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Chapitre VI
Le justicier

à mesure que nos aventuriers s'avançaient vers cette pointe de la forêt que nous avons dit s'allonger comme un fer de lance jusqu'à un quart de lieue d'Hesdin, en séparant les deux bassins de la plaine déjà connue de nos lecteurs, un épais taillis succédait à la haute futaie, et, par le rapprochement de ses troncs, l'entrelacement de ses branches, présentait un surcroît de sécurité à ceux qui se glissaient sous son ombre. Ce fut donc sans être vue d'aucun être vivant que la petite troupe parvint jusqu'à la lisière du bois.
à quinze pas à peu près du fossé qui séparait la forêt de la plaine, fossé qui contournait le chemin sur lequel nous avons arrêté l'attention du lecteur dès le premier chapitre de ce livre, et qui établissait une communication entre le château du Parcq, le camp de l'empereur, et les villages voisins, nos aventuriers s'arrêtèrent.
L'endroit était bien choisi pour la halte : un chêne immense, demeuré avec quelques arbres de la même essence et de la même taille, pour indiquer ce qu'étaient autrefois les géants tombés sous la cognée, étendait son dôme touffu au dessus de leur tête, tandis qu'en faisant quelques pas, ils pouvaient, sans être vus, plonger leurs regards dans la plaine.
Tous levèrent en même temps les yeux vers la puissante végétation de l'arbre séculaire. Yvonnet comprit ce qu'on attendait encore de lui ; il fit de la tête un signe de consentement, emprunta les tablettes de Fracasso, qui renfermaient une seule et dernière feuille immaculée, que le poète lui montra en lui recommandant de respecter les autres, qui étaient dépositaires de ses rêveuses élucubrations. Il dressa un des deux Scharfenstein contre le pilier rugueux qu'il ne pouvait étreindre de ses bras, monta dans les deux mains croisées du géant, de ses mains gagna ses épaules, de ses épaules les premières branches de l'arbre, et, en un instant, se trouva assis à cheval sur une de ses vigoureuses ramures avec autant d'aisance et de sécurité que l'est un matelot sur la vergue de misaine ou sur le grand mât de beaupré.
Gertrude l'avait, pendant cette ascension, suivi d'un œil inquiet, mais elle avait déjà appris à renfermer ses craintes et à contenir ses cris. D'ailleurs, en voyant la désinvolture avec laquelle Yvonnet s'était établi sur sa branche, la facilité qu'il avait à tourner la tête à droite et à gauche, elle comprit qu'à moins d'un de ces vertiges auxquels Yvonnet était sujet quand on ne le regardait pas, il n'y avait aucun danger pour son amant.
Au reste, Yvonnet, la main placée en abat-jour sur ses yeux, regardant tantôt au nord et tantôt au midi, paraissait partager son attention entre deux spectacles également doués d'intérêt.
Ces mouvements de tête multipliés éveillaient fort la curiosité des aventuriers, qui, perdus dans l'épaisseur du taillis, ne pouvaient rien voir de ce que voyait Yvonnet des régions élevées où il avait établi son domicile.
Aussi Yvonnet comprit-il de leur part cette impatience, dont ils donnaient des signes en levant la tête en l'air, en le questionnant du regard, et même en se hasardant à lui crier à demi-voix : « Mais qu'y a-t-il donc ? »
Et, parmi les interrogateurs de gestes et de voix, rendons cette justice à Mlle Gertrude, elle n'était pas la moins animée.
Yvonnet fit, de la main, à ses compagnons un signe de promesse indiquant que, dans quelques secondes, ils en sauraient autant que lui. Il ouvrit les tablettes de Fracasso, en déchira la dernière page blanche, écrivit sur cette page quelques lignes au crayon, roula le papier dans ses doigts, afin que le vent ne l'emportât point, et le laissa tomber.
Toutes les mains s'étendirent pour le recevoir, même les blanches et petites mains de mademoiselle Gertrude, mais ce fut entre les larges battoirs de Frantz Scharfenstein que le papier tomba.
Le géant se mit à rire de sa bonne chance, et passant le papier à son voisin :
- à fous l'honneur, monsir Brogobe, dit-il ; moi ne safre bas lire le vranzais.
Procope, non moins curieux que les autres de savoir ce qui se passait, déplia le papier, et, au milieu de l'attention générale, il lut les lignes suivantes :
« Le château du Parcq est en feu.
» Le comte de Waldeck, ses deux fils et ses quarante reîtres se sont remis en campagne, et suivent le chemin qui conduit du château du Parcq au camp.
» Ils sont à deux cents pas, à-peu-près, de la pointe du bois où nous sommes cachés.
» Voilà pour ma droite.
» Maintenant, une autre petite troupe suit, de son côté, la roufe du camp au château.
» Cette troupe est composée de sept hommes, un chef, un écuyer, un page et quatre soldats.
» Autant que j'en puis juger d'ici, le chef est le duc Emmanuel Philibert.
» Sa troupe est à la même distance à-peu-près, sur notre gauche, que celle du comte de Waldeck sur notre droite.
» Si les deux troupes marchent du même pas, elles doivent se rencontrer juste à la pointe du bois, et se trouver face à face au moment où elles s'y attendront le moins.
» Si le duc Emmanuel a été prévenu, comme c'est probable, par M. Philippin de ce qui se passe au château, nous allons voir quelque chose de curieux.
» Attention camarades ! – c'est bien le Duc. »
Le billet d'Yvonnet finissait là ; mais il était difficile de dire plus de choses en moins de mots, et de promettre avec plus de simplicité un spectacle qui, en effet, allait être des plus curieux, si l'aventurier ne se trompait point sur l'identité des personnes.
Aussi chacun des compagnons se rapprocha-t-il avec précaution de la lisière du bois, afin d'assister, avec le plus d'agrément et le moins de danger possible, au spectacle promis par Yvonnet, et auquel le hasard lui avait assigné la meilleure place.
Si le lecteur veut suivre l'exemple de nos aventuriers, nous ne nous inquiéterons point du comte de Waldeck et de ses fils que nous connaissons déjà par le récit de Mlle Gertrude, et, nous glissant, nous aussi, sur la lisière gauche du bois, nous nous mettrons en communication avec le nouveau personnage annoncé par Yvonnet, et qui n'est pas moins que le héros de notre histoire.
Yvonnet ne s'était pas trompé. Le chef qui s'avançait entre son page et son écuyer, précédant, comme s'il s'agissait d'une simple patrouille de jour, une petite troupe de quatre hommes d'armes, était bien le duc Emmanuel Philibert, généralissime des troupes de l'empereur Charles Quint dans les Pays-Bas.
Il était d'autant plus facile à reconnaître que, selon son habitude, au lieu de porter son casque sur sa tête, il le portait pendu au côté gauche de sa selle. Ce qui lui arrivait presque constamment par la pluie et par le soleil, et même aussi parfois pendant la bataille, d'où l'on disait que les soldats, voyant son insensibilité au froid, au chaud et aux coups, l'avaient surnommé Tête de Fer.
C'était, à l'époque où nous sommes arrivés, un beau jeune homme de vingt-sept ans, de taille moyenne, mais vigoureusement pris dans sa taille ; aux cheveux coupés très-courts, au front haut et découvert, aux sourcils bruns bien dessinés, aux yeux bleus, vifs et perçants, au nez droit, aux moustaches bien fournies, à la barbe taillée en pointe, enfin, au col un peu enfoncé dans les épaules, comme il arrive presque toujours aux descendants des races guerrières, dont les aïeux ont porté le casque pendant plusieurs générations.
Lorsqu'il parlait, sa voix était à la fois d'une douceur infinie et d'une fermeté remarquable. Chose étrange ! elle pouvait monter à l'expression de la plus violente menace sans s'élever de plus d'un ou deux tons : la gamme ascendante de colère était cachée dans les nuances presque insaisissables de l'accent.
Il en résultait que les personnes de son intimité devinaient seuls à quels périls étaient exposés les imprudents qui éveillaient et bravaient cette colère, colère si bien comprimée au-dedans, qu'on ne pouvait comprendre sa force et mesurer son étendue qu'au moment où, précédée de l'éclair de ses yeux, elle éclatait, tonnait, pulvérisait comme la foudre ; puis, de même que, la foudre une fois tombée, l'orage se calme et le temps se rassérène, l'explosion produite, la physionomie du duc reprenait son calme et sa sérénité habituels ; ses yeux, leur regard placide et fort ; sa bouche, son bienveillant et royal sourire.
