autour d'eux quelques femmes et quelques enfants qui considéraient le cadavre avec la curiosité naturelle à leur sexe et à leur âge.

Lorsque le maire de la Logerie, stimulant son bidet d'un coup de bâton à tige de cuir qu'il tenait à la main, l'eût fait entrer dans la rivière, tous les yeux se tournèrent de son côté, et la conversation cessa comme par enchantement, bien que, jusque-là, elle eût été des plus vives et des plus animées.

– Eh bien, qu'y a-t-il donc, gars ? demanda Courtin en faisant fendre diagonalement l'eau à son cheval, de façon à prendre terre précisément en face du groupe.

– Un mort, répondit un des meuniers avec le laconisme du paysan vendéen.

Courtin arrêta son regard sur le cadavre, et vit qu'il était revêtu d'un uniforme.

– Heureusement encore, dit-il, que ce n'est pas un du pays.

Malgré ses opinions philippistes, le maire de la Logerie ne croyait pas prudent de témoigner de la sympathie à un soldat de Louis-Philippe.

– C'est ce qui vous trompe, monsieur Courtin, répondit d'une voix sombre un homme à veste brune.

Le titre de monsieur qui lui était donné, et même avec une certaine affectation, ne flatta aucunement le métayer de la Logerie ; dans les circonstances où l'on se trouvait, dans la phase où le pays venait d'entrer, il savait que ce titre de monsieur, dans la bouche d'un paysan, lorsqu'il n'était pas un témoignage de respect, équivalait à une injure ou à une menace, ce qui inquiétait bien autrement Courtin.

En effet, le maire de la Logerie se rendait la justice de ne pas prendre le titre qu'on venait de lui donner comme une marque de considération ; aussi résolut-il d'être de plus en plus circonspect.

– Il me semble cependant, continua-t-il d'un ton doucereux, que l'uniforme qu'il porte est celui des chasseurs.

– Bah ! l'uniforme ! répliqua le même paysan ; comme si vous ne saviez pas que la chasse aux hommes – c'est ainsi que les Vendéens nomment la conscription – ne respecte pas plus nos fils et nos frères que les autres ; il me semble, pourtant, que vous devriez le savoir, vous qui êtes maire.

Il se fit un nouveau silence ; ce silence parut si lourd à porter à Courtin, qu'il l'interrompit.

– Et sait-on le nom du pauvre gars qui a péri si malheureusement ? demanda Courtin, qui faisait des efforts inouïs mais infructueux pour amener une larme dans son œil.

Personne ne répondit.

Le silence devenait de plus en plus significatif.

– Et connaît-on d'autres victimes ? Par exemple, parmi les nôtres, parmi les gars du pays, y en a-t-il eu de tués ? J'ai entendu dire que bon nombre de coups de fusil avaient été tirés.

– En fait d'autres victimes, répondit le même paysan, je ne connais encore que celle-là, quoique ce soit presque un péché d'en parler auprès du cadavre d'un chrétien.

En disant ces mots, le paysan s'était détourné, et, tout en fixant les yeux sur Courtin, il lui indiquait du doigt le corps du chien de Jean Oullier, resté sur la rive et caressé par le courant, dans lequel il baignait à moitié.

Maître Courtin devint fort pâle ; il toussa comme si une main invisible lui serrait la gorge.

– Qu'est-ce que cela ? dit-il. Un chien ! Ah ! si nous n'avions à pleurer que des victimes de cette espèce, nous garderions nos larmes pour une autre occasion.

– Eh ! eh ! fit l'homme à la veste brune, le sang d'un chien, ça se paye comme autre chose, monsieur Courtin ; et je suis sûr que le maître du pauvre Pataud n'en tiendra pas quitte pour peu celui qui a tiré sur son chien à la sortie de Montaigu, avec du plomb à loup, dont trois grains lui sont entrés dans le corps.

En achevant ces mots, l'homme, comme si, ayant échangé, à son avis, assez de paroles avec Courtin, trouvait inutile d'attendre sa réponse, tourna les talons, passa un échalier et disparut derrière une haie.

Quant aux meuniers, ils reprirent leur marche avec le cadavre.

Les femmes et les enfants suivirent le funèbre cortège en priant tumultueusement et à voix haute.

