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Chapitre XII
L'échellade

Que nos lecteurs ne s'étonnent point de nous voir suivre, avec une exactitude qui appartient plutôt à l'historien qu'au romancier, tous les détails, attaque et défense, de ce glorieux siège de Saint-Quentin – siège également glorieux pour celui qui l'a fait et pour celui qui l'a soutenu.
D'ailleurs, à notre avis, la grandeur d'un pays se compose aussi bien de ses défaites que de ses victoires : la gloire des triomphes se rehausse de celle des revers.
Quel peuple, en effet, n'eût pas succombé après Crécy, après Poitiers, après Azincourt, après Pavie, après Saint-Quentin, après Waterloo ? Mais la main de Dieu était sur la France et, après chaque chute, la France, au contraire, s'est relevée plus grande qu'elle n'était auparavant.
C'est après avoir succombé sept fois sous le poids de sa croix que Jésus sauva le monde !
La France, sous ce rapport, qu'on nous permette de le dire, pourrait bien n'être pas autre chose que le Christ des nations.
Saint-Quentin est une de ces stations de la France portant sa croix.
La croix, ce fut la monarchie.
Heureusement, derrière la monarchie était le peuple.
Cette fois encore, derrière la monarchie tombée, nous allons voir le peuple rester debout.
Pendant la nuit qui suivit celle du départ d'Yvonnet et de Maldent, on vint prévenir l'amiral que les sentinelles qui montaient la garde au faubourg d'île croyaient entendre un bruit de sape.
Coligny se leva et courut à l'endroit menacé.
C'était un capitaine expérimenté que l'amiral. Il descendit de son cheval, se coucha sur le rempart, approcha son oreille de la terre et écouta.
Puis, se relevant :
- Ce n'est point un bruit de sape, dit-il, c'est un bruit de canons que l'on roule... L'ennemi approche ses pièces pour tirer en batterie.
Les officiers se regardèrent.
Puis Jarnac, s'avançant :
- Monsieur l'amiral, dit-il, vous savez que l'avis de tout le monde est que l'endroit n'est pas tenable ?
L'amiral sourit.
- C'est le mien aussi, messieurs, dit-il ; et cependant vous le voyez, depuis cinq jours nous tenons... Si je m'étais retiré quand j'en fus pressé par vous, le faubourg d'île serait depuis cinq jours aux mains des Espagnols et les travaux qui leur restent à faire pour attaquer la ville de ce côté seraient faits Or, n'oublions pas ceci, messieurs : chaque jour que nous gagnons nous est aussi utile que le sont au daim poursuivi les derniers souffles de son haleine.
- Alors, votre avis, monseigneur ?
- Mon avis est que nous avons fait, de ce côté, tout ce qu'il était humainement possible de faire et qu'il faut porter ailleurs notre force, notre dévouement et notre vigilance.
Les officiers s'inclinèrent en signe d'acquiescement.
- Au point du jour, continua Coligny, les pièces espagnoles seront en batterie et le feu commencera ; au point du jour, il faut que tout ce que nous avons ici d'artillerie, de munitions, de boulets, de balles de laine, de brouettes, de civières, de pics, d'outils à pionnier, soit rentré dans la ville. Une partie de nos hommes va s'occuper à cela ; l'autre entassera dans les maisons les fagots et les fascines que j'ai fait préparer et y mettra le feu... Je veillerai moi-même à la retraite et ferai couper les ponts derrière nos soldats.
Puis, comme il voyait autour de lui les pauvres malheureux à qui ces maisons appartenaient et qui écoutaient ces ordres d'un air désolé :
- Mes amis, dit-il, vos maisons, épargnées par nous, seraient démolies par les Espagnols qui y chercheraient du bois et des pierres pour construire leurs masques et creuser leurs tranchées ; faites-en vous-même le sacrifice au roi et au pays : c'est vous que je charge d'y mettre le feu.
Les habitants du faubourg d'île se regardèrent, échangèrent quelques mots à voix basse, et l'un d'eux, s'avançant :
- Monsieur l'amiral, dit-il, je m'appelle Guillaume Peuquet ; vous voyez d'ici ma maison, celle-là qui est une des plus grandes du quartier... Je me charge de mettre le feu à ma maison et voici mes voisins et mes amis qui en feront autant aux leurs que je vais en faire à la mienne.
- C'est vrai, cela, mes enfants ? dit l'amiral, les larmes aux yeux.
- Est-ce pour le bien du roi et du pays, ce que vous demandez là, monsieur l'amiral ?
- Tenez seulement quinze jours avec moi, mes amis, et nous sauvons la France ! dit Coligny.
- Et pour que vous teniez dix jours encore, il faut que nous brûlions nos maisons ?
- Je crois, mes amis, que c'est nécessaire.
- Alors nos maisons brûlées, vous répondez de tenir ?
- Je réponds, mes amis, de faire tout ce qu'un gentilhomme dévoué au roi et au pays peut faire, dit l'amiral. Quiconque parlera de rendre la ville sera jeté par moi du haut en bas des murailles ; si je parle de la rendre moi-même, que l'on m'en fasse autant.
- C'est bien, monsieur l'amiral, dit un des habitants du faubourg ; quand vous ordonnerez de brûler les maisons, on y mettra le feu.
- Mais, dit une voix, j'espère bien qu'on épargnera l'abbaye de Saint-Quentin-en-île.
L'amiral se retourna du côté d'où venait la voix et reconnut Lactance.
- Saint-Quentin-en-île moins que tout le reste, répondit l'amiral. De la plate-forme de Saint-Quentin-en-île, on domine tout le rempart de Rémicourt et une batterie de canon établie sur cette plate-forme rendrait la défense du rempart impossible.
Lactance leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir.
- D'ailleurs, continua en souriant l'amiral, Saint-Quentin est avant tout le protecteur de la ville et il ne nous en voudra point d'empêcher qu'on ne fasse de son abbaye un moyen de ruine pour ses protégés.
Puis, profitant de ce moment de bonne volonté qui paraissait inspirer à chacun un seul et même dévouement, il ordonna que l'on commençât de tirer vers la ville les canons et de charrier les différents objets indiqués par lui ; le tout dans le plus grand silence possible.
On se mit à l'œuvre et, il faut le dire, avec autant de courage de la part de ceux qui portaient les fascines dans les maisons que de ceux qui, attelés aux canons et aux chariots, tiraient chariots et canons vers la ville.
à deux heures du matin, tout était rentré et il ne restait derrière la vieille muraille que le nombre d'arquebusiers nécessaire pour faire croire qu'elle était toujours défendue et les hommes qui, des torches à la main, se tenaient prêts à mettre le feu aux maisons.
Au point du jour, comme l'avait prévu l'amiral, les Espagnols tirèrent leur première volée. Une batterie de brèche avait été établie dans la nuit et c'était bien le travail qui se faisait pour son établissement qu'avait entendu l'amiral.
Cette première volée était le signal convenu pour mettre le feu au faubourg. Pas un des habitants n'hésita ; chacun approcha héroïquement sa torche des fascines et, au bout d'un instant, on vit monter vers le ciel un rideau de fumée qui fit bientôt place à un rideau de flamme.
Le faubourg brûlait depuis l'église Saint-éloi jusqu'à celle de Saint-Pierre-au-Canal ; mais, au milieu de cet immense brasier, comme si un pouvoir surhumain en eût écarté l'incendie, l'abbaye de Saint-Quentin restait intacte.
Trois fois, à travers le feu et passant sur des ponts volants – car les autres avaient été coupés –, des bourgeois d'abord, des soldats ensuite et enfin des artificiers allèrent renouveler la tentative, trois fois la tentative échoua.
L'amiral, du haut de la porte d'île, suivait les progrès de la destruction lorsque Jean Peuquet, se séparant du groupe dont il faisait partie et s'approchant de l'amiral, son bonnet de laine à la main :
- Monseigneur, dit-il, il y a là un ancien de la ville qui prétend avoir entendu raconter à son père qu'un dépôt de poudre existe dans l'une ou dans l'autre des deux tours qui flanquent la porte d'île et peut-être dans toutes les deux.
- Bon ! dit l'amiral, il faut voir... Où sont les clefs ?
- Ah ! les clefs, dit Jean Peuquet, qui sait cela ? Il y a peut-être cent ans que les portes n'ont été ouvertes !
- Alors, qu'on prenne des leviers et des pinces pour les ouvrir.
- N'êdre bas pézoin te lefiers ni te binzes, dit une voix ; moi bouzer la borde et la borde s'oufrira !
Et Heinrich Scharfenstein, suivi de son neveu Frantz, fit trois pas vers Coligny.
- Ah ! c'est toi, mon brave géant ? dit l'amiral.
- Foui, c'êdre moi et mon nefeu Frantz.
- Eh bien, pousse, mon ami ! pousse !
Les deux Scharfenstein s'approchèrent chacun d'une porte, s'y adossèrent et, toujours pareils à une double mécanique obéissant à un même mouvement, après avoir pris leur point d'appui, comptèrent :
- Ein ! zwein ! drei !
Et, au mot drei, qui dans notre langue correspond au mot trois, faisant chacun un effort, ils enfoncèrent chacun la porte à laquelle il était adossé, et cela si victorieusement que tous deux tombèrent avec elle.
Seulement, comme les portes avaient opposé des résistances plus ou moins grandes, Frantz Scharfenstein tomba de son long et à la renverse, tandis que Heinrich, plus favorisé, ne tomba que sur son derrière.
Mais tous deux se relevèrent avec leur gravité habituelle en disant :
- Foilà !
On entra dans les tours. L'une d'elles, comme l'avait dit Jean Peuquet, contenait effectivement deux ou trois milliers de poudres ; mais, comme il l'avait dit encore, cette poudre était là depuis si longtemps que, lorsqu'on voulut l'enlever dans les caques, celles-ci tombèrent en poussière.
Alors l'amiral donna l'ordre d'apporter des draps pour transporter la poudre à l'arsenal.
Puis, voyant que cet ordre commençait à s'exécuter, il rentra chez lui pour déjeuner et prendre un peu de repos, étant sur pied depuis minuit et n'ayant rien mangé depuis la veille.
Il venait de se mettre à table lorsqu'on lui annonça qu'un des messagers qu'il avait envoyés au connétable était de retour et demandait à lui parler sans retard.
C'était Yvonnet.
Yvonnet venait annoncer à l'amiral que les secours réclamés par lui arriveraient le lendemain conduits par son frère M. Dandelot, par le maréchal de Saint-André et par le duc d'Enghien.
Ces secours devaient se composer de quatre mille hommes de pied qui, selon l'indication donnée par l'amiral, suivraient le chemin de Savy et entreraient par le faubourg de Pontoille.
Maldent était resté à la Fère pour servir de guide à M. Dandelot.
Yvonnet en était là de son récit et levait un verre de vin qu'on venait de lui verser pour boire à la santé de l'amiral, lorsque, tout ensemble, la terre trembla, les murailles chancelèrent, les vitres des fenêtres volèrent en éclats et un bruit pareil à celui de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois se fit entendre.
L'amiral se leva ; Yvonnet, pris d'un mouvement nerveux, reposa sur la table son verre plein.
En même temps un nuage passa sur la ville, emporté par le vent d'ouest et une forte odeur de soufre se répandit dans l'appartement à travers les vitres cassées.
- Oh ! les malheureux ! dit l'amiral, ils n'auront pas pris les précautions nécessaires et la poudrière vient de sauter !
Aussitôt, sans attendre les nouvelles, il sortit de la maison et courut vers la porte d'île.
Toute la population se précipitait du même côté ; l'amiral n'avait point de renseignements à demander : tous ces gens couraient au bruit mais ignoraient quelle était la cause de ce bruit.
Coligny ne s'était pas trompé : en arrivant sur le rempart, il vit la tour éventrée et fumante comme le cratère d'un volcan. Une flammèche de l'immense incendie qui l'entourait était entrée par une des meurtrières et avait mis le feu au terrible combustible.
Quarante ou cinquante personnes avaient péri ; cinq officiers qui dirigeaient l'opération avaient disparu. La tour offrait à l'ennemi une brèche par laquelle vingt-cinq assaillants pouvaient monter de front.
Par bonheur, ce voile de flamme et de fumée qui s'étendait entre le faubourg et la ville cachait cette brèche aux Espagnols ; le dévouement des habitants qui avaient mis le feu à leurs maisons venait donc de sauver la ville.
Coligny comprit le danger : il fit un appel à la bonne volonté de tous ; mais les bourgeois seuls y répondirent. Les gens de guerre qu'on avait retirés du faubourg étaient allés se repaître et se rafraîchir.
Au nombre de ceux qui étaient allés se repaître et se rafraîchir étaient les deux Scharfenstein ; mais, comme leur tente n'était qu'à une cinquantaine de pas du théâtre de l'événement, ils furent les premiers à répondre à l'appel de l'amiral.
C'étaient deux précieux auxiliaires, que l'oncle Heinrich et le neveu Frantz en circonstance pareille : leur force herculéenne, leur stature gigantesque les rendaient bons à tout. Ils mirent bas leurs pourpoints, retroussèrent leurs manches et se firent maçons.