Quant à l'écuyer qui marchait à sa droite, et qui portait la visière haute, c'était un jeune homme blond du même âge à-peu-près, et exactement de la même taille que le duc. Ses yeux d'un bleu clair, pleins de puissance et de fierté, sa barbe et ses moustaches d'un blond plus chaud que ses cheveux, son nez aux narines dilatées comme celles du lion, ses lèvres dont le poil qui les couvrait ne pouvait cacher ni le coloris ni l'épaisseur, son teint riche à la fois du double fard du hâle et de la santé : tout en lui indiquait la force physique poussée au plus haut degré. Attachée non pas à son flanc, mais ballottant sur son dos, résonnait une de ces terribles épées à deux mains comme François Ier en brisa trois à Marignan, et qu'à cause de leur longueur, on ne tirait que par dessus l'épaule, tandis qu'à l'arçon de sa selle pendait une de ces haches d'armes offrant un tranchant d'un côté, une masse de l'autre, et un fer triangulaire et aigu à sa pointe ; de sorte qu'avec cette seule arme, on pouvait tout à la fois, et selon l'occasion, fendre comme avec une hache, assommer comme avec un marteau, percer comme avec un poignard.
à la gauche du duc marchait son page. C'était un bel adolescent de seize ou dix-huit ans à peine, avec des cheveux bleus à force d'être noirs, taillés à l'allemande, comme en portent les chevaliers d'Holbein et les anges de RaphaĆ«l. Ses yeux, ombragés par de longs cils veloutés, étaient doués de cette nuance insaisissable qui flotte du marron au violet, et que l'on ne rencontre que dans les yeux arabes ou siciliens. Son teint mat, de cette belle matité particulière aux contrées septentrionales de la péninsule italienne, semblait celui d'un marbre de Carrara dont le soleil romain aurait longuement et amoureusement bu la pâleur. Ses mains, petites, blanches et effilées, manœuvraient, avec une adresse remarquable, un petit cheval de Tunis portant pour toute selle, une trousse faite d'une peau de léopard aux yeux d'émail, aux dents et aux griffes d'or, et, pour toute bride, un léger filet de soie. Quant à son habillement, simple mais plein d'élégance, il se composait d'un pourpoint de velours noir s'ouvrant sur un justaucorps cerise à crevés de satin blanc, serré au bas de la taille par un cordonnet d'or supportant une dague dont la poignée était faite d'une seule agate. Son pied, gracieusement modelé, était enfermé dans une botte de maroquin dans l'extrémité supérieure de laquelle se perdait, à la hauteur du genou, une trousse de velours pareil à celui du pourpoint. Enfin, son front était couvert d'une toque de la même étoffe et de la même couleur que toute la partie extérieure de son vêtement, et autour de laquelle, fixée au-dessus du front par une agrafe de diamant, s'enroulait une plume cerise dont l'extrémité, flottante au moindre souffle d'air, retombait gracieusement entre les deux épaules.
Nos personnages nouveaux posés et mis en scène, revenons à l'action, un moment interrompue, et qui va se renouer avec encore plus de vigueur et de fermeté qu'auparavant.
En effet, pendant cette description, le duc Emmanuel Philibert, ses deux compagnons et les quatre hommes de sa suite continuaient leur chemin sans presser ni ralentir le pas de leurs chevaux. Seulement, à mesure qu'ils approchaient de la pointe du bois, le visage du duc se rembrunissait, comme s'il se fût attendu d'avance au spectacle de désolation qui allait s'offrir à ses yeux, une fois cette pointe de bois dépassée. Mais, tout à coup, en arrivant simultanément à l'extrémité de l'angle, comme l'avait prévu Yvonnet, les deux troupes se trouvèrent face à face, et, chose singulière ! ce fut la plus nombreuse des deux qui s'arrêta, clouée à sa place par un sentiment de surprise auquel se mêlait visiblement un peu de crainte.
Emmanuel Philibert, au contraire, sans indiquer par un tressaillement de son corps, par un geste de sa main, par un mouvement de son visage, le sentiment, quel qu'il fût, qui l'agitait, continua son chemin, marchant droit au comte de Waldeck, qui l'attendait placé entre ses deux fils.
à dix pas du comte, Emmanuel fit un signe à son écuyer, à son page et à ses quatre soldats, qui s'arrêtèrent avec une obéissance et une régularité toute militaires, et le laissèrent continuer son chemin.
Lorsqu'il ne fut plus qu'à la portée de la main du vicomte de Waldeck, qui se trouvait placé comme un rempart entre lui et son père, le duc s'arrêta à son tour.
Les trois gentilshommes portèrent la main à leurs casques en signe de salut ; seulement, en portant la main au sien, le bâtard de Waldeck en abaissa la visière, comme pour être prêt à tout événement.
