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Chapitre XI
Le cartel

Le lendemain, le roi Henri avait si grande hâte de recommencer les joutes, qu'il avança le dîner d'une heure afin de pouvoir entrer en lice à midi précis.
Au moment où les fanfares sonnaient la triple entrée des pages, des écuyers et des juges du camp – entrée que nous avons essayé de décrire dans notre précédent chapitre –, un cavalier coiffé d'un chapeau à larges bords qui cachait le haut de son visage et enveloppé, malgré la chaleur inséparable d'une journée de la fin du mois de juin, d'un large manteau de couleur sombre, sortait des écuries du château des Tournelles monté sur un cheval barbe dont on put apprécier la vitesse lorsqu'il se fut tiré du triple cercle de populace qui encombrait les alentours du château où avaient lieu les joutes.
En effet, arrivé au coin des Minimes, il prit un trot rapide, lequel, vers la corderie des Enfants-Rouges, se changea en un galop qui lui permit de franchir en une heure la route de Paris à écouen.
Arrivé à écouen, il traversa la ville toujours du même pas et ne s'arrêta qu'à la porte de la petite maison isolée, couverte de grands arbres et située à cent pas de la route, maison à laquelle nous nous sommes arrêtés nous-mêmes avec Emmanuel Philibert, lors de l'arrivée de celui-ci à Paris.
Des malles chargées de bagages, un cheval tout sellé frappant la terre du pied dans la cour, indiquaient les apprêts d'un départ.
Emmanuel Philibert jeta un regard rapide sur tous ces arrangements qui lui prouvaient que, si le départ s'apprêtait, au moins il n'était pas encore effectué, attacha son cheval à un anneau, monta l'escalier qui conduisait au premier étage et s'élança dans une chambre où une jeune femme achevait d'ajuster, assise et distraite, les dernières agrafes d'une robe de voyage de couleur sombre et extrêmement simple.
Au moment où le prince entra dans la chambre, elle leva la tête, poussa un cri et, cédant à l'élan de son cœur, elle se jeta en avant.
Emmanuel la reçut dans ses bras.
- Leona, lui dit-il d'un ton de reproche, est-ce là ce que tu m'avais promis ?
Mais la jeune femme ne put que balbutier, les lèvres frémissantes et les yeux fermés, le nom d'Emmanuel.
Le prince, la tenant toujours entre ses bras, recula jusqu'à une espèce de canapé, s'assit, laissant glisser la jeune femme sans cependant cesser de la soutenir ; si bien qu'elle se trouva à demi couchée et la tête renversée en arrière, sur l'un de ses genoux.
- Emmanuel ! Emmanuel ! continuait de murmurer la jeune femme, n'ayant pas la force de balbutier autre chose que ce nom bien-aimé.
Emmanuel Philibert la regarda longtemps en silence avec une indicible expression de tendresse ; puis, lorsque enfin elle rouvrit les yeux :
- Il est donc bien heureux, dit-il, que certains mots de ta lettre d'hier aient trahi ton projet et qu'un rêve douloureux, dans lequel je te voyais toute en larmes et vêtue d'une robe de religieuse, m'ait révélé ton dessein ; sans quoi tu partais et je ne te revoyais qu'à mon retour en Piémont !
- Ou plutôt, Emmanuel, murmura la jeune femme d'une voix éteinte, ou plutôt tu ne me revoyais pas !
Emmanuel pâlit et frissonna tout à la fois ; Leona ne vit point la pâleur de ses joues mais elle sentit le frissonnement de son corps.
- Non, non, dit-elle, non, j'avais tort ! Pardon, Emmanuel, pardon !
- Rappelle-toi ce que tu m'as promis, Leona, dit Emmanuel avec la même gravité que si, au lieu de rappeler une promesse d'amour à sa maîtresse, il se rappelait un engagement d'honneur à un ami. C'était à l'hôtel de ville de Bruxelles, la main levée sur une image sainte ! Ton frère, cet homme dont nous avons sauvé la vie, et qui, sans le savoir, fait notre malheur à tous deux, ton frère attendant à la porte la réponse favorable que, dans ton céleste dévouement, tu me priais de lui faire, tu promis, Leona, tu me juras d'être éternellement à moi, de me quitter la veille de ce mariage seulement, et ensuite jusqu'à ce que la mort de l'un de nous deux ait délié l'autre de son serment, de nous retrouver le 17 novembre de chaque année dans cette petite maison du village d'Oleggio où tu fus transportée, enfant, mourante, par moi, près de ta mère morte... Souvent tu m'as dit : « C'est toi qui m'as sauvé la vie, Emmanuel ; ma vie est donc à toi ; fais-en ce que tu voudras ! » Puisque ta vie est à moi, puisque tu l'as répété en face du Christ, ne sépare donc cette vie de la mienne que le plus tard possible ; et, pour tenir religieusement la promesse sans laquelle, tu le sais, Leona, j'eusse tout refusé, sans laquelle je suis prêt à tout refuser encore, pousse jusqu'à la dernière limite le dévouement, cette suprême vertu de la femme qui aime, vertu qui fait d'elle plus qu'un ange ; car, pour être dévoués, les anges n'ont pas besoin de sacrifier les passions terrestres qui sont le partage de nous autres malheureux humains !
- Oh ! Emmanuel ! murmura Leona qui semblait revenir à la vie et au bonheur sous le regard et à la voix de son amant, ce n'est pas le dévouement qui me manque, c'est...
Emmanuel Philibert fixait sur cette charmante tête renversée un regard interrogateur.
- C'est ?... demanda-t-il.
- Hélas ! s'écria Leona, c'est la jalousie qui m'obsède !... Oh ! je t'aime, je t'aime tant, mon Emmanuel !
Et les lèvres des deux amants se touchèrent avec un double cri de bonheur.
- Jalouse ! demanda Emmanuel ; toi jalouse ! et de quoi ?
- Oh ! je ne le suis plus ! murmura la jeune femme ; non, un amour comme le nôtre est éternel... Je viens de sentir sous ton baiser que la mort elle-même ne pourra le rompre, qu'il sera ma récompense au ciel ! Comment donc le tien mourrait-il sur la terre ?
- Tu as raison, Leona, répondit le prince en donnant à sa voix cet accent si tendre et si persuasif qu'elle était susceptible de prendre, Dieu a fait une exception en ma faveur : en m'imposant le fardeau si lourd d'une couronne, il m'a donné la main invisible d'un de ses anges pour la soutenir sur ma tête... écoute, Leona, ce qui existera entre nous ne ressemblera à rien de ce qui existe entre les autres amants : nous vivrons toujours l'un à l'autre, toujours l'un avec l'autre par cette union indissoluble du cœur qui peut braver le temps et même l'absence ; moins la présence réelle, moins la vue de toutes les heures et de tous les instants, notre vie sera la même... Je sais bien que c'est la vie de l'hiver, sans les fleurs, sans le soleil, sans les fruits ; mais enfin, c'est toujours la vie ; la terre sent qu'elle n'est pas morte : nous sentirons, nous, que nous nous aimons !
- Emmanuel ! Emmanuel ! dit la jeune femme, oh ! c'est donc toi, à ton tour, qui me soutiens, qui me consoles, qui me fais revivre !...
- Et maintenant, dit le prince, voyons, redescendons sur la terre, ma bien-aimée Leona, et dis-moi ce qui te faisait jalouse.
- Oh ! depuis que je t'ai quitté, quatre lieues seulement nous séparent, et je ne t'ai encore vu que deux fois !
- Merci, ma Leona, dit Emmanuel ; mais, tu le sais, tout est fête au château des Tournelles, que j'habite... tristes fêtes, du reste, pour deux cœurs : celui de la pauvre élisabeth et le mien ; mais il n'en est pas moins vrai que nous jouons un rôle dans ces fêtes, que nous devons y paraître et que le roi me fait appeler à chaque instant.
- Mais alors, demanda Leona, comment, juste au milieu des joutes, au moment où, en qualité de juge du camp, tu dois y assister, comment as-tu pu tout quitter pour venir me voir ?
Emmanuel sourit.
- Voilà précisément ce qui m'a fait libre ! Je dois assister aux joutes, mais j'y puis assister la visière baissée... Suppose qu'un homme de ma taille revête ma cuirasse, monte mon cheval, fasse mon office de juge du camp.
- Oh ! Scianca-Ferro ! s'écria la jeune femme, je comprends, Scianca-Ferro, cher Emmanuel !
- Alors moi, tourmenté par la lettre que j'ai reçue, poursuivi par le rêve que j'ai fait, je viens voir ma Leona pour qu'elle me renouvelle le serment qu'elle était sur le point d'oublier ; je retrempe mon cœur au sien, mon âme à la sienne, et nous nous quittons forts comme ce géant qui n'avait qu'à toucher la terre pour retrouver sa vigueur !
Et les lèvres du jeune homme s'abaissèrent une seconde fois sur le visage de Leona, et, en touchant celles de la jeune fille, les enveloppèrent tous deux de ce nuage de flamme qui dérobait Mars et Vénus aux regards des autres dieux.
Laissons-les épuiser au calice d'or leurs dernières heures de joie et voyons ce qui se passait, pendant ce temps, à la lice du palais des Tournelles.
Au moment où Emmanuel Philibert s'éloignait du palais au pas le plus rapide de son cheval, laissant Scianca-Ferro, revêtu de son armure, accomplir son office, un écuyer frappait à la porte du palais et demandait le prince Emmanuel Philibert.
Le prince Emmanuel Philibert, c'était pour le moment Scianca-Ferro.
On prévint le jeune homme qu'un écuyer inconnu, qui ne voulait avoir affaire qu'au prince lui-même, demandait obstinément à lui parler.
Scianca-Ferro représentait le prince ; d'ailleurs, Emmanuel n'avait point de secrets pour lui.
Il mit son casque, seule partie de son armure qui lui restât à revêtir et, se plaçant dans l'endroit le plus sombre de l'appartement :
- Faites entrer, dit-il.
L'écuyer parut sur le seuil de la chambre ; il était vêtu de couleur sombre et ne portait ni armoiries ni devise qui pussent le faire reconnaître.
- J'ai l'honneur de parler à Son Altesse le prince Emmanuel Philibert ?
- Vous voyez, répondit Scianca-Ferro éludant par ces deux mots une réponse positive.
- Voici une lettre de la part de mon maître... Il attend un consentement ou un refus.
Scianca-Ferro prit la lettre, la décacheta et lut les lignes suivantes :

« Un homme qui a juré la mort du prince Emmanuel Philibert lui propose, au milieu de la joute qui aura lieu aujourd'hui, un combat à toute outrance, à la lance, à l'épée, à la hache, à la masse ou au poignard, renonçant d'avance à toute miséricorde de sa part, s'il est vaincu, comme le prince doit renoncer à toute miséricorde de la part de cet homme, si cet homme est vainqueur.
» On dit le prince Emmanuel Philibert brave capitaine ; s'il n'est pas indigne de cette réputation, il acceptera le combat proposé et se chargera d'obtenir, pour le vainqueur, toute garantie de la part du roi Henri II.
» Un ennemi mortel. »

Scianca-Ferro lut la lettre sans manifester aucun trouble et, se tournant vers l'écuyer :
- Dites à votre maître, répondit-il, qu'il sera fait ainsi qu'il désire et que, dès que le roi aura couru ses lances, il n'a qu'à se présenter dans la lice et aller toucher du fer de sa lance l'écu du prince Emmanuel : cet écu est à droite du bastion dans le quadrilatère, faisant pendant à celui du connétable, et en face de celui de M. de Vieilleville. J'engage d'avance ma parole que, vaincu ou vainqueur, toute garantie lui est donnée par le roi.
- Mon maître a envoyé un cartel écrit, il désire une garantie écrite, reprit l'écuyer.
En ce moment, M. de Vieilleville parut à son tour sur le seuil ; il venait s'informer si Emmanuel Philibert était prêt.
Scianca-Ferro baissa la visière de son casque et, s'avançant vers la grand chambellan :
- Monsieur de Vieilleville, dit-il, veuillez aller de ma part prier Sa Majesté d'écrire le mot accordé au-dessous de cette lettre. Je supplie le roi de me faire cette grâce qui, refusée par lui, entacherait mon honneur.
Scianca-Ferro était complètement vêtu de l'armure du duc ; sa visière baissée empêchait que l'on ne vît ses cheveux blonds, ses yeux bleus et sa barbe rousse ; M. de Vieilleville s'inclina devant celui qu'il croyait être le prince et, comme l'heure de la joute approchait, il se hâta d'aller remplir la commission dont il était chargé.
Cinq minutes après, il rapportait la lettre.
Le mot accordé était écrit au bas et suivi de la signature royale.
Scianca-Ferro, sans ajouter une parole, présenta le sauf-conduit à l'écuyer, qui s'inclina et sortit.
Le prétendu prince ne se fit point attendre ; seulement, il entra chez lui pour y prendre son épée et sa masse de combat et, en passant devant l'armurier, il lui ordonna d'affiler trois lances.
Puis il alla prendre, en face de la barrière, la place que le prince y occupait la veille.
Les trompettes donnèrent le signal, les hérauts crièrent que la lice était ouverte et la joute commença.
Le roi courut le premier, brisa ses trois lances, une contre le duc de Brunswick, l'autre contre le comte de Horn, la troisième contre le comte de Mansfels.
Puis vint le tour du duc de Guise, puis celui de Jacques de Nemours, puis celui du duc de Ferrare.
Toutes ces joutes furent des merveilles d'adresse et de force ; mais il était évident que l'illustre assemblée était préoccupée de l'attente de quelque grand événement.
Ce grand événement, c'était le combat qu'avait autorisé le roi – Henri n'avait pas eu le courage de tenir le secret entier : sans dire quel était le tenant, il avait annoncé la lutte.
Chacun savait donc que, selon toute probabilité, la journée ne se passerait pas sans que le sang rougît cette arène préparée pour une fête.
Les femmes frissonnaient à l'idée d'un combat à fer émoulu ; mais, tout en frissonnant, peut-être attendaient-elles avec plus d'impatience encore que les hommes ce moment des suprêmes émotions.
Ce qui ajoutait encore à la curiosité, c'est que l'on ignorait contre lequel des quatre tenants ou des quatre juges du camp le défi avait été porté.
Le roi avait encore laissé une chose dans le doute : c'était de dire si le combat aurait lieu le second jour ou le troisième, ce jour même ou le lendemain.
Or, comme on avait vu passer la joute du roi, la joute du duc de Guise, la joute du duc de Nemours, et enfin celle du duc de Ferrare, sans que rien de ce que l'on attendait se produisît, on commençait à croire, ou que la nouvelle était erronée, ou que la joute était remise au lendemain.
Après la joute du duc de Ferrare devait, comme la veille, venir la joute générale.
Les trompettes donnèrent le signal de cette joute ; mais, au lieu que les quatre trompettes des quatre assaillants répondissent ensemble, une seule trompette se fit entendre, sonnant un air étranger aux notes aiguës et pleines de menaces.
Un frémissement courut parmi les spectateurs ; un murmure d'attente satisfaite en même temps que de crainte exprimée s'éleva des estrades ; les têtes ondoyèrent comme un champ de blé au souffle du vent.
Deux personnes, dans toute cette immense assemblée, savaient seules pour qui sonnait cette trompette ; ces deux personnes, c'étaient le roi et Scianca-Ferro, lequel, pour le roi comme pour tout le monde, n'était autre qu'Emmanuel Philibert.
Le roi sortit la tête hors du bastion afin de voir si le duc était à son poste.
Scianca-Ferro, qui comprit l'intention du roi, s'inclina légèrement sur le cou de son cheval.
- Bon courage, beau-frère ! dit le roi.
Scianca-Ferro sourit sous sa visière, comme si on eût pu le voir, et releva la tête, secouant les plumes de son cimier.
En ce moment, tous les yeux se tournèrent vers le bastion des assaillants : un chevalier armé de toutes pièces en franchissait le seuil et entrait en lice.

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