Trois heures après, soit que l'ennemi n'eût rien su de la catastrophe, soit qu'il préparât quelque autre entreprise, les réparations étaient faites sans empêchement aucun et la tour était redevenue presque aussi solide qu'auparavant.
Toute cette journée – qui était celle du 7 août – s'écoula sans que l'ennemi fît la moindre démonstration ; il semblait se borner à un simple blocus. Sans doute attendait-il l'arrivée de l'armée anglaise.
Le soir, les sentinelles remarquèrent quelque mouvement du côté du faubourg d'île. Les Espagnols de Carondelet de Julian Romeron, profitant de l'affaiblissement de l'incendie, commencèrent à apparaître dans le faubourg et à se rapprocher de la ville.
Toute la surveillance se concentra donc de ce côté.
Le soir, à dix heures, l'amiral convoqua chez lui les principaux officiers de la garnison ; il leur annonça que, dans la nuit, selon toute probabilité, leur arriverait le renfort attendu. On devait donc secrètement et silencieusement garnir la muraille, depuis Tourival jusqu'à la porte de Pontoille, afin de se tenir prêts à porter du secours, s'il était besoin, à Dandelot et à ses hommes.
Yvonnet qui, en sa qualité de messager, avait été initié à ces dispositions, les avait vu prendre avec joie et, autant qu'il avait été en lui – car sa connaissance toute particulière des localités ne laissait pas que de lui donner une certaine influence –, il avait poussé les veilleurs nocturnes du côté de la porte de Rémicourt, du côté de la porte d'île et du côté de la porte de Pontoille.
Cette disposition en effet – à part quelques sentinelles – laissait entièrement à découvert le rempart du Vieux-Marché où était située, on se le rappelle, la maison de Jean Peuquet, et particulièrement le petit pavillon habité par Mlle Gudule.
Aussi, vers onze heures, par une de ces sombres nuits si estimées et si bénies des amoureux qui vont voir leurs maîtresses et des hommes de guerre qui préparent une surprise, notre aventurier, suivi de ses deux amis Heinrich et Frantz, armés comme lui jusqu'aux dents, s'avançait-il avec précaution à travers les rues des Rosiers, de la Fosse et de Saint-Jean, par laquelle, à cent pas à peu près de la tour Dameuse, on rejoignait le rempart du Vieux-Marché.
Les trois aventuriers suivaient ce chemin parce qu'il était à leur connaissance que tout l'espace qui s'étendait entre la tour Dameuse et la porte du Vieux-Marché était veuf de sentinelles, l'ennemi n'ayant encore fait aucune démonstration de ce côté.
Le boulevard était donc sombre et désert.
Pourquoi cette troupe qui, malgré son apparence formidable, n'avait aucune intention hostile, se composait-elle de Heinrich et Frantz d'un côté, et d'Yvonnet de l'autre ?
Par cette loi naturelle qui veut qu'en ce monde la faiblesse cherche la force et que la force aime la faiblesse.
Avec qui, parmi ses huit compagnons, Yvonnet avait-il fait la liaison la plus intime ? Avec Heinrich et avec Frantz. Pourquoi ? C'est qu'ils étaient les plus forts et que lui était le plus faible.
Dès que les deux Scharfenstein avaient un instant de loisir, quel était celui dont ils s'empressaient de rechercher la compagnie ? Yvonnet.
Aussi, lorsque Yvonnet avait besoin d'un appui quelconque, à qui allait-il demander secours ? Aux deux Scharfenstein.
Sous son costume toujours soigné, toujours coquet, toujours élégant, jurant avec le costume rude et soldatesque des deux géants, Yvonnet, suivi par eux, ressemblait à un enfant de bonne maison tenant en laisse deux molosses.
C'était par cette attraction que nous avons dite de la faiblesse vers la force, et cette sympathie de la force pour la faiblesse, que, ce soir-là encore, Yvonnet s'était adressé aux deux Scharfenstein afin de leur demander s'ils voulaient venir avec lui et que, comme d'habitude, ceux-ci s'étaient levés et armés aussitôt en répondant :
- Pien folondiers, meinher Yvonnet.
Car les deux Scharfenstein appelaient Yvonnet monsieur, distinction qu'ils n'accordaient à aucun autre de leurs compagnons.