Le duc répondit à leur triple salut par une simple inclination de sa tête nue.
Puis, s'adressant au vicomte de Waldeck avec cette voix suave qui faisait de sa parole une harmonie :
- Monsieur le vicomte de Waldeck, dit-il, vous êtes un digne et brave gentilhomme comme je les aime, et comme les aime mon auguste maître l'empereur Charles Quint. Depuis longtemps je songeais à faire quelque chose pour vous ; il y a un quart d'heure, l'occasion s'en est présentée, et je l'ai saisie. Je reçois à l'instant la nouvelle qu'une compagnie de cent vingt lances dont j'ai, au nom de Sa Majesté l'empereur, ordonné la levée sur la rive gauche du Rhin, est assemblée à Spire ; je vous ai nommé capitaine de cette compagnie.
- Monseigneur... balbutia le jeune homme tout étonné, et rougissant de plaisir.
- Voici votre brevet, signé par moi, et scellé du sceau de l'Empire, continua le duc en tirant de sa poitrine un parchemin qu'il présenta au vicomte, prenez-le, partez à l'instant même, et sans une minute de retard... Nous allons probablement rentrer en campagne, et j'aurai besoin de vous et de vos hommes. Allez, monsieur le vicomte de Waldeck ; montrez-vous digne de la faveur qui vous est accordée, et que Dieu vous garde !
La faveur était grande, en effet. Aussi le jeune homme, obéissant sans commentaire à l'ordre qui lui était donné de partir à l'instant même, prit-il immédiatement congé de son père et de son frère, et, se retournant vers Emmanuel :
- Monseigneur, dit-il, vous êtes véritablement un justicier, ainsi qu'on vous appelle, pour le mal, comme pour le bien, pour le bon comme pour le mauvais... Vous avez eu confiance en moi ; cette confiance sera justifiée. Adieu, monseigneur.
Et, mettant son cheval au galop, le jeune homme disparut à l'angle du bois.
Emmanuel Philibert le suivit du regard jusqu'à ce qu'il l'eut entièrement perdu de vue.
Puis, se retournant et fixant un regard sévère sur le comte de Waldeck :
- Et maintenant à vous, monsieur le comte ! dit-il.
- Monseigneur, interrompit le comte, laissez-moi d'abord remercier Votre Altesse de la faveur qu'elle vient d'accorder à mon fils.
- La faveur que j'ai accordée au vicomte de Waldeck, répondit froidement Emmanuel, ne vaut pas un remerciement, puisqu'il l'a méritée... Seulement, vous avez entendu ce qu'il a dit, je suis un justicier pour le mal comme pour le bien, pour le bon comme pour le mauvais. Rendez-moi votre épée, monsieur le comte.
Le comte tressaillit, et, avec un accent indiquant qu'il n'obéissait pas facilement à l'ordre qui venait de lui être donné :
- Moi, vous rendre mon épée, et pourquoi cela ?
- Vous connaissez mon arrêté défendant le pillage et la maraude sous peine des verges ou du gibet pour les soldats, sous peine des arrêts ou de la prison pour les chefs. Vous avez contrevenu à mon arrêté en vous introduisant de force, malgré les observations de votre fils aîné, dans le château du Parcq, en en volant l'or, les bijoux, l'argenterie de la châtelaine qui l'habitait... Vous êtes un maraudeur et un pillard ; rendez-moi votre épée, monsieur le comte de Waldeck.
Le duc avait prononcé ces paroles sans que le ton de sa voix eût visiblement changé, excepté pour son écuyer et son page, qui commençant seulement à comprendre ce dont il s'agissait, se regardèrent avec une certaine inquiétude.
Le comte de Waldeck pâlit ; mais, nous l'avons dit, il était difficile à un étranger de deviner, au son de la voix d'Emmanuel Philibert, à quel degré de menace sa justice ou sa colère en était arrivée.
- Mon épée, monseigneur ? dit Waldeck ; oh ! j'ai, sans doute, encore commis quelque autre méfait... un gentilhomme ne rend pas son épée pour si peu !
Et il essaya de rire dédaigneusement.