Courtin resta seul.

– Bon ! pour que je paye ce que le gars Oullier aura établi à mon compte, dit le maire de la Logerie en éperonnant de son unique éperon son bidet, qui avait pris goût à la halte, il faut qu'il se tire d'abord des griffes qui le serrent grâce à moi ; ce qui n'est pas commode, quoique, à la rigueur, ce soit possible.

Maître Courtin continua sa route ; mais, la curiosité l'aiguillonnant de plus en plus, il trouva que c'était bien longtemps souffrir que d'attendre, pour la satisfaire, que l'amble modeste de son cheval l'eût conduit jusqu'à Machecoul.

Or, en ce moment, il passait justement devant la croix de la Bertaudière, où aboutissait le chemin qui menait à la maison des Picaut.

Il pensa à Pascal, qui pouvait mieux que personne lui donner des nouvelles, puisque, la veille, il avait dû servir de guide aux soldats.

– Mais que je suis donc bonasse ! s'écria-t-il, se parlant à lui-même ; sans me rallonger de plus d'une petite demi-heure, je puis savoir tout ce qui s'est passé, et cela, d'une bouche qui ne me cachera rien. Allons donc chez Pascal : il me dira, lui, ce que le coup a produit.

Maître Courtin tourna donc à droite, et cinq minutes après, il débouchait du petit verger et faisait son entrée sur le fumier de la cour de la demeure de Picaut.

Joseph, assis sur le collier d'un cheval, fumait sa pipe devant la porte de la partie de la maison qu'il habitait.

En voyant le maire de la Logerie, il ne jugea point qu'il fût utile qu'il se dérangeât.

Maître Courtin, qui avait une admirable perspicacité pour tout voir sans avoir l'air de rien remarquer, attacha son bidet à un des anneaux de fer scellés dans le mur.

Puis, se tournant vers Joseph :

– Votre frère est-il chez lui ? demanda-t-il.

– Oui, il y est encore, répondit Picaut en appuyant sur le mot encore, d'un air qui sembla singulier au maire de la Logerie. Vous le faut-il aujourd'hui pour conduire les culottes rouges au château de Souday ?

Courtin se mordit les lèvres, mais ne répondit rien à Joseph.

Seulement, à lui-même :

– Comment cet imbécile de Pascal a-t-il été confier à son gredin de frère que c'était moi qui lui avais donné cette commission, se dit-il en heurtant à la porte du second des Picaut. On ne peut, sur ma foi, rien faire depuis vingt-quatre heures sans que tout le monde en jase.

Le monologue de Courtin l'empêcha de remarquer que l'on tardait beaucoup à lui ouvrir, et que, contre l'habitude pleine de confiance des gens de la campagne, la porte avait été verrouillée en dedans.

Enfin, la porte s'ouvrit.

Lorsque, par cette ouverture, les yeux de Courtin purent plonger dans l'intérieur de la chambre, le spectacle qu'il aperçut et auquel il s'attendait si peu le fit reculer sur le seuil.

– Qui donc est mort ici ? demanda-t-il.

– Regardez, répondit la veuve sans quitter sa place du coin de la cheminée, qu'elle était allée reprendre après lui avoir ouvert la porte.

Courtin reporta les yeux sur le lit, et, quoiqu'il ne vît, à travers le drap, que la forme du cadavre, il devina tout.

– Pascal ! s'écria-t-il, Pascal !

– Je croyais que vous le saviez, dit la veuve.

– Moi ?

– Oui, vous... vous qui êtes la première cause de sa mort.

– Moi ? moi ? répliqua Courtin, qui pensa à l'instant même à ce que venait de lui dire le frère de la victime et qui sentait combien il était important pour sa sécurité de se disculper ; moi ? Je vous jure, foi d'homme, qu'il y a plus de huit jours que je n'ai vu seulement votre défunt mari.

– Ne jurez pas, répondit la veuve. Pascal ne jurait jamais, lui ; car, lui, jamais il ne mentait.

– Mais, enfin, qui vous a donc dit que je l'avais vu ? demanda Courtin. Voilà qui est fort, par exemple !

– Ne mentez pas en face d'un mort, monsieur Courtin, dit Marianne ; cela vous porterait malheur.

– Je ne mens pas, balbutia le métayer.

