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Chapitre XXXIII
Où la curiosité de maître Loriot n'est pas précisément satisfaite

Maître Loriot profita donc immédiatement de l'exemple que lui donnaient mesdemoiselles de Souday, et, laissant le marquis et ses hôtes évoquer tout à leur aise les souvenirs de la guerre des géants, il se leva tout doucement de la table et suivit les deux jeunes filles dans le salon.

Il avança en faisant courbette sur courbette et en se frottant joyeusement les mains.

– Ah ! ah ! dit Bertha, vous paraissez bien satisfait, monsieur le notaire.

– Mesdemoiselles, répondit maître Loriot à demi-voix, j'ai fait de mon mieux pour seconder les ruses de monsieur votre père ; j'espère qu'au besoin vous ne vous refuserez point à témoigner de l'aplomb et du sang-froid que j'ai montrés dans cette circonstance.

– De quelles ruses de guerre parlez-vous, cher monsieur Loriot ? dit Mary en riant. Ni Bertha ni moi ne savons ce que vous voulez dire.

– Mon Dieu, reprit le notaire, je n'en sais pas plus que vous ; mais j'ai pensé que M. le marquis devait avoir de puissantes et sérieuses raisons pour traiter comme de vieux amis, et mieux que l'on ne traite parfois de vieux amis, les affreux soudards qu'il a admis à sa table ; les prévenances dont il accable les séides de l'usurpateur m'ont semblé si étranges, que je me suis figuré qu'elles avaient un but.

– Et lequel ? demanda Bertha.

– Dame, celui de leur inspirer tant de sécurité, qu'ils négligent le soin de leur sûreté, et de profiter de leur insouciance pour leur faire subir le sort...

– Le sort ?

– Le sort de..., répéta le notaire.

– Le sort de qui ?

Le notaire fit le geste de trancher une tête.

– D'Holopherne, peut-être ? s'écria Bertha en éclatant de rire.

– Justement, dit Maître Loriot.

Mary se joignit à sa sœur dans la bruyante explosion où celle-ci l'avait devancée.

La supposition du petit notaire avait réjoui les deux sœurs au delà de toute expression.

– Ainsi, vous nous destiniez au rôle de Judith ? demanda Bertha faisant trêve la première à son hilarité.

– Dame, mesdemoiselles...

– Monsieur Loriot, si mon père était là, il pourrait se fâcher de ce que vous l'avez supposé capable d'user de ces sortes de procédés, à mon avis, un peu trop bibliques ; mais, soyez tranquille, nous ne le lui dirons pas plus qu'au général, qui certainement serait, de son côté, très-peu flatté de l'enthousiasme avec lequel vous acceptiez notre dévouement.

– Mesdemoiselles, répliqua maître Loriot, pardonnez-moi si ma ferveur politique, si mon horreur pour tous les partisans de ces malheureuses doctrines m'ont entraîné un peu loin.

– Je vous pardonne, monsieur Loriot, répondit Bertha, qui, à cause de son caractère franc et décidé, ayant été la plus soupçonnée, avait le plus à pardonner ; je vous pardonne, et, pour que vous ne soyez plus exposé à de semblables méprises, je vais vous mettre au courant de la situation. Sachez donc que le général Dermoncourt, que vous regardez comme l'antéchrist, est tout simplement venu faire au château une perquisition du genre de celles que l'on a faites dans les châteaux environnants.

– Mais, alors, demanda le petit notaire, qui s'embrouillait de plus en plus dans la situation, pourquoi les traiter avec... par ma foi ! je dirai le mot, avec tant de faste ? La loi est formelle !

– Comment, la loi ?

– Oui : elle interdit aux magistrats, aux officiers civils et militaires, chargés de mettre à exécution le mandat de l'autorité judiciaire, de saisir, enlever, s'approprier tous autres objets que ceux désignés audit mandat ; que font ces gens des mets, des viandes, des vins de toutes sortes dont ils ont trouvé la table de M. le marquis de Souday chargée ? Ils se les ap-pro-prient !

– Mais il me semble, mon cher monsieur Loriot, dit Mary, que mon père est bien libre d'inviter qui il veut à sa table.

– Même les gens qui viennent exercer... représenter chez lui... un pouvoir tyrannique et odieux ? Certainement, mademoiselle ; mais vous me permettrez de regarder cela comme chose peu naturelle et d'y supposer une cause ou un but !

– C'est-à-dire, monsieur Loriot, que vous voyez là un secret que vous cherchez tout simplement à pénétrer.

– Oh ! mademoiselle...

– Eh bien, je vous le confierai, ou à peu près, mon cher monsieur Loriot ; car je sais que l'on peut compter sur vous, si, toutefois, vous, de votre côté, vous voulez m'apprendre comment il se fait qu'ayant à chercher quelque part M. Michel de la Logerie, vous soyez venu tout droit au château de Souday.

Bertha avait prononcé ces paroles d'une voix ferme et accentuée, et le notaire, auquel elles étaient adressées, les écouta avec beaucoup plus d'embarras que n'en éprouvait son interlocutrice.

Quant à Mary, elle s'était rapprochée de sa sœur, avait passé son bras sous le sien, avait appuyé sa tête sur son épaule, et attendait, avec une curiosité qu'elle ne cherchait pas à dissimuler, la réponse de maître Loriot.

– Eh bien, puisque vous désirez savoir le pourquoi, mademoiselle...

Le notaire fit une pause comme pour être encouragé.

Bertha, en effet, l'encouragea d'un signe de tête.

– Je suis venu, continua maître Loriot, parce que madame la baronne de la Logerie m'avait indiqué le château de Souday comme le lieu où son fils s'était très-probablement retiré après sa fuite.

– Et sur quoi madame de la Logerie appuyait-elle ses suppositions ? demanda Bertha avec le même regard interrogateur, la même voix ferme et accentuée.

– Mademoiselle, répliqua le notaire de plus en plus embarrassé, après ce que j'ai dit tantôt à votre père, vraiment je ne sais si, malgré la récompense que vous avez attachée à ma franchise, j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout.

– Pourquoi pas, monsieur le notaire ? continua Bertha gardant le même aplomb. Voulez-vous que je vous aide ? C'est parce qu'elle croit, avez-vous dit, que l'objet de l'amour de monsieur son fils est au château de Souday.

– C'est justement cela, mademoiselle.

– Bien ! Mais ce que je désirerais connaître, ce que je tiendrais à savoir, c'est l'opinion de madame de la Logerie sur cet amour.

– Cette opinion ne lui est point positivement favorable, mademoiselle, reprit le notaire ; cela, je dois l'avouer.

– Voilà déjà un point sur lequel mon père et la baronne s'entendent, dit en riant Bertha.

– Mais, continua le notaire avec intention, M. Michel sera majeur dans quelques mois, libre, par conséquent, de ses actions, maître de son immense fortune...

– De ses actions, dit Bertha, tant mieux ! cela pourra lui servir.

– à quoi, mademoiselle ? demanda malignement le notaire.

– Mais à réhabiliter le nom qu'il porte, à faire oublier les tristes souvenirs que son père a laissés dans le pays. Quant à la fortune, si j'étais celle que M. Michel honore de son affection, je lui conseillerais d'en faire un tel usage, que bientôt, il n'y aurait pas, dans toute la province, un nom plus honorable et plus honoré que le sien.

– Que lui conseilleriez-vous donc, mademoiselle ? fit le notaire tout étonné.

– De rendre cette fortune à ceux à qui l'on prétend que son père l'a prise, de restituer à leurs propriétaires les biens nationaux que M. Michel avait achetés.

– Mais, en ce cas, mademoiselle, dit le petit notaire tout à fait désorienté, vous ruineriez celui qui aurait l'honneur de vous aimer !

– Qu'importe, s'il lui restait la considération de tous et la tendresse de celle qui lui aurait conseillé le sacrifice.

En ce moment, Rosine parut à la porte, et, passant sa tête entre les deux battants :

– Mademoiselle, dit-elle, sans s'adresser particulièrement ni à Mary ni à Bertha, voulez-vous venir, s'il vous plaît ?

Bertha tenait à continuer la conversation avec le notaire ; elle était avide de se renseigner sur les sentiments que madame de la Logerie nourrissait contre elle, encore plus peut-être que de ceux que son fils nourrissait pour elle ; enfin, elle était heureuse de s'entretenir, si vaguement que ce fût, des projets qui formaient, depuis quelque temps, le thème invariable de ses méditations ; aussi dit-elle à Mary d'aller voir ce dont il s'agissait.

Mais, de son côté, Mary ne quittait le salon qu'à regret ; elle était épouvantée de voir à quel point l'amour de Bertha pour Michel s'était développé, depuis quelques jours ; chacune des paroles de sa sœur retentissait douloureusement dans son âme ; elle croyait être sûre que l'amour de Michel était tout entier à elle, et elle songeait avec terreur à ce que serait le désespoir de Bertha, lorsqu'elle s'apercevrait qu'elle s'était si étrangement abusée. Puis, comme, malgré l'immense affection de Mary pour Bertha, l'amour avait déjà versé dans son cœur une petite dose de l'égoïsme qui accompagne ce sentiment, Mary était tout heureuse, à un autre point de vue, de ce qu'elle entendait ; elle se réservait tout bas le rôle que sa sœur traçait pour la femme aimée de Michel ; aussi fallut-il que Bertha lui répétât une seconde fois d'aller voir pour quelle cause Rosine appelait l'une d'elles.

– Allons, va, ma chérie ! dit Bertha en appuyant ses lèvres sur le front de Mary ; va ! et, en même temps, occupe-toi de la chambre de M. Loriot ; car je crains que, dans tout ce bouleversement, on n'ait oublié de lui préparer un gîte.

Mary avait l'habitude d'obéir, elle obéit : des deux sœurs, elle était la nature douce et flexible.

Elle trouva Rosine à la porte.

– Que nous veux-tu ? lui demanda-t-elle.

Celle-ci ne répondit point ; et, comme si elle eût craint d'être entendue de la salle à manger, où le marquis racontait la dernière journée de Charette, elle tira Mary par le bras, et l'emmena sous l'escalier qui se trouvait à l'autre extrémité du vestibule.

– Mademoiselle, lui dit-elle, il a faim.

– Il a faim ? répéta Mary.

– Oui ; il vient de me le dire à l'instant même.

– Mais de qui parles-tu ? et qui donc a faim ?

– Lui, le pauvre garçon !

– Qui, lui ?

– M. Michel, donc !

– Comment ! M. Michel est ici ?

– Ne le savez-vous donc point ?

– Mais non.

– Il y a deux heures, – après que mademoiselle votre sœur fut rentrée au salon, un peu avant que les soldats fussent arrivés, – eh bien, il est entré à la cuisine.

– Il n'est donc pas parti avec Petit-Pierre ?

– Mais non.

– Et tu dis qu'il est entré à la cuisine ?

– Oui ; il était si las, que cela faisait pitié. « Monsieur Michel, lui ai-je dit comme cela, pourquoi donc vous n'allez pas au salon ? – Dame, ma chère Rosine, a-t-il répondu avec sa voix si douce, c'est qu'on ne m'a pas invité à y rester. » Alors, il voulait s'en aller coucher à Machecoul ; car, de rentrer à la Logerie, il ne le fera pour rien au monde ! Il paraît que sa mère veut l'emmener à Paris. Je n'ai point voulu le laisser courir ainsi la nuit.

– Tu as bien fait, Rosine. Et où est-il ?

– Je l'ai mis dans la chambre de la tourelle ; mais, comme les soldats ont pris le rez-de-chaussée, on n'y peut plus entrer que par le corridor qui est au bout du grenier, et je viens vous en demander la clef.

Le premier mouvement de Mary – c'était le bon – fut de prévenir sa sœur ; mais, à ce premier mouvement, il ne tarda pas à en succéder un second, et celui-là, il faut l'avouer, était le moins généreux : c'était de voir Michel seule et la première.

Rosine, d'ailleurs, lui fournit un prétexte pour suivre celui-là.

– Voici la clef, lui dit Mary.

– Oh ! mademoiselle, répliqua Rosine, venez avec moi, je vous en supplie. Il y a tant d'hommes dans le château, que je n'ose m'y hasarder seule, et que je mourrais de peur pour monter là-haut ; tandis que vous, la fille de M. le marquis, tout le monde vous respectera.

– Mais les provisions ?

– Les voici.

– Où ?

– Dans ce panier.

– Alors, viens !

Et Mary s'élança dans l'escalier avec la légèreté d'un de ces chevreuils qu'elle poursuivait dans les rochers de la forêt de Machecoul.

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