- Oui, monsieur, répondit Emmanuel, oui, vous avez fait autre chose ; mais, pour l'honneur de la noblesse d'Allemagne je taisais ce que vous avez fait... Vous voulez que je parle ? Soit ; écoutez donc. Quand vous avez eu volé or, argenterie, bijoux, cela ne vous a pas suffi : vous avez fait attacher la maîtresse de la maison au pied de son lit, et vous lui avez dit : « Si, dans deux heures, vous n'avez pas versé entre nos mains la somme de deux cents écus, noble rose, je mettrai le feu à votre château ! » Vous avez dit cela, et, au bout de deux heures, comme la pauvre femme, vous ayant donné jusqu'à sa dernière pistole, se trouvait dans l'impossibilité de vous remettre les deux cents écus demandés, malgré les prières de votre fils aîné, vous avez mis le feu à la ferme, pour que la malheureuse victime eût le temps de faire ses réflexions avant que le feu eût gagné le château... Et, tenez, vous ne direz point que cela n'est pas vrai : on voit d'ici flamme et fumée. Vous êtes un incendiaire ; rendez-moi votre épée, monsieur le comte.
Le comte grinça des dents, car il commençait à comprendre ce qu'il y avait de résolution dans les paroles calmes mais fermes du duc.
- Puisque vous êtes si bien instruit du commencement, monseigneur, dit-il, vous êtes, sans doute, non moins bien renseigné sur la fin ?
- Vous avez raison, monsieur, je sais tout ; c'est que je voulais vous épargner la corde, que vous méritez.
- Monseigneur ! s'écria Waldeck du ton de la menace.
- Silence, monsieur ! dit Emmanuel Philibert ; respectez votre accusateur, et tremblez devant votre juge !... La fin ? Je vais vous la dire. à la vue de la flamme qui commençait de monter dans les airs, votre bâtard qui avait la clef de la chambre dans laquelle était garrottée la prisonnière, est entré dans cette chambre. La malheureuse n'avait pas crié en voyant le feu qui s'approchait d'elle ; ce n'était que la mort... elle cria en voyant votre bâtard s'avancer et la saisir dans ses bras, car c'était le déshonneur ! Le vicomte de Waldeck entendit ces cris, et accourut. Il somma son frère de rendre la liberté à celle qu'il outrageait ; mais lui, au lieu de répondre à cet appel d'honneur, jeta sa prisonnière toute garrottée sur le lit, et tira son épée. Le vicomte de Waldeck sortit la sienne du fourreau, résolu à sauver cette femme, même au péril de sa vie. Les deux frères s'attaquèrent avec acharnement, car il y avait longtemps qu'ils se haïssaient. Vous entrâtes alors, et, croyant que vos fils se battaient pour la possession de cette femme : «La plus belle femme du monde, dites-vous, ne vaut pas la goutte de sang qui sort des veines d'un soldat. Bas les armes, enfants ! je vais vous mettre d'accord... » Alors, à votre voix, les deux frères abaissèrent leurs épées ; vous passâtes entr'eux ; tous deux vous suivaient du regard, car ils ne savaient ce que vous vouliez faire. Vous vous approchâtes de la femme garrottée et renversée sur le lit, et, avant que ni l'un ni l'autre de vos fils eussent eu le temps de s'opposer à cette action infâme, vous tirâtes votre dague, et la lui enfonçâtes dans la poitrine... Ne dites pas que cela ne s'est point passé ainsi ; ne dites pas que cela n'est point vrai : votre dague est encore humide, et vos mains sont encore sanglantes. Vous êtes un assassin ; rendez-moi votre épée, comte de Waldeck.
- Cela est facile à dire, monseigneur, répondit le comte ; mais un Waldeck ne vous rendrait pas son épée, tout prince couronné ou découronné que vous êtes, quand il serait seul contre vous sept ; à plus forte raison quand il a son fils à sa droite, et quarante soldats derrière lui.
- Alors, dit Emmanuel avec une légère altération dans la voix, si vous ne voulez pas me la rendre de bonne volonté, c'est à moi de vous la prendre de force.
Et, faisant faire un bond à son cheval, il se trouva côte à côte du comte de Waldeck.
Celui-ci, serré de trop près pour tirer son épée, porta la main à ses fontes ; mais, avant qu'il eût détaché le bouton qui les fermait, Emmanuel Philibert avait plongé la main dans la sienne, ouverte d'avance, et en avait tiré un pistolet tout armé.
Le mouvement fut si rapide, que ni le bâtard de Waldeck, ni l'écuyer, ni le page du duc, ni le comte de Waldeck lui-même, ne purent le prévenir. Emmanuel Philibert, d'une main calme et sûre comme celle de la justice, lâcha le coup à bout portant, brûlant le visage du comte avec la poudre, et lui faisant sauter la cervelle avec la balle.