– Il est parti d'ici pour aller chez vous ; c'est vous qui l'avez engagé à servir de guide aux soldats.

Courtin fit un nouveau mouvement de dénégation.

– Oh ! ce n'est pas que je vous en blâme, continua la veuve en regardant fixement une petite paysanne de vingt-cinq à trente ans, qui filait sa quenouille dans l'autre angle de la cheminée ; c'était son devoir de prêter assistance à ceux qui veulent empêcher que le pays ne soit, une fois de plus, ravagé par la guerre civile.

– C'était aussi mon but, à moi, mon unique but, répondit Courtin, mais en baissant si fort la voix, que c'était à peine si la jeune paysanne pouvait l'entendre. Je voudrais que le gouvernement nous débarrassât, une bonne fois, de tous ces fauteurs de troubles, de tous ces nobles qui nous écrasent de leurs richesses pendant la paix, et qui nous font massacrer quand vient la guerre ; j'y travaille, maîtresse Picaut ; mais il ne faut pas s'en vanter, voyez-vous : on ne sait que trop ce dont ces gens-là sont capables.

– De quoi vous plaindrez-vous s'ils vous frappent par-derrière, vous qui vous cachez pour les attaquer ? dit Marianne avec l'expression d'un profond mépris.

– Dame, on ose ce que l'on peut oser, maîtresse Picaut, répondit Courtin avec embarras ; il n'est pas donné à tout le monde d'être brave et hardi comme l'était votre pauvre défunt. Mais nous le vengerons, le pauvre Pascal ! nous le vengerons, je vous le jure !

– Merci ! je n'ai pas besoin de vous pour cela, monsieur Courtin, dit la veuve d'un ton presque menaçant, tant il était dur. Vous ne vous êtes déjà que trop mêlé des affaires de cette pauvre maison ; gardez donc désormais pour d'autres votre bonne volonté.

– Comme il vous plaira, la maîtresse Picaut. Hélas ! j'aimais tant votre pauvre cher homme, que je ferais tout pour vous complaire...

Puis, tout à coup, se tournant du côté de la petite paysanne, que déjà, depuis un instant, sans paraître la voir, il regardait du coin de l'œil :

– Mais quelle est donc cette jeunesse ? demanda le métayer.

– Une cousine à moi, venue ce matin de Port-Saint-Père, pour m'aider à rendre les derniers devoirs à mon pauvre Pascal et pour me tenir compagnie.

– De Port-Saint-Père, ce matin ? Ah ! ah ! maîtresse Picaut, c'est une bonne marcheuse, et elle a fait promptement la route.

La pauvre veuve, peu habituée au mensonge, et n'ayant jamais eu de motifs de mentir, mentait mal ; elle se mordit les lèvres et lança à Courtin un coup d'œil de colère qui, par bonheur, ne rencontra point les yeux de celui-ci, occupé en ce moment à examiner un habillement complet de paysan qui séchait devant la cheminée.

Mais, dans tout le costume, ce qui semblait le plus particulièrement intriguer Courtin, c'était une paire de souliers et une chemise.

Il est vrai que la paire de souliers était, quoique ferrée, d'un cuir et d'une forme qui ne sont pas très-communs dans les chaumières, et que, de son côté, la chemise était de la plus fine batiste qui se pût voir.

– Joli lin ! joli lin ! marmottait le métayer froissant entre ses doigts le moelleux tissu ; m'est avis qu'il ne doit pas écorcher le cuir de celui qui le porte.

La jeune paysanne crut qu'il était temps de venir en aide à la veuve, qui semblait sur les épines et dont le front se chargeait d'une manière visible de nuages de plus en plus menaçants.

– Oui, dit-elle, ce sont des hardes que j'avais achetées à Nantes d'un fripier, pour tailler dedans un déshabillé au petit neveu de feu mon cousin Pascal.

– Et vous les avez lavées avant de les donner à un couseur et vous avez, par ma foi, bien fait, la jolie fille ! car, enfin, ajouta Courtin en regardant plus fixement encore la jeune paysanne, des défroques de friperie, on ne sait jamais qui les a portées : ça peut être un prince et ça peut être un galeux.

– Maître Courtin, interrompit Marianne, que cette conversation semblait impatienter de plus en plus, il me semble que voilà votre bidet qui se tourmente à la porte.

Courtin parut écouter.

– Si je n'entendais pas, dit-il, votre beau-frère, qui marche dans le grenier au-dessus de nos têtes, je dirais que c'est lui qui le tourmente, le mauvais gars.

à cette nouvelle preuve de l'esprit essentiellement observateur du maire de la Logerie, ce fut au tour de la jeune paysanne de pâlir ; et cette pâleur augmenta encore lorsqu'elle entendit Courtin, qui s'était levé pour aller observer son cheval à travers les carreaux, dire comme se parlant à lui-même :

– Mais non, il est bien là, le garnement ! C'est bien lui qui asticote ma bête avec la mèche de son fouet.

Puis, revenant à la veuve :

– Mais qui donc, alors, avez-vous dans votre grenier, la maîtresse ?

La fileuse allait répondre que Joseph avait une femme et des enfants, et que le grenier était commun aux deux familles ; mais la veuve ne lui donna pas même le temps de commencer sa phrase.

– Maître Courtin, dit-elle en se redressant, toutes vos questions ne vont-elles pas bientôt prendre fin ? Je hais les espions, moi, je vous en préviens, qu'ils soient rouges ou blancs.

– Mais, depuis quand une simple causette entre amis est-elle de l'espionnage, la Picaut ? Ouais ! vous êtes devenue bien susceptible.

Les yeux de la jeune paysanne suppliaient la veuve d'être plus prudente ; mais son impétueuse hôtesse ne savait plus se contenir.

– Entre amis, entre amis ?... dit-elle. Oh ! cherchez vos amis parmi ceux qui vous ressemblent, c'est-à-dire les traîtres et les lâches, et sachez que la veuve de Pascal Picaut ne sera jamais de ceux-là. Allez ! et laissez-nous à notre douleur, que depuis trop longtemps vous troublez.

– Oui, oui, dit Courtin avec une bonhomie parfaitement jouée, ma présence vous est odieuse ; j'aurais dû le comprendre plus tôt, et je vous demande excuse de ne l'avoir pas fait. Vous vous obstinez à voir en moi la cause de la mort du pauvre défunt ; oh ! cela me fait vraiment deuil, grand deuil, la maîtresse ; car je l'aimais tout plein, et pour beaucoup je ne lui eusse pas causé dommage. Mais, allons, puisque vous le voulez absolument, puisque vous me chassez, je m'en vais, je m'en vais ; ne vous chagrinez point comme cela.

En ce moment, la veuve, qui, depuis un instant, paraissait de plus en plus préoccupée, indiqua d'un coup d'œil rapide à la jeune paysanne une huche à pain qui se trouvait derrière la porte.

Sur cette huche, on avait oublié une écritoire qui était restée là tout ouverte ; – l'écritoire, sans doute, qui avait servi à donner à Jean Oullier l'ordre qu'il avait apporté le matin même au marquis de Souday.

Cette écritoire consistait en une poche de maroquin vert qui s'enroulait autour d'une espèce de tube en carton, lequel tube contenait tout ce qu'il fallait pour écrire.

En allant vers la porte, Courtin ne manquerait pas de voir le portefeuille et les papiers épars qui le recouvraient à moitié !

La jeune paysanne comprit le signe, vit le danger, et, avant que le maire de la Logerie se fût retourné, leste comme une biche, elle avait passé derrière lui, et s'était assise sur la huche, de façon à masquer complètement le malencontreux portefeuille.

Courtin ne parut pas prêter la moindre attention à cette manœuvre.

– Allons, allons, adieu, la maîtresse Picaut ! dit-il. J'ai perdu dans votre homme un camarade que j'aimais grandement ; vous en avez douté ; mais l'avenir vous l'apprendra. Si quelqu'un vous gêne ou vous moleste dans le pays, vous n'avez qu'à me venir trouver, entendez-vous ? on a une écharpe, et vous verrez.

La veuve ne répondit pas ; elle avait dit à Courtin ce qu'elle avait à lui dire, et ne semblait plus prêter la moindre attention au métayer, qui s'acheminait vers la porte : immobile, les bras croisés, elle regardait le cadavre, dont la forme rigide se dessinait sous le drap qui le recouvrait.

– Tiens, vous voilà revenue là, la belle enfant ? dit Courtin en passant devant la paysanne.

– Oui, j'avais trop chaud là-bas.

– Soignez bien votre cousine, ma fille, continua Courtin : cette mort-là a fait d'elle une bête féroce ; la voilà aussi peu avenante que les louves de Machecoul ! Et puis filez, filez, ma fille ! mais vous avez beau tordre votre fuseau ou faire tourner votre bobine, vous aurez du mal à tirer de votre quenouille un fil aussi fin que celui qui a servi à tisser la chemisette qui est là-bas !

Puis, se décidant enfin à sortir :

– Quel joli lin ! quel joli lin ! dit Courtin en fermant la porte.

– Eh ! vite, vite, cachez tous ces ustensiles ! dit la veuve : il ne sort que pour rentrer.

Prompte comme la pensée, la jeune paysanne avait poussé l'écritoire entre la muraille et la huche : mais, si rapide qu'eût été son mouvement, il était encore trop tard.

Le volet qui coupait en deux la porte de la chambre s'était ouvert brusquement, et la tête de Courtin avait paru au-dessus de la partie inférieure.

– Je vous ai fait peur... Pardon, dit Courtin, mais c'était pour un bon motif. Dites-moi donc, à quand les obsèques ?

– Demain, je crois, répondit la paysanne.

– T'en iras-tu, méchant gueux ? s'écria la veuve en s'élançant du côté de Courtin et en levant sur sa tête la pincette massive qui servait à saisir les tisons dans la gigantesque cheminée.

Courtin, épouvanté, se retira.

La maîtresse Picaut, comme l'appelait Courtin, ferma le volet avec violence.

Le maire de la Logerie détacha son bidet, ramassa une poignée de paille et bouchonna la selle, que Joseph avait fait malicieusement, et en raison de la haine qu'il inculquait à ses enfants pour les patauds, souiller par eux de bouse de vache depuis le pommeau jusqu'au troussequin.

Puis, sans se plaindre, sans récriminer, comme si l'accident auquel il venait de porter remède était tout naturel, il enfourcha sa monture de l'air le plus indifférent du monde ; il s'arrêta même assez longtemps dans le verger pour examiner, avec la curiosité d'un amateur, si les pommes avaient convenablement noué ; mais, aussitôt qu'il eut gagné la croix de la Bertaudière et mis son cheval dans le chemin de Machecoul, prenant son bâton par le gros bout, il se servit de la lanière de cuir d'un côté, de son unique éperon de l'autre, avec tant de persistance et de furie, qu'il parvint à faire prendre à son bidet une allure dont, jusque-là, personne n'eût pu le croire susceptible.

– Enfin, le voilà parti ! dit en le perdant de vue la jeune paysanne, qui, de derrière la fenêtre, avait suivi tous les mouvements du maire de la Logerie.

– Oui ; mais peut-être cela n'en vaut-il pas mieux pour vous, madame.

– Comment cela ?

– Oh ! je m'entends.

– Croiriez-vous qu'il est allé nous dénoncer ?

– Il passe pour en être capable ; je n'en sais rien personnellement, car je ne me mêle guère aux propos ; mais sa méchante mine m'a toujours fait penser qu'on ne le calomniait pas même parmi les blancs.

– En effet, dit la jeune paysanne, qui commençait à s'inquiéter, sa physionomie ne me paraît point faite pour inspirer la confiance.

– Ah ! madame, pourquoi donc n'avez-vous pas gardé près de vous Jean Oullier ? dit la veuve. C'était un honnête homme, celui-là, et un homme sûr.

– J'avais des ordres à donner au château de Souday ; puis il doit nous amener des chevaux ce soir, afin que nous puissions au plus tôt quitter votre maison, où je suis tout à la fois un aliment à votre douleur et un embarras.

La veuve ne répondit rien.

Le visage caché entre ses deux mains, elle pleurait.

– Pauvre femme ! murmura la duchesse, vos larmes tombent goutte à goutte sur mon cœur et chacune d'elles y laisse un douloureux sillon. Hélas ! c'est la conséquence terrible, inévitable des révolutions : c'est sur la tête de ceux qui les font que doivent retomber toutes ces larmes et tout ce sang.

– Ne serait-ce pas plutôt, si Dieu était juste, sur la tête de ceux qui les causent ? repartit la veuve d'une voix sourde qui fit tressaillir son interlocutrice.

– Vous nous haïssez donc bien ? demanda la jeune paysanne avec douleur.

– Oh ! oui, je vous hais ! répondit la veuve. Comment voulez-vous que je vous aime ?...

– Hélas ! je comprends, oui, la mort de votre mari...

– Non, vous ne comprenez pas, dit Marianne en secouant la tête.

La jeune paysanne fit un geste qui signifiait : « Expliquez-vous, alors. »

– Non, dit la veuve, ce n'est pas parce que l'homme qui, depuis quinze ans, était toute ma vie, sera demain dans sa couche de terre ; ce n'est pas parce que, tout enfant, j'ai assisté aux massacres de Légé, qu'à l'ombre de votre drapeau blanc, j'y ai vu égorger mes proches, dont le sang a rejailli jusque sur mon visage ; ce n'est point parce que, pendant dix années, ceux qui combattaient pour vos ancêtres ont persécuté les miens, brûlé leurs maisons, ravagé leurs champs ; non, je vous le répète, non, ce n'est pas pour cela que je vous hais.

– Pourquoi donc, alors ?

– C'est parce qu'il me semble impie qu'une famille, une race se substitue à Dieu, notre seul maître ici-bas, à tous tant que nous sommes, grands et petits ; qu'elle prétende que nous avons tous été faits pour elle ; qu'elle suppose qu'un peuple que l'on torture n'a pas le droit de se retourner sur le lit de douleur où il est étendu, si auparavant il n'en a pas obtenu d'elle la permission ! Or, vous êtes de cette famille égoïste, vous êtes de cette race absolue ; voilà pourquoi je vous hais !

– Et, cependant, vous m'avez donné asile ; cependant, vous avez fait trêve à votre douleur pour prodiguer vos soins non-seulement à moi, mais encore à celui qui m'accompagnait ; vous vous êtes dépouillée de vos vêtements pour m'en couvrir moi-même ; vous lui avez donné, à lui, ceux de ce pauvre mort, pour lequel je prie ici-bas, et qui, je l'espère bien, prie pour moi là-haut.

– Ce qui ne m'empêchera point, une fois que vous aurez quitté ma demeure, une fois que j'aurai rempli près de vous les devoirs de l'hospitalité, ce qui ne m'empêchera point de faire des vœux pour que ceux qui vous poursuivent vous atteignent.

– Mais pourquoi donc ne me livrez-vous pas à eux, si tels sont vos sentiments ?

– Parce que ces sentiments sont moins puissants que mon respect pour l'infortune, que ma religion pour le serment, que mon culte pour l'hospitalité ; parce que j'ai juré que vous seriez sauvée aujourd'hui ; puis aussi un peu, parce que j'espère que ce que vous avez vu ici ne sera pas une leçon perdue, et vous dégoûtera de vos projets ; car vous êtes humaine, vous êtes bonne, je le sais.

– Qui pourrait donc m'y faire renoncer, à ces projets que je nourris depuis dix-huit mois ?

– Ceci ! dit la veuve.

Et, d'un mouvement rapide et violent comme tout ce qu'elle faisait, elle arracha le drap qui recouvrait le mort, dont on aperçut la face livide et les plaies qu'entourait un large cercle violacé.

La jeune paysanne se détourna ; malgré la fermeté dont elle avait déjà donné tant de preuves, elle ne pouvait supporter ce terrible spectacle.

– Songez, madame, reprit la veuve, songez qu'avant que ce que vous venez tenter soit accompli, bien des pauvres gens dont le seul crime est de vous aimer, bien des pères, bien des fils, bien des frères, seront, comme celui-ci, couchés sur leur lit funèbre ; que bien des mères, bien des veuves, bien des sœurs, bien des orphelins pleureront, comme je le fais, celui qui était leur amour et leur appui !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit la jeune femme en éclatant en sanglots, en tombant à genoux et en levant les deux bras vers le ciel, si nous nous trompions, s'il fallait vous rendre compte de tous les cœurs que nous allons briser !...

Et sa voix, trempée de larmes, se perdit dans un gémissement.

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