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Chapitre XII
Le combat à fer émoulu

Ce chevalier portait, debout sur son étrier, une lance à fer émoulu ; une épée était pendue à l'un des arçons de sa selle, une hache à l'autre.
Son écuyer venait derrière lui et portait deux autres lances à fer émoulu comme celle de son maître.
Le cavalier était vêtu d'armes noires ; les plumes de son casque étaient noires ; son cheval était noir et couvert d'un caparaçon noir.
Seules, la ligne du tranchant de sa hache et la pointe aiguë de sa lance brillaient d'un sinistre rayonnement.
Sur son écu, nulle devise ; sur sa targe, aucune armoirie ne pouvait faire deviner ni à quelle nation ni à quelle classe il appartenait.
Une chaîne d'or à son cou, des éperons d'or à ses talons indiquaient pourtant qu'il était chevalier.
à la vue du sombre cavalier, qui semblait l'envoyé de la Mort, sinon la Mort elle-même, tous les assistants, un seul excepté peut-être, sentirent un frisson passer dans leurs veines.
Le cavalier noir s'avança lentement jusqu'aux deux tiers de la lice, salua les deux reines et les princesses, fit marcher son cheval à reculons et se retrouva bientôt de l'autre côté de la barrière, qui se ferma devant lui.
Alors il appela son écuyer. Celui-ci posa à terre les deux lances qu'il tenait, pour le cas où la première serait brisée, alla prendre celle que tenait son maître, se fit ouvrir la barrière transversale qui donnait dans le quadrilatère, et, marchant droit au bastion du duc Emmanuel Philibert, il toucha du fer de sa lance l'écu au blason de Savoie entouré de la devise personnelle du duc :

SPOLIATIS ARMA SUPERSUNT !

Le fer rendit un son lugubre en touchant le fer.
Puis l'écuyer cria à haute voix :
- Emmanuel Philibert, duc de Savoie, devant le roi, devant les princes, devant les nobles seigneurs, gentilshommes et barons ici présents, devant les reines, princesses et nobles dames qui nous écoutent et nous regardent, mon maître t'appelle au combat à outrance, sans miséricorde ni merci, prenant Dieu à témoin de la justice de sa cause et tous ceux ici présents juges de la manière dont il se conduira... Dieu et la victoire soient pour le bon droit !
Un faible cri répondit à ce défi ; ce cri s'échappait des lèvres pâles de madame Marguerite, tout près de s'évanouir.
Puis il se fit un profond silence pendant lequel on n'entendit que ces mots, prononcés par celui que tout le monde prenait pour Emmanuel Philibert :
- C'est bien... Dis à ton maître que j'accepte le combat tel qu'il me le propose, avec Dieu pour juge, avec le roi, les princes, les seigneurs, les gentilshommes, les barons, les reines, princesses et nobles dames ici présents pour témoins, et que je renonce à sa miséricorde comme il renonce à la mienne... Et maintenant, que Dieu décide de quel côté est le droit !
Puis, d'une voix aussi calme que s'il eût demandé son bâton de commandement comme juge du camp :
- Ma lance ! dit-il.
Un écuyer s'avança portant trois lances aux fers aigus et brillants : le cavalier prit, sans choisir, la première venue, enleva son cheval à la fois de la main et des éperons, lui fit sauter la barrière latérale et se trouva dans la lice.
Derrière lui, un cavalier tout armé parut dans le quadrilatère et vint prendre la place qu'il abandonnait.
C'était le roi en personne qui allait faire l'honneur aux deux adversaires d'être leur juge du camp.
Depuis l'entrée du cavalier noir dans la lice, pendant son défi, pendant la réponse qui y avait été faite, un profond silence s'était établi.
Quelques applaudissements avaient salué la légèreté et l'adresse avec laquelle le cavalier avait fait sauter la barrière à son cheval, tout alourdi qu'était le noble animal par son chanfrein et par l'armure de son cavalier ; mais ces applaudissements s'étaient éteints presque aussitôt, comme s'éteint d'elle-même, dans une église ou dans un caveau sépulcral, la voix qui, après avoir commencé sur un ton élevé, s'aperçoit de la sainteté du lieu ou de la solennité de la situation.
Pendant ce temps, les deux adversaires se mesuraient des yeux à travers leur visière baissée et assuraient leur lance sur le faucre.
Les écuyers enlevèrent alors les barrières et le roi fit entendre le cri de « Laissez aller ! »
Les trois autres juges du camp semblaient lui avoir concédé ce droit, comme s'il appartenait à un roi seulement de donner le signal d'un combat où il peut y avoir mort d'homme.
à peine ce cri de « Laissez aller ! » eût-il été entendu, que les deux adversaires se précipitèrent l'un sur l'autre.
Ils se rencontrèrent au milieu de la lice ; chacun avait pris, pour le coup qu'il voulait frapper, un but différent ; le chevalier noir avait dirigé sa lance contre la visière de son adversaire et celui-ci avait visé en pleine poitrine.
Ce ne fut qu'au bout de quelques secondes après le choc que l'on put juger du succès que chacun avait eu.
Le chevalier noir avait enlevé la couronne ducale du casque d'Emmanuel Philibert, tandis que la lance de celui qui combattait sous le nom et avec l'armure du duc s'était brisée en trois morceaux.
Le coup avait été si violent, que le chevalier noir, renversé jusque sur la croupe de son cheval, avait perdu un étrier.
Mais en un instant il avait repris l'étrier et s'était redressé sur ses arçons.
Chacun des combattants fit volte-face et revint à son point de départ.
L'écuyer de Scianca-Ferro lui apporta une lance en place de sa lance brisée.
Quant au chevalier noir, il prit de son côté une lance nouvelle, le pointe de la sienne s'étant émoussée sur le cimier du duc.
Aucun cri, aucun applaudissement, aucun bravo n'avait salué cette rencontre ; on sentait qu'une terreur réelle planait sur l'assemblée.
En effet, à la façon acharnée dont les deux adversaires s'étaient heurtés, on voyait bien, cette fois, que c'était un véritable combat et, comme l'avait dit le chevalier noir, un combat à outrance, sans miséricorde ni merci.
La lance choisie, la lance mise en arrêt, les chevaux piétinant d'ardeur, le roi prononça une seconde fois les mots de « Laissez aller ! »
Un second bruit pareil à un roulement de tonnerre se fit entendre ; puis un choc retentit, comme si la foudre eût éclaté ; les deux chevaux plièrent sur leurs jambes de derrière ; les deux lances furent brisées ; seulement, la cuirasse du duc garda la trace du fer du chevalier noir, voilà tout, tandis que le tronçon de la lance de Scianca-Ferro resta enfoncé dans la cuirasse de son adversaire.
Un instant on put croire que le chevalier noir avait la poitrine crevée comme sa cuirasse ; mais on se trompait : le fer, tout en traversant l'armure, s'était arrêté aux mailles du gorgerin.
Le chevalier noir saisit le tronçon à deux mains et essaya de l'arracher ; mais le triple effort qu'il fit fut inutile et force lui fut de recourir à son écuyer qui, à la seconde secousse seulement, parvint à l'arracher.
Rien de décisif ne s'était encore produit et cependant on sentait que l'avantage, si toutefois il y avait un avantage, était au duc de Savoie.
Les reines commençaient à se rassurer ; ce jeu terrible les entraînait malgré elles. à chaque course, madame Marguerite seule se détournait et ses yeux ne se reportaient sur la lice qu'à ces mots prononcés à son oreille par les jeunes princesses et par le Dauphin :
- Regarde !... mais regarde donc !
Le roi était au comble de la joie : il assistait donc à un véritable combat. à peine pensait-il que toute chance est incertaine et que sa sœur pouvait être veuve avant d'être duchesse. On eût dit qu'il n'avait point de doute sur la victoire, à la façon dont il criait :
- Courage, beau-frère !... Victoire à l'écu de gueules et à la croix d'argent !
Cependant, chaque adversaire reprenait sa troisième lance et s'apprêtait à la troisième course.
à peine si le roi donna le temps à l'arme de s'appuyer au faucre et, pour la troisième fois, il cria : « Laissez aller ! »
Cette fois, le cheval du cavalier noir s'abattit et Scianca-Ferro lui-même, vidant les deux étriers, fut obligé de se retenir aux arçons. Seulement, avec une admirable adresse, d'une main il décrocha sa masse d'armes et, de l'autre, il tira son épée ; de sorte qu'on eût pu croire que le mouvement n'avait été fait que dans le but de substituer l'arme avec laquelle allait continuer le combat à l'arme qui venait de se briser.
De son côté, à peine le cavalier noir toucha-t-il a terre : en un bond, il se retrouva debout près du cheval renversé et, avec la même dextérité que l'avait fait son adversaire, il arracha son épée du fourreau et sa hache d'armes du crochet.
Chacun des deux combattants fit alors un pas en arrière pour prendre le temps de suspendre sa hache à sa ceinture ; puis, cette arme placée à la portée de la main comme une réserve suprême, les deux ennemis, laissant à leurs écuyers le soin d'emmener les chevaux et d'enlever les tronçons des lances, se ruèrent l'un sur l'autre avec autant de rage et d'ardeur que si le combat n'eût fait que de commencer.
Si le silence avait été grand, si l'attention avait été profonde pendant les trois courses, ce fut bien autre chose quand arriva le combat à l'épée, auquel chacun savait d'ailleurs qu'excellait Emmanuel Philibert. Personne ne s'étonna donc de la force et de la violence des coups qui commencèrent à tomber sur le chevalier noir ; mais ce qui eut lieu d'étonner les spectateurs, ce fut, de la part de celui-ci, l'adresse des parades et la promptitude des ripostes ; si rapide que fût l'attaque, la défense ne lui cédait en rien, ou plutôt il n'y avait point attaque d'un côté et de défense de l'autre : il y avait échange égal de coups, échange terrible ! Les deux épées semblaient deux glaives de flamme ; nul œil, si exercé qu'il fût à ce jeu de mort, n'eût pu les suivre. On voyait qu'elles avaient touché l'écu, le casque ou la cuirasse aux étincelles qui en jaillissaient. Enfin, Scianca-Ferro asséna un tel coup sur la tête de son adversaire, que, de si fine trempe qu'eût été le heaume, il eût été fendu si le chevalier noir n'eût paré le coup avec son écu. Mais la formidable lame coupa l'écu par moitié comme s'il eût été de cuire et fit encore une large entaille dans le brassard. Embarrassé d'un écu partagé en deux morceaux, le chevalier noir fit un pas en arrière, jeta les débris de son bouclier loin de lui, et, prenant son épée à deux mains, il en frappa un si furieux coup à son tour sur l'écu du duc, que la lame de l'épée vola en vingt morceaux et que la poignée seule resta dans ses mains.
Alors on put entendre Scianca-Ferro pousser un rugissement de joie sous sa visière fermée ; plus l'arme devenait courte et massive, plus il se sentait d'avantage sur son adversaire. Le chevalier noir avait jeté la poignée de son épée et dégrafé sa hache d'armes : lui jeta à son tour lance et épée, et l'on vit tourbillonner dans sa main, comme un éclair d'or, cette fidèle masse qui lui avait fait donner le nom de Scianca-Ferro. à partir de ce moment, ce ne fut plus qu'un cri d'admiration dans la lice, sur les estrades, au balcon ; toute comparaison échouerait à rendre la rapidité et la violence des coups : sans écus ni l'un ni l'autre, la question d'adresse n'existait plus pour les deux combattants ; restait seulement celle de la force.
Frappé comme l'enclume par le marteau, le chevalier noir resta d'abord immobile comme l'enclume et presque aussi insensible qu'elle ; mais chaque coup suivait l'autre avec une telle roideur, qu'il commença de reculer. Alors son adversaire aussi recula : la masse terrible tourna dans sa main comme une fronde, s'échappa en sifflant et alla frapper le cavalier noir en pleine visière ; à ce coup, celui-ci ouvrit les bras, se balança un instant comme un arbre qui s'ébranle et va tomber, mais, avant même qu'il fût à terre, d'un seul bond, d'un bond de tigre, Scianca-Ferro fut sur lui, son poignard effilé à la main.
On entendit le bruit des deux armures qui tombaient froissées l'une contre l'autre, puis un cri de toutes les femmes qui répétaient : « Miséricorde, duc de Savoie ! duc Emmanuel, merci ! » Mais Scianca-Ferro répondait en secouant la tête : « Non, pas de miséricorde pour le traître ! non, pas de merci pour l'assassin ! » Et, à travers les jours de la visière, à travers les défauts de la cuirasse, à travers les ouvertures du gorgerin, il cherchait un passage pour son poignard quand, tout à coup, les cris : « Arrête ! par le Dieu vivant, arrête ! » attirèrent tous les regards sur un cavalier qui entrait dans la lice à toute bride et qui, s'élançant à bas de son cheval, saisit le vainqueur à bras le corps et, avec une force surhumaine, l'enlevant entre ses bras, le jeta à dix pas du vaincu.
Alors, aux cris de terreur qui s'étaient fait entendre, succéda un cri de surprise : ce cavalier qui arrivait à toute bride, c'était le duc de Savoie Emmanuel Philibert.
- Scianca-Ferro ! Scianca-Ferro, cria le duc à son écuyer rugissant de colère, qu'as-tu fait ?... Tu sais bien que la vie de cet homme m'est sacrée et que je ne veux pas qu'il meure !
- Sacrée ou non, répondit Scianca-Ferro, par l'âme de ma mère, je te dis, moi, Emmanuel, qu'il ne mourra que de ma main !
- Par bonheur, dit Emmanuel détachant le casque du vaincu, ce ne sera pas cette fois encore !
En effet, quoique le chevalier noir eût le visage couvert de sang, il n'était qu'évanoui ; aucune blessure grave ne l'avait atteint et il était probable que les premiers soins d'un médecin allaient le rappeler à la vie.
- Messieurs, dit Emmanuel Philibert à MM. de Vieilleville et de Boissy, vous êtes juges du camp : je mets cet homme sous la sauvegarde de votre honneur... De retour à la vie, qu'il soit libre de se retirer sans dire son nom, sans être obligé de donner une cause à sa haine : c'est mon désir, c'est ma prière et, s'il le faut, je solliciterai cette grâce de Sa Majesté afin que ce soit aussi l'ordre du roi.
Les écuyers prirent le blessé dans leurs bras et l'emportèrent.
Pendant ce temps, Scianca-Ferro débouclait l'agrafe de son heaume, d'où avaient disparu la couronne et le cimier, et le jetait loin de lui avec dépit.
Ce fut alors seulement que le roi parut convaincu.
- Comment, beau-frère, dit-il, ce n'était pas vous ?
- Non, sire, répondit Emmanuel Philibert ; mais, comme vous le voyez, c'était un homme qui faisait honneur à l'armure qu'il portait.
Et il tendit les bras à Scianca-Ferro qui, tout grondant, comme un bouledogue que l'on force de lâcher prise et qui, cependant, obéit à son maître, vint embrasser son frère de lait du bout des dents.
Les applaudissements, contenus jusqu'alors par la terreur et suspendus par l'étonnement, éclatèrent de tous côtés avec une énergie qui fit trembler toute la salle ; les femmes secouaient leurs mouchoirs, les princesses faisaient voler leurs écharpes et Marguerite montrait de la main cette belle hache d'armes qui devait être le prix du vainqueur.
Mais tout cela ne consolait pas Scianca-Ferro de ce que, pour la seconde fois, le bâtard de Waldeck s'échappait vivant de ses mains.
Aussi, tout en montant, conduit par le roi et par Emmanuel Philibert pour recevoir la hache d'armes des mains de Marguerite, murmurait-il :
- Que le serpent tombe une troisième fois entre mes mains, frère Emmanuel, et je te jure que, cette fois-là, il n'en sortira pas vivant !...

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