Le comte eut à peine le temps de jeter un cri ; il ouvrit ses bras, se renversa lentement sur la croupe de son cheval, comme un athlète qu'un lutteur invisible fait plier en arrière, perdit l'étrier du pied gauche, puis du pied droit, et roula lourdement à terre.
Le justicier avait fait justice ; le comte était tué sur le coup.
Pendant tout le temps qu'avait duré cette scène, le bâtard de Waldeck, entièrement couvert de son armure de fer, était resté debout et immobile comme une statue équestre ; mais, en entendant le coup de pistolet, mais, en voyant tomber son père, il poussa un cri de rage qui s'échappa en grinçant à travers la visière de son casque.
Puis s'adressant aux reîtres, stupéfaits et terrifiés :
- à moi, compagnons ! s'écria-t-il en allemand ; cet homme n'est pas des nôtres... à mort ! à mort le duc Emmanuel !
Mais les reîtres, pour toute réponse, secouèrent la tête en signe de négation.
- Ah ! s'écria le jeune homme, se laissant emporter de plus en plus à sa colère, ah ! vous ne m'écoutez pas ! ah ! vous refusez de venger celui qui vous aimait comme ses enfants, qui vous chargeait d'or, qui vous gorgeait de butin !... Eh bien ! ce sera donc moi qui le vengerai, puisque vous êtes des ingrats et des lâches !
Et il tira son épée pour s'élancer sur le duc ; mais deux reîtres sautèrent au chanfrein de son cheval, saisissant la bride chacun d'un côté du mors, tandis qu'un troisième l'étreignait entre ses bras.
Le jeune homme se débattait furieux, accablant d'injures ceux qui le tenaient enchaîné.
Le duc regardait ce spectacle avec une certaine pitié : il comprenait le désespoir de ce fils qui venait de voir tomber son père à ses pieds.
- Altesse, dirent les reîtres, qu'ordonnez-vous de cet homme, et que faut-il faire de lui ?
- Le laisser libre, dit le duc. M'ayant menacé, si je l'arrêtais, il pourrait croire que j'ai peur.
Les reîtres arrachèrent l'épée des mains du bâtard, et le laissèrent libre.
Le jeune homme fit bondir son cheval qui, d'un seul élan, franchit la distance qui le séparait d'Emmanuel Philibert.
Celui-ci l'attendait la main posée sur la crosse de son second pistolet.
- Emmanuel Philibert, duc de Savoie, prince de Piémont, cria le bâtard de Waldeck en étendant la main vers lui en signe de menace, tu comprends, n'est-ce pas, que de moi à toi, c'est, à compter d'aujourd'hui, une haine mortelle... Emmanuel Philibert, tu as tué mon père.
Il abaissa la visière de son casque.
- Regarde bien mon visage, et, chaque fois que tu le reverras, soit la nuit, soit le jour, soit dans une fête, soit dans un combat, malheur ! malheur à toi, Emmanuel Philibert !
Et, faisant volter son cheval, il partit au galop en secouant la main, comme pour jeter encore une malédiction contre le duc, et en lui criant une dernière fois : « Malheur ! »
- Misérable ! s'écria l'écuyer d'Emmanuel en piquant son cheval pour s'élancer à sa poursuite.
Mais le duc, faisant un signe impératif de la main :
- Pas un pas de plus, Scianca-Ferro ! dit-il ; je te le défends !
Puis, se retournant vers son page, qui, pâle comme la mort, semblait prêt à perdre les arçons :
- Qu'est-ce que cela, Leone ? dit-il en s'approchant de lui, et en lui tendant la main. En vérité, en vous voyant ainsi, blême et tremblant, on vous prendrait pour une femme.
- Oh ! mon bien-aimé duc, murmura le page, redites-moi que vous n'êtes pas blessé, ou je meurs...
- Enfant ! dit le duc, est-ce que je ne suis pas sous la main de Dieu ?
Alors, s'adressant aux reîtres :
- Mes amis, dit-il en leur montrant le cadavre du comte de Waldeck, procurez une sépulture chrétienne à cet homme, et que la justice que je viens d'exercer sur lui vous soit une preuve qu'à mes yeux, comme à ceux du Seigneur, il n'y a ni grands ni petits.
Et, faisant un signe de la tête à Scianca-Ferro et à Leone, il reprit avec eux le chemin du camp, sans que son visage eût gardé d'autre trace de l'événement terrible qui venait de se passer que la ride habituelle qui semblait, un peu plus profondément que de coutume, creuser sur son front le sillon de la pensée.

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