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Chapitre XX
L'émeute

Une demi-heure après la conférence du sous-préfet et de Courtin, un gendarme parcourait les groupes, cherchant le général, qu'il trouva causant très-intimement avec un respectable mendiant couvert de haillons ; le gendarme dit quelques mots à l'oreille du général, et celui-ci revint précipitamment à l'Hôtel du Cheval-Blanc.

Le sous-préfet l'attendait à la porte.

– Eh bien ? demanda le général en voyant l'air satisfait du fonctionnaire public.

– Ah ! général, grande nouvelle et bonne nouvelle ! répondit celui-ci.

– Voyons un peu cela.

– L'homme à qui j'ai eu affaire est véritablement très-fort.

– La belle nouvelle ! ils le sont tous, très forts ! Le plus niais d'entre eux en remontrerait à M. de Talleyrand. Que vous a-t-il dit, l'homme très-fort ?

– Il a vu arriver avant-hier au soir, au château de Souday, le comte de Bonneville déguisé en paysan et, avec lui, un autre petit paysan qui lui a paru être une femme.

– Eh bien, après ?

– Eh bien, général, il n'y a pas de doute.

– Achevez, monsieur le sous-préfet ! vous voyez mon impatience, dit le général du ton le plus calme.

– Je veux dire qu'à mon avis, il n'y a point de doute que cette femme ne soit celle qui nous est signalée, c'est-à-dire la princesse.

– Qu'il n'y ait pas doute pour vous, soit ; mais il y a doute pour moi.

– Pourquoi cela, général ?

– Parce que, moi aussi, j'ai reçu des confidences.

– Volontaires ou involontaires ?

– Est-ce qu'on en sait quelque chose avec ces gens-là !

– Bah !

– Mais, enfin, que vous a-t-on dit ?

– On ne m'a rien dit.

– Eh bien, alors ?

– Eh bien, alors, quand je vous ai quitté, j'ai continué mon marché d'avoine.

– Oui ; ensuite ?

– Ensuite, le paysan auquel je m'étais adressé m'a demandé des arrhes ; c'était trop juste. Moi, de mon côté, je lui ai demandé un reçu ; c'était plus juste encore. Il a voulu l'aller écrire chez un marchand quelconque. « Bah ! lui ai-je dit, voilà un crayon, vous avez bien un bout de papier sur vous ; mon chapeau vous servira de table. » Il a déchiré une lettre, m'a donné son reçu, et le voici. Lisez.

Le sous-préfet prit le papier et lut :

« Reçu de M. Jean-Louis Robier la somme de cinquante francs, à compte sur trente sacs d'avoine que je m'engage à lui livrer le 28 courant,

» Ce 14 mai 1832.

» F. Terrien »

– Eh bien, observa le sous-préfet, je ne vois là aucun renseignement, moi.

– Tournez le papier, s'il vous plaît.

– Ah ! ah ! fit le sous-préfet.

Le papier que tenait le fonctionnaire public était la moitié d'une lettre déchirée par le milieu. Au verso, il lut les lignes suivantes :

... arquis,
.... ois à l'instant la nouvelle
.... celle que nous attendons
.... à Beaufays le 26 au soir.
.... officiers de votre division
.... présentés à Madame.
.... votre monde sous la main.
.... respectueux,
.... oux.

– Ah ! diable, fit le sous-préfet, c'est tout simplement l'annonce d'une prise d'armes que vous me communiquez là ; car il est facile de reconstruire ce qui manque.

– On ne peut plus facile, dit le général.

Puis à voix basse :

– Peut-être trop facile même.

– Ah çà ! que me disiez-vous donc ? fit le fonctionnaire public, de la finesse de ces gens-là ; mais, au contraire, ils me semblent d'une innocence qui me confond.

– Attendez donc ! dit Dermoncourt ; ce n'est pas tout.

– Ah ! ah !

– Après avoir quitté mon marchand d'avoine, j'ai abordé un mendiant, une espèce d'idiot. Je lui ai parlé du bon Dieu, de ses saints, de la Vierge, du sarrasin, de la récolte de pommes – remarquez que les pommiers sont en fleur – et j'ai fini par lui demander s'il voulait nous servir de guide pour nous conduire au Loroux, où nous devions, vous vous le rappelez, aller faire un tour. « Je ne peux pas, m'a répondu mon idiot d'un air malin. – Pourquoi cela ? lui ai-je demandé de l'air le plus bête que j'ai pu. – Parce que je suis commandé, m'a-t-il dit, pour conduire une belle dame et deux messieurs comme vous, du Puy-Laurens à la Flocelière. »

– Ah ! diable ! cela se complique, il me semble.

– Au contraire, cela s'éclaircit.

– Expliquez-vous.

– Les confidences qui viennent sans qu'on les appelle, dans ce pays où il est si difficile de les obtenir quand on les cherche, me paraissent des piéges assez grossiers pour qu'un vieux renard comme moi ne donne pas dedans. La duchesse de Berry, si duchesse de Berry il y a, ne peut être à la fois à Souday, à Beaufays et à Puy-Laurens. Voyons, que vous en semble, mon cher sous-préfet ?

– Dame, répondit le fonctionnaire public en se grattant l'oreille, je crois qu'elle a pu être ou pourra être tour à tour dans les trois endroits, et, ma foi, sans aller courir au gîte où elle était ou au gîte où elle sera, j'irais droit à la Flocelière, c'est-à-dire à l'endroit où votre idiot la signale aujourd'hui.

– Vous êtes un mauvais limier, mon cher, dit le général. Le seul renseignement exact que nous ayons reçu est celui de ce drôle qui nous a donné de la galette et que vous avez amené ici...

– Mais les autres ?

– Je parierais mes épaulettes de général contre des épaulettes de sous-lieutenant que les autres nous sont envoyés par quelque madré compère qui avait vu M. le maire causer avec nous, et qui avait intérêt à nous faire prendre le change. En chasse donc, mon cher sous-préfet, et occupons-nous de Souday, si nous ne voulons pas faire buisson creux.

– Bravo ! s'écria le sous-préfet ; je craignais d'avoir fait un pas de clerc ; mais ce que vous me dites me rassure.

– Qu'avez-vous fait ?

– Eh bien, ce maire, j'ai là son nom : il s'appelle Courtin et est maire d'un petit village qu'on nomme la Logerie.

– Je connais cela : nous avons failli y prendre Charette, il y a tantôt trente-sept ans.

– Eh bien, cet homme m'a désigné un individu qui pouvait nous servir de guide, et qu'en tout cas il était prudent d'arrêter afin qu'il ne retournât point au château pour donner l'alarme.

– Et cet homme ?

– C'est l'intendant du marquis, son garde. Voici son signalement.

Le général prit un papier et lut :

« Cheveux grisonnants et courts, front bas, yeux noirs et vifs, sourcils hérissés, nez orné d'une verrue, avec du poil dans les narines, favoris encadrant le visage, chapeau rond, veste de velours, gilet et culotte pareils, guêtres et ceinture en cuir. Signes particuliers : un chien d'arrêt braque de poil marron. La seconde incisive de gauche cassée. »

– Bon ! s'écria le général ! mon marchand d'avoine trait pour trait ! maître Terrien, qui ne s'appelle pas plus Terrien, j'en répondrais, que je ne m'appelle Barrabas.

– Eh bien, général, vous pourrez vous en assurer tout à l'heure.

– Comment cela ?

– Dans un instant, il sera ici.

– Ici ?

– Sans doute.

– Il va venir ici ?

– Il va y venir.

– De bonne volonté ?

– De bonne volonté ou de force.

– De force ?

– Oui ; j'ai donné l'ordre de l'arrêter, et ce doit être fait au moment où je vous parle.

– Mille tonnerres ! s'écria le général en laissant tomber sur la table un si violent coup de poing, que le magistrat en rebondit sur son fauteuil. – Mille tonnerres ! répéta-t-il, qu'avez-vous fait là ?

– Il me semble, général, que, si c'est un homme aussi dangereux qu'on me l'a dit, il n'y avait qu'un parti à prendre : c'était de l'arrêter.

– Dangereux ! dangereux !... Il est bien plus dangereux maintenant qu'il ne l'était il y a un quart d'heure.

– Mais s'il est arrêté ?

– Il ne l'aura pas été si vite, croyez-moi, qu'il n'ait eu le temps de donner l'éveil. La princesse sera avertie avant que nous soyons à une lieue d'ici. Bien heureux encore si vous ne nous avez pas mis toute cette gredine de population sur les bras, de telle sorte que nous ne pourrons distraire un homme de la garnison.

– Mais peut-être y a-t-il encore moyen... dit le sous-préfet en se précipitant vers la porte.

– Oui, courez... Ah ! mille tonnerres ! il est trop tard !

En effet, une rumeur sourde venait du dehors, grossissant de seconde en seconde jusqu'à ce qu'elle eût atteint le diapason de ce concert terrible que font les multitudes qui préludent à la bataille.

Le général ouvrit la fenêtre.

Il aperçut, à cent pas de l'auberge, les gendarmes qui amenaient Jean Oullier, garrotté au milieu d'eux.

La foule les entourait, hurlante et menaçante ; les gendarmes n'avançaient que lentement et avec peine.

Cependant ils n'avaient point encore fait usage de leurs armes ; mais il n'y avait pas une minute à perdre.

– Allons, le vin est tiré, il faut le boire ! dit le général en se dépouillant de sa redingote et en revêtant à la hâte son uniforme.

Puis, appelant son secrétaire :

– Rusconi, mon cheval ! mon cheval ! cria-t-il. – Vous, monsieur le sous-préfet, tâchez de rassembler les gardes nationaux, s'il y en a ; mais que pas un fusil ne s'abaisse sans mon ordre.

Un capitaine, envoyé par le secrétaire, entra.

– Vous, capitaine, continua le général, réunissez vos hommes dans la cour ; que mes vingt chasseurs montent à cheval ; deux jours de vivres et vingt-cinq cartouches par homme ; et tenez-vous prêts à sortir au premier signal que je donnerai.

Le vieux général, qui avait retrouvé tout le feu de sa jeunesse, descendit dans la cour, et, tout en envoyant au diable les pékins, ordonna que l'on ouvrît la porte cochère qui donnait sur la rue.

– Comment ! s'écria le sous-préfet, vous allez vous présenter seul à ces furieux ? Vous n'y songez pas, général !

– Au contraire, je ne songe qu'à cela. Morbleu ! ne faut-il pas que je dégage mes hommes ? Allons, place ! place ! ce n'est pas le moment de faire du sentiment.

En effet, aussitôt que les deux battants furent ouverts, et que la porte, en roulant sur ses gonds, lui eut donné passage, le général, enlevant vigoureusement son cheval de deux coups d'éperon, se trouva, du premier bond de l'animal, au milieu de la rue et au plus fort de la mêlée.

Cette soudaine apparition d'un vieux soldat à la figure énergique, à la haute stature, à l'uniforme brodé et constellé de décorations, l'audace merveilleuse dont il faisait preuve produisirent sur la foule l'effet d'une commotion électrique.

Les clameurs cessèrent comme par enchantement ; les bâtons levés s'abaissèrent. Les paysans les plus voisins du général portèrent la main à leur chapeau ; les rangs compacts s'ouvrirent, et le soldat de Rivoli et des Pyramides put avancer d'une vingtaine de pas dans la direction des gendarmes.

– Eh bien, qu'avez-vous donc, mes gars ? s'écria-t-il d'une voix si retentissante, qu'on l'entendit jusque dans les rues attenantes à la place.

– Nous avons que l'on vient d'arrêter Jean Oullier, dit une voix.

– Et que Jean Oullier est un brave homme, dit une autre voix.

– Ce sont les malfaiteurs que l'on arrête, et non pas les honnêtes gens, dit une troisième.

– Ce qui fait que nous ne laisserons pas prendre Jean Oullier, dit une quatrième.

– Silence ! dit le général d'un ton de commandement si impérieux, que toutes les voix se turent.

Puis alors :

– Si Jean Oullier est un brave homme, un honnête homme, dit-il, ce dont je ne doute pas, Jean Oullier sera relâché ; s'il est un de ceux qui cherchent à vous tromper, à abuser de vos bons et loyaux sentiments, Jean Oullier sera puni. Croyez-vous donc qu'il soit injuste de punir ceux qui cherchent à replonger le pays dans les effroyables désastres dont les vieux ne parlent aux jeunes qu'en pleurant ?

– Jean Oullier est un homme paisible et qui ne veut de mal à personne, dit une voix.

– Que vous manque-t-il donc ? continua le général sans s'arrêter à l'interruption. Vos prêtres, on les respecte ; votre religion, c'est la nôtre. Avons-nous tué le roi comme en 1793 ? aboli Dieu comme en 1794 ? En veut-on à vos biens ? Non ; ils sont sous la sauvegarde de la loi commune. Jamais votre commerce n'a été si florissant.

– Cela est vrai, dit un jeune paysan.

– N'écoutez donc pas les mauvais Français qui, pour satisfaire leurs passions égoïstes, ne craignent pas d'appeler sur le pays toutes les horreurs de la guerre civile. – Ne vous souvient-il plus de ce qu'elles sont, et faut-il vous le rappeler ? Faut-il que je vous rappelle vos vieillards, vos mères, vos femmes, vos enfants massacrés, vos moissons foulées aux pieds, vos chaumières en feu, la mort et la ruine à chacun de vos foyers ?

– Ce sont les bleus qui ont fait tout cela ! cria une voix.

– Non, ce ne sont pas les bleus, poursuivit le général ; ce sont ceux qui vous ont poussés à cette lutte insensée... insensée alors et qui serait impie aujourd'hui ; lutte qui avait au moins son prétexte dans ce temps-là, mais qui n'en a plus aujourd'hui.

Et, tout en parlant, le général poussait son cheval dans la direction des gendarmes, qui, de leur côté, faisaient tous leurs efforts pour arriver au général.

Cela leur devenait d'autant plus possible que son discours tout soldatesque faisait une évidente impression sur quelques paysans ; les uns baissaient la tête et demeuraient muets ; les autres communiquaient à leurs voisins des réflexions qui, à l'air dont elles étaient faites, devaient être approbatives.

Mais, à mesure que le général avançait dans le cercle qui entourait les gendarmes et leur prisonnier, il trouvait des physionomies moins favorablement disposées ; les plus rapprochées étaient tout à fait menaçantes. Les porteurs de ces sortes de physionomie étaient évidemment les meneurs, les chefs de bande, les capitaines de paroisse.

Pour ceux-là, il était inutile de se mettre en frais d'éloquence : il y avait chez eux parti pris de ne jamais écouter et d'empêcher les autres d'écouter.

Ils ne criaient pas, ils hurlaient.

Le général comprit la situation, et résolut d'imposer à ces hommes par un de ces actes de vigueur corporelle qui ont tant de pouvoir sur les multitudes.

Aubin Courte-Joie était au premier rang des mutins.

Avec l'infirmité que nous lui connaissons, cela paraîtra d'abord étrange.

Mais Aubin Courte-Joie, à ses deux mauvaises jambes de bois avait, pour le moment, substitué deux bonnes jambes de chair et d'os ; Aubin Courte-Joie s'était fait une monture d'un mendiant à taille colossale.

Il était assis à califourchon sur les épaules de ce mendiant, lequel, au moyen des courroies qui entouraient les jambes postiches du cabaretier, le maintenait dans cette posture aussi solidement que le général se maintenait sur sa selle.

Ainsi juché, Aubin Courte-Joie arrivait à la hauteur de l'épaule du général, et le poursuivait de ses vociférations frénétiques et de ses gestes menaçants.

Le général allongea la main de son côté, le saisit par le collet de sa veste, l'enleva à la force du poignet, le tint quelque temps suspendu au-dessus de la foule, et, le jetant enfin à un gendarme :

– Serrez-moi ce polichinelle, dit-il, il finirait par me donner la migraine.

Le mendiant, débarrassé de son cavalier, avait relevé la tête, et le général reconnut l'idiot avec lequel il s'était entretenu dans la matinée ; seulement, à cette heure, l'idiot avait l'air aussi spirituel que pas un.

L'action du général avait soulevé l'hilarité de la foule ; mais cette hilarité ne dura pas longtemps.

En effet, Aubin Courte-Joie se trouvait entre les bras du gendarme à la gauche duquel était Jean Oullier.

Il tira doucement de sa poche son couteau tout ouvert et le plongea jusqu'au manche dans la poitrine du gendarme en criant :

– Vive Henri V ! Sauve-toi, mon gars Oullier.

En même temps, le mendiant, qui, par un légitime sentiment d'émulation, voulait sans doute répondre dignement à l'acte athlétique du général, se glissait sous son cheval, et, par un brusque et vigoureux mouvement, saisissant le général par sa botte, le jetait de l'autre côté.

Le général et le gendarme tombèrent en même temps : on eût pu les croire tués tous deux.

Mais le général se releva immédiatement et se remit en selle avec autant de force que d'adresse.

En se remettant en selle, il donna un si vigoureux coup de poing sur la tête nue du mendiant, que celui-ci, sans pousser un cri, tomba à la renverse comme s'il eût eu le crâne brisé.

Ni le gendarme ni le mendiant ne se relevèrent ; le mendiant était évanoui, le gendarme était mort.

De son côté, Jean Oullier, quoiqu'il eût les mains liées, donna un si brusque coup d'épaule au second gendarme, que celui-ci chancela.

Jean Oullier franchit le corps du soldat mort et se jeta dans la foule.

Mais le général avait l'œil partout, même sur ce qui se passait derrière lui.

Il fit faire une volte à son cheval, qui bondit au milieu de cette houle vivante, empoigna Jean Oullier comme il avait empoigné Aubin Courte-Joie, et le plaça en travers de son cheval.

Alors, les pierres commencèrent à pleuvoir et les bâtons à reprendre leur position offensive.

Les gendarmes tinrent bon ; ils enveloppèrent le général et firent autour de lui une ceinture, présentant leurs baïonnettes à la foule, qui, n'osant plus les attaquer corps à corps, se contenta de les attaquer de ses projectiles.

Ils avancèrent ainsi jusqu'à vingt pas de l'auberge.

à ce moment, la situation du général et de ses hommes devenait critique.

Les paysans, qui semblaient décidés à ne pas laisser Jean Oullier au pouvoir de ses ennemis, se montraient de plus en plus audacieux dans leur agression.

Déjà quelques baïonnettes s'étaient teintes de sang, et cependant l'ardeur des mutins ne faisait que s'accroître.

Heureusement qu'à la distance où étaient placés les soldats, la voix du général pouvait arriver jusqu'à eux.

– à moi les grenadiers du 32e ! cria-t-il.

Au même instant, les portes de l'auberge s'ouvrirent, les soldats se précipitèrent la baïonnette en avant et refoulèrent les paysans.

Le général et son escorte purent pénétrer dans la cour.

Le général y trouva le sous-préfet, qui l'attendait.

– Voilà votre homme, dit-il en lui jetant Jean Oullier comme un paquet ; il nous a coûté cher. Dieu veuille qu'il rapporte son prix !

On entendit alors une fusillade bien nourrie qui partait de l'extrémité de la place.

– Qu'est-ce que cela ? dit le général dressant les oreilles et ouvrant les narines.

– La garde nationale, sans doute, répondit le sous-préfet ; la garde nationale, à qui j'ai donné l'ordre de se réunir, et qui, selon mes instructions, a dû tourner les mutins.

– Et qui lui a donné ordre de faire feu ?

– Moi, général ; il fallait bien vous dégager.

– Eh ! mille tonnerres ! vous voyez bien que je me suis dégagé tout seul, dit le vieux soldat.

Puis, secouant la tête :

– Monsieur, dit-il, retenez bien ceci : en guerre civile, tout sang inutilement versé est plus qu'un crime, c'est une faute.

Une ordonnance entra au galop dans la cour.

– Mon général, dit l'officier, les insurgés fuient dans toutes les directions. Les chasseurs arrivent ; faut-il qu'ils les poursuivent ?

– Que pas un homme ne bouge ! dit le général. Laissez faire la garde nationale. Ce sont des amis, ils s'arrangeront entre eux.

En effet, une seconde fusillade annonça que paysans et gardes nationaux s'arrangeaient.

C'étaient ces deux détonations qu'avait entendues, de la Logerie, le baron Michel.

– Ah ! dit le général, maintenant, il s'agit tout simplement de profiter de cette triste journée.

Puis, montrant Jean Oullier :

– Nous n'avons qu'une chance pour nous, ajouta-t-il, c'est que cet homme ait été seul dans le secret. A-t-il communiqué avec quelqu'un depuis que vous l'avez arrêté, gendarmes ?

– Non, mon général, pas même par signes, attendu qu'il a les mains liées.

– Lui avez-vous vu faire un geste de la tête, dire un mot ? Vous le savez, avec ces gaillards-là, un geste suffit, un mot dit tout.

– Non, mon général.

– Eh bien, alors, courons-en la chance. Faites manger vos hommes, capitaine ; dans un quart d'heure, nous nous mettrons en route. Les gendarmes et la garde nationale suffiront pour maintenir la ville ; j'emmène mes vingt chasseurs pour éclairer la route.

Le général rentra dans l'intérieur de l'auberge.

Les soldats firent leurs préparatifs de départ.

Pendant ce temps, Jean Oullier restait assis sur une pierre, au milieu de la cour, gardé à vue par deux gendarmes.

Sa figure conservait son impassibilité habituelle ; il caressait, de ses deux mains liées, son chien, qui l'avait suivi, et qui appuyait sa tête sur les genoux de son maître, en léchant de temps en temps les mains par lesquelles il était caressé, comme pour rappeler au prisonnier que, dans son infortune, il avait conservé un ami.

Jean Oullier le caressait doucement avec une plume de canard sauvage qu'il avait ramassée dans la cour ; puis, profitant d'un moment où ses deux gardiens avaient cessé de regarder de son côté, il glissa cette plume entre les dents de l'animal, lui fit un signe d'intelligence, et se leva en disant tout bas :

– Va, Pataud !

Le chien s'éloigna doucement, en regardant de temps en temps son maître ; puis, arrivé à la porte, il la franchit sans être remarqué de personne et disparut.

– Bon ! dit Jean Oullier, voilà qui arrivera avant nous.

Malheureusement, les gendarmes n'étaient pas seuls à surveiller le prisonnier !

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