C'est que leur amitié pour Yvonnet était mêlée d'un profond respect. Jamais il ne serait arrivé à l'oncle ou au neveu de se permettre de prendre la parole devant le jeune aventurier ; non, ils l'écoutaient parler belles femmes, belles armes, beaux habits, se contentant d'approuver de la tête et, de temps en temps – à ses saillies, bien entendu –, de rire de ce gros rire qui leur était particulier.
Où allait Yvonnet, quand Yvonnet leur disait : « Venez avec moi ! » peu leur importait ; il avait dit : « Venez ! » cela suffisait, et ils suivaient cette charmante flamme de leur esprit comme des satellites suivent une planète.
Ce soir, Yvonnet allait à ses amours ; il avait dit aux deux Scharfenstein : « Venez ! » et, comme on le voit, ils étaient venus.
Seulement dans quel but, quand il s'agissait d'un de ces rendez-vous où la présence d'un tiers est toujours gênante, Yvonnet s'était-il fait accompagner des deux géants ?
D'abord, empressons-nous de dire que les braves Allemands n'étaient point des témoins incommodes ; ils fermaient un œil, ils en fermaient deux, ils en fermaient trois, ils en fermaient quatre, sur un mot, sur un geste, sur un signe de leur compagnon, et les tenaient religieusement fermés tant qu'un signe, un geste ou un mot de leur compagnon ne leur permettait pas de les rouvrir.
Yvonnet les avait emmenés parce que – on s'en souvient –, pour arriver à la fenêtre du pavillon de Gudule, il avait besoin d'une échelle et, au lieu de prendre une échelle, il avait trouvé plus simple de prendre les deux Scharfenstein ; ce qui revenait absolument au même.
Le jeune homme avait, comme on le comprend bien, une collection de signaux, de bruits, de cris différents, à l'aide desquels il annonçait à sa maîtresse qu'il était présent ; mais, ce soir-là, il n'eut besoin ni de cris, ni de bruit, ni de signal : Gudule était à sa fenêtre et attendait.
Toutefois, en voyant arriver trois hommes au lieu d'un, elle se retira prudemment.
Mais alors, Yvonnet se détacha du groupe, se fit reconnaître, et la jeune fille, tremblante encore, mais non plus effrayée, reparut dans le sombre encadrement.
En deux mots, Yvonnet expliqua à sa maîtresse les dangers que courait, dans une ville assiégée, un soldat se promenant une échelle sur le dos : une patrouille pouvait croire qu'il portait cette échelle dans le but de communiquer avec les assiégeants ; une fois ce doute logé dans l'esprit de la patrouille, il fallait suivre le chef de cette patrouille chez un officier, chez un capitaine, chez le gouverneur peut-être, et là, expliquer la destination de cette échelle, explication qui, si délicatement qu'elle fût menée, compromettait l'honneur de Mlle Gudule.
Il valait donc bien mieux s'en rapporter à deux amis de la discrétion desquels on était sûr, comme l'était Yvonnet de celle de ses deux compagnons.
Mais comment deux amis remplaçaient-ils une échelle ? Voilà ce qu'avait quelque peine à comprendre Mlle Gudule.
Yvonnet résolut de ne point perdre de temps à développer la théorie et il appliqua immédiatement la démonstration.
à cet effet, il appela les deux Scharfenstein, lesquels, ouvrant l'immense compas qui leur servait de jambes, furent en trois enjambées près de lui.
Puis il adossa l'oncle contre la muraille et fit un signe au neveu.
En moins de temps qu'il n'en faudrait pour le raconter, Frantz mit un pied entre les mains jointes de son oncle, un autre sur son épaule ; puis, arrivé à la hauteur de la fenêtre, il prit par la taille Mlle Gudule, qui regardait avec curiosité et qui, avant qu'elle eût eu le temps de faire un mouvement pour se défendre – mouvement qu'elle n'eût peut-être point fait d'ailleurs, en eût-elle eu le temps –, se trouva enlevée de sa chambre et déposée sur le boulevard côte à côte d'Yvonnet.
- Là ! dit Frantz en riant, foilà la cheune ville temantée !
- Merci, dit Yvonnet.
Et, prenant le bras de Gudule sous le sien, il entraîna la belle enfant vers l'endroit le plus obscur du rempart.
Cet endroit le plus obscur était le sommet circulaire d'une des tours, sommet protégé par un parapet de trois pieds de hauteur.
Les deux Scharfenstein allèrent s'asseoir sur une espèce de banc de pierre adossé à la courtine.
