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Chapitre IX
Bataille

On se rappelle qu'en rentrant à l'hôtel du gouvernement, l'amiral avait donné l'ordre de faire, vers le soir, une sortie ayant pour but de brûler les maisons bordant le boulevard extérieur et à l'aide desquelles les Espagnols tiraient à couvert sur les défenseurs de la ville qui, placés sur un plateau inférieur, recevaient le feu sans pouvoir s'en garantir
Cet ordre avait été donné à MM. de Théligny, de Jarnac et de Luzarche.
En conséquence, à dix heures du soir, les trois officiers avaient réuni une centaine d'hommes de leurs compagnies respