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Chapitre I
L'aide de camp de Charette

S'il vous est arrivé par hasard, cher lecteur, d'aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philbert, écorné, pour ainsi dire, l'angle méridional du lac de Grand-Lieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d'une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul.

Là à gauche du chemin, dans un grand bouquet d'arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n'est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aigues de deux minces tourelles et le toit grisâtre d'un petit castel perdu au milieu des feuilles.

Les murs lézardés de cette gentilhommière, ses fenêtres ébréchées, sa couverture rougie par les iris sauvages et les mousses parasites lui donnent, malgré ses prétentions féodales et les deux tours qui la flanquent, une si pauvre apparence, qu'elle n'exciterait certainement la convoitise d'aucun de ceux qui la regardent en cheminant, sans sa délicieuse position en face des futaies séculaire de la forêt de Machecoul, dont les vagues verdoyantes montent à l'horizon aussi loin que la vue peut s'étendre.

En 1831, ce petit castel était la propriété d'un vieux gentilhomme nommé le marquis de Souday, et s'appelait le château de Souday, du nom de son propriétaire.

Faisons connaître le propriétaire, après avoir fait connaître le château.

Le marquis de Souday était l'unique représentant et le dernier héritier d'une vieille et illustre Maison de Bretagne ; car le lac de Grand-Lieu, la forêt de Machecoul, la ville de Bourg-neuf, situés dans cette partie de la France circonscrite aujourd'hui dans le département de la Loire-Inférieure, faisaient partie de la province de Bretagne, avant que la France fût divisée par départements. La famille du marquis de Souday avait été jadis un de ces arbres féodaux aux rameaux immenses dont l'ombrage s'étendait sur toute une province ; mais les ancêtres du marquis, à force de se mettre en frais pour monter dignement dans les carrosses du roi, l'avaient peu à peu si bien ébranché, que 89 était venu fort à propos pour empêcher le tronc vermoulu d'être jeté bas par la main d'un huissier, en lui réservant une fin peu digne de son illustration.

Lorsque sonna l'heure de la Bastille, lorsque croula la vieille maison des rois présageant l'écroulement de la royauté, le marquis de Souday, déjà héritier, sinon des biens – il n'en restait d'autres que la petite gentilhommière que nous avons dite, – au moins du nom de son père, était premier page de Son Altesse royale M. le comte de Provence.

à seize ans – c'était l'âge qu'avait alors le marquis, – les événements ne sont guère que des accidents ; il était, au reste, difficile de ne pas devenir profondément insoucieux à la cour épicurienne, voltairienne et constitutionnelle du Luxembourg, où l'égoïsme avait ses coudées franches.

C'était M. de Souday qui avait été envoyé sur la place de Grève pour guetter le moment où le bourreau serrerait la corde autour du cou de Favras, et où celui-ci, en rendant le dernier soupir, rendrait à Son Altesse royale sa tranquillité un instant troublée.

Il était revenu à grande course dire au Luxembourg :

– Monseigneur, c'est fait !

Et monseigneur, de sa voix claire et flûtée, avait dit :

- à table, messieurs ! à table !

Et l'on avait soupé, comme si un brave gentilhomme, qui donnait gratuitement sa vie à Son Altesse, ne venait pas d'être pendu comme un meurtrier et comme un vagabond.

Puis étaient arrivés les premiers jours sombres de la Révolution, la publication du livre rouge, la retraite de Necker, la mort de Mirabeau.

Un jour, le 22 février 1791, une grande foule était accourue et avait enveloppé le palais du Luxembourg.

Il s'agissait de bruits répandus. Monsieur, disait-on, voulait fuir et aller rejoindre les émigrés qui se rassemblaient sur le Rhin.

Mais Monsieur se montra au balcon, et fit le serment solennel de ne point quitter le roi.

Et, en effet, le 21 juin, il partit avec le roi, sans doute pour ne point manquer à sa parole de ne le pas quitter.

Il le quitta néanmoins, et pour son bonheur ; car il arriva tranquillement à la frontière avec son compagnon de voyage le marquis d'Avaray, tandis que Louis XVI était arrêté à Varennes.

Notre jeune page tenait trop à sa réputation de jeune homme à la mode pour demeurer en France, où cependant la monarchie allait avoir besoin de ses plus zélés serviteurs ; il émigra donc à son tour, et, comme personne ne fit attention à un page de dix-huit ans, il arriva sans accident à Coblentz, et aida à compléter les cadres des compagnies de mousquetaires qui se reformaient là-bas, sous les ordres du marquis de Montmorin. Pendant les premières rencontres, il fit bravement campagne avec les trois Condés, fut blessé devant Thionville, puis, après bien des déceptions, éprouva la plus forte de toutes par le licenciement des corps d'émigrés ; mesure qui, avec leurs espérances, enlevait à tant de pauvres diables le pain du soldat, leur dernière ressource.

Il est vrai que ces soldats servaient contre la France, et que ce pain était pétri par la main de l'étranger.

Le marquis de Souday tourna alors les yeux vers la Bretagne et la Vendée, où, depuis deux ans, on combattait.

Voici où en était la Vendée.

Tous les premiers chefs de l'insurrection étaient morts : Cathelineau avait été tué à Vannes, Lescure avait été tué à la Tremblaye, Bonchamp avait été tué à Cholet, d'Elbée avait été ou allait être fusillé à Noirmoutiers.

Enfin, ce que l'on appelait la grande armée venait d'être anéantie au Mans.

Cette grande armée avait été vaincue à Fontenay, à Saumur, à Torfou, à Laval et à Dol ; elle avait eu l'avantage dans soixante combats ; elle avait tenu tête à toutes les forces de la République, commandées successivement par Biron, Rossignol, Kléber, Westermann, Marceau ; elle avait, en repoussant l'appui de l'Angleterre, vu incendier ses chaumières, massacrer ses enfants, égorger ses pères ; elle avait eu pour chefs Cathelineau, Henri de la Rochejaquelein, Stofflet, Bonchamp, Forestier, d'Elbée, Lescure, Marigny et Talmont ; elle était restée fidèle à son roi quand le reste de la France l'abandonnait ; elle avait adoré son Dieu quand Paris avait proclamé qu'il n'y avait plus de Dieu ; grâce à elle, enfin, la Vendée avait mérité d'être appelée, un jour, devant l'histoire, la terre des géants.

Charette et la Rochejaquelein étaient restés à peu près seuls debout.

Or, si Charette avait des soldats, la Rochejaquelein n'en avait plus.

C'est que, pendant que la grande armée se faisait détruire au Mans, Charette, nommé général en chef du bas Poitou, et secondé par le chevalier de Couëtu et Jolly, avait rassemblé une armée.

Charette, à la tête de cette armée, et la Rochejaquelein, suivi d'une dizaine d'hommes seulement, se rencontrèrent près de Maulevrier.

En voyant arriver la Rochejaquelein, Charette comprit que c'était un général qui lui arrivait et non un soldat ; il avait la conscience de lui-même, et ne voulait point partager son commandement ; il resta froid et hautain.

Il allait déjeuner : il n'invita pas même la Rochejaquelein à déjeuner avec lui.

Le même jour, huit cents hommes se détachaient de l'armée de Charette et passaient à la Rochejaquelein.

Le lendemain, Charette dit à son jeune rival :

– Je pars pour Mortagne ; vous allez me suivre.

– J'ai été habitué, jusqu'ici, non à suivre, dit la Rochejaquelein, mais à être suivi.

Et il partit de son côté, laissant Charette opérer du sien comme il l'entendait.

C'est celui-ci que nous suivrons, parce qu'il est le seul dont les derniers combats et l'exécution se rattachent à notre histoire.

Louis XVII était mort, et, le 26 juin 1795, Louis XVIII avait été proclamé roi de France, au quartier général de Belleville.

Le 15 août 1795, c'est-à-dire moins de deux mois après cette proclamation, un jeune homme apportait à Charette une lettre du nouveau roi.

Cette lettre, écrite de Vérone et en date du 8 juillet 1795, conférait à Charette le commandement légitime de l'armée royaliste.

Charette voulait répondre au roi par le même messager et le remercier de la faveur qu'il lui accordait ; mais le jeune homme fit observer qu'il était rentré en France pour y rester et pour y combattre, demandant que la dépêche apportée par lui lui servît de recommandation près du général en chef.

Charette, à l'instant même, l'attacha à sa personne.

Ce jeune messager n'était autre que l'ancien page de Monsieur, le marquis de Souday.

En se retirant, pour se reposer des vingt dernières lieues qu'il venait de faire à cheval, le marquis trouva sur son chemin un jeune garde de cinq ou six ans plus âgé que lui, et qui, le chapeau à la main, le regardait avec un affectueux respect.

Il reconnut le fils d'un des métayers de son père avec lequel il avait chassé et aimait fort à chasser autrefois, nul ne détournant mieux un sanglier et n'appuyant mieux les chiens quand l'animal était détourné.

– Eh ! Jean Oullier, s'écria-t-il, est-ce toi ?

– Moi-même en personne, pour vous servir, monsieur le marquis, répondit le jeune paysan.

– Ma foi, mon ami, bien volontiers ! Es-tu toujours bon chasseur ?

– Oh ! oui, monsieur le marquis ! seulement, pour le quart d'heure, ce n'est plus le sanglier que nous chassons, c'est un autre gibier.

– N'importe ; si tu veux, nous chasserons celui-ci ensemble comme nous chassions l'autre.

– ça n'est pas de refus ; au contraire, monsieur le marquis, repartit Jean Oullier.

Et, à partir de ce moment, Jean Oullier fut attaché au marquis de Souday comme le marquis de Souday était attaché à Charette ; c'est-à-dire que Jean Oullier était l'aide de camp de l'aide de camp du général en chef.

Outre ses talents de chasseur, Jean Oullier était un homme précieux. Dans les campements, il était bon à tout, et le marquis de Souday n'avait à s'occuper de rien ; dans les plus mauvais jours ; le marquis ne manqua jamais d'un morceau de pain, d'un verre d'eau et d'une botte de paille – ce qui, en Vendée, était un luxe dont ne jouissait pas toujours le général en chef.

Nous serions fort tenté de suivre Charette et, par contrecoup, notre jeune héros dans quelques-unes de ces expéditions aventureuses tentées par le général royaliste et qui lui méritèrent la réputation de premier partisan du monde ; mais l'histoire est une sirène des plus décevantes, et, lorsqu'on est assez imprudent pour obéir au signe qu'elle vous fait de la suivre, on ne sait plus où elle vous mène.

Nous simplifierons donc notre récit autant que possible, laissant à un autre le soin de raconter l'expédition de M. le comte d'Artois à Noirmoutiers et à l'île Dieu, l'étrange conduite du prince, qui resta trois semaines en vue des côtes de France sans y aborder, et le découragement de l'armée royaliste en se voyant abandonnée par ceux-là pour lesquels elle combattait depuis plus de deux ans !

Charette n'en remporta pas moins, quelque temps après, la terrible victoire des Quatre-Chemins : ce fut la dernière, car la trahison allait se mettre de la partie.

Victime d'un guet-apens, de Couëtu, le bras droit de Charette, son autre lui-même depuis la mort de Jolly, fut pris et fusillé.

Dans les derniers temps de sa vie, Charette ne peut pas faire un pas, que son adversaire, quel qu'il soit, Hoche ou Travot, n'en soit averti sur-le-champ.

Environné de troupes républicaines, cerné de tous côtés, poursuivi jour et nuit, traqué de buissons en buissons, rampant de fossés en fossés, sachant qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard il doit être tué dans quelque rencontre, ou, s'il est pris vivant, fusillé sur place ; sans asile, brûlé de la fièvre, mourant de soif et de faim, n'osant demander, aux fermes qu'il rencontre, ni un peu de pain, ni un peu d'eau, ni un peu de paille, il n'a plus autour de lui que trente-deux hommes dont font partie le marquis de Souday et Jean Oullier, quand, le 25 mars 1796, on lui annonce que quatre colonnes républicaines marchent simultanément contre lui.

– Bien ! dit-il ; en ce cas, c'est ici qu'il faut se battre jusqu'à la mort et vendre chèrement sa vie.

C'était à la Prélinière, dans la paroisse de Saint-Sulpice. Mais, avec ses trente-deux hommes, Charette ne se contente pas d'attendre les républicains : il marche au-devant d'eux. à la Guyonnière, il rencontre le général Valentin, à la tête de deux cents grenadiers et chasseurs.

Charette trouve une bonne position, et s'y retranche.

Là, pendant trois heures, il soutient les charges et le feu de deux cents républicains.

Douze de ses hommes tombent autour de lui. L'armée de la chouannerie, qui se composait de vingt-quatre mille hommes lorsque M. le comte d'Artois était à l'île Dieu, est aujourd'hui réduite à vingt hommes.

Ces vingt hommes tiennent autour de leur général, et pas un ne songe à fuir.

Pour en finir, le général Valentin prend un fusil, et, à la tête de cent quatre-vingts hommes qui lui restent, charge à la baïonnette.

Dans cette charge, Charette est blessé d'une balle à la tête et a trois doigts de la main gauche coupés d'un coup de sabre.

Il va être pris, quand un Alsacien nommé Pfeffer, qui a pour Charette plus que du dévouement – une religion – prend le chapeau empanaché de son général, lui donne le sien, et, s'élançant à gauche, lui crie :

– Sauvez-vous à droite !... C'est moi qu'ils vont poursuivre.

Et, en effet, c'est sur lui que s'acharnent les républicains, tandis que Charette s'élance du côté opposé avec ses quinze derniers hommes.

Charette touchait au bois de la Chabotière, lorsque la colonne du général Travot paraît.

Une nouvelle, une suprême lutte s'engage, dans laquelle Charette n'a d'autre but que de se faire tuer.

Perdant son sang par trois blessures, il chancelle et va tomber. Un Vendéen nommé Bossard le charge sur ses épaules et l'emporte vers le bois ; mais, avant d'y arriver, il tombe percé d'une balle.

Un autre, nommé Laroche-Davo, lui succède, fait cinquante pas et tombe à son tour dans le fossé qui sépare le bois de la plaine.

Le marquis de Souday prend à son tour Charette entre ses bras, et, tandis que Jean Oullier tue de ses deux coups de fusil les deux soldats républicains qui le pressent de plus près, il se jette dans le bois avec son général et sept hommes qui restent. à cinquante pas de la lisière, Charette semble reprendre sa force.

– Souday, dit-il, écoute mon dernier ordre.

Le jeune homme s'arrête.

– Dépose-moi au pied de ce chêne.

Souday hésitait à obéir.

– Je suis toujours ton général, lui dit Charette d'une voix impérieuse ; obéis-moi donc !

Le jeune homme, vaincu, obéit et dépose son général au pied du chêne.

– Là ! maintenant, dit Charette, écoute-moi bien. Il faut que le roi, qui m'a fait général en chef, sache comment son général en chef est mort. Retourne auprès de Sa Majesté Louis XVIII, et raconte-lui ce que tu as vu ; je le veux !

Charette parlait avec une telle solennité, que le marquis de Souday, qu'il tutoyait pour la première fois, n'eut pas même l'idée de désobéir.

– Allons, reprit Charette, tu n'as pas une minute à perdre, fuis ; voilà les bleus !

En effet, les républicains paraissaient à la lisière du bois.

Souday prit la main que lui tendait Charette.

– Embrasse-moi, dit celui-ci.

Le jeune homme l'embrassa.

– Assez, dit le général. Pars !

Souday jeta un regard à Jean Oullier.

– Viens-tu ? lui dit-il.

Mais celui-ci secoua la tête d'un air sombre.

– Que voulez-vous que j'aille faire là-bas, monsieur le marquis, dit-il, tandis qu'ici... ?

– Ici, que feras-tu ?

– Je vous dirai cela si, un jour, nous nous revoyons, monsieur le marquis.

Et il envoya ses deux balles aux deux républicains les plus proches.

Les deux républicains tombèrent.

L'un des deux était un officier supérieur ; ses soldats s'empressèrent autour de lui.

Jean Oullier et le marquis de Souday profitèrent de cette espèce de sursis pour s'enfoncer dans la profondeur du bois.

Seulement, au bout de cinquante pas, Jean Oullier, trouvant un épais buisson, s'y glissa comme un serpent en faisant un signe d'adieu au marquis de Souday.

Le marquis de Souday continua son chemin.

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