Notre prétention n'est pas de rapporter ici la conversation d'Yvonnet et de Mlle Gudule. Ils étaient jeunes, amoureux ; il y avait trois jours et trois nuits qu'ils n'avaient causé ensemble et ils avaient tant de choses à se dire, que tout ce qu'ils se dirent en un quart d'heure ne tiendrait certainement pas dans ce chapitre.
Nous disons en un quart d'heure parce que, au bout d'un quart d'heure, si animée que fût la conversation, Yvonnet s'interrompit et, posant la main sur la jolie bouche de son interlocutrice, pencha la tête en avant et écouta.
En écoutant, il lui sembla entendre un bruit pareil à celui d'un froissement d'herbe sous des pas nombreux.
En regardant, il lui sembla voir comme un immense serpent noir rampant au pied de la muraille.
Mais la nuit était si sombre, mais le bruit était si peu perceptible, que tout cela pouvait aussi bien être une illusion qu'une réalité ; d'autant plus que, tout à coup, le mouvement et le bruit cessèrent.
Yvonnet regarda, écouta et ne vit ni n'entendit plus rien.
Cependant, tout en maintenant la jeune fille enveloppée de son bras et appuyée contre sa poitrine, il demeura les yeux fixes, la tête passée entre deux créneaux.
Bientôt il crut voir le gigantesque serpent dresser sa tête contre la muraille grise et se hisser le long de cette muraille pour atteindre le parapet de la courtine.
Puis, comme une hydre à plusieurs têtes, le serpent allongea une seconde tête près de la première et une troisième près de la seconde.
Alors, tout fut expliqué pour Yvonnet : sans perdre une minute, il prit Gudule entre ses bras et, lui recommandant le silence, il la jeta dans les mains de Frantz qui, à l'aide de son oncle, en un instant et par le même procédé qu'il l'en avait tirée, la réintégra dans sa chambre.
Puis, courant à l'échelle la plus proche, il arriva juste au moment où le premier Espagnol posait le pied sur le parapet de la courtine.
Si grande que fût l'obscurité, on vit une espèce d'éclair briller dans l'ombre ; puis on entendit un cri et l'Espagnol, frappé à travers les entrailles par la fine épée d'Yvonnet, tomba à la renverse la tête la première.
Le bruit de sa chute se perdit dans un effroyable craquement ; c'était la seconde échelle, toute chargée d'hommes, qui repoussée par le bras nerveux de Heinrich, glissait le long de la muraille avec un rauque frôlement.
De son côté, Frantz avait trouvé sur son chemin une poutre abandonnée et, la soulevant au-dessus de sa tête, il l'avait laissé tomber en travers sur la troisième échelle.
L'échelle avait été brisée aux deux tiers de sa hauteur à peu près et la poutre, l'échelle et les hommes étaient tombés pêle-mêle dans le fossé.
Restait Yvonnet qui, en frappant de son mieux, criait à tue-tête :
- Alarme ! alarme !
Les deux Scharfenstein accoururent à son aide au moment où deux ou trois Espagnols avaient déjà mis le pied sur le rempart et pressaient vivement Yvonnet.
Un des assaillants tomba fendu en deux par l'énorme épée de Heinrich ; l'autre roula assommé sous la masse de Frantz ; le troisième, qui s'apprêtait à frapper Yvonnet, fut saisi à la ceinture par l'un des deux géants et jeté à la volée par-dessus le rempart.
En ce moment apparurent, à l'extrémité de la rue du Vieux-Marché, Jean et Guillaume Peuquet attirés par les cris des trois aventuriers et portant des torches d'une main et des haches de l'autre.
Dès lors la surprise était manquée et, aux cris réunis des bourgeois et des aventuriers, un double secours arriva de la tour Saint-Jean et de la Grosse Tour qui confinait au faubourg de Pontoille.
Puis, en même temps et comme si toutes ces attaques eussent été combinées pour éclater ensemble, on entendit, à une demi-lieue dans la plaine, du côté de Savy, derrière la chapelle d'épargnemaille, la détonation d'un millier d'arquebuses et l'on vit s'élever entre le ciel et la terre cette fumée rougeâtre qui plane au-dessus des vives fusillades.
Les deux entreprises – celle des Espagnols pour surprendre la ville et celle de Dandelot pour la secourir – étaient éventées.
Nous avons vu comment le hasard avait fait échouer celle des Espagnols ; disons comment ce même hasard avait fait échouer celle des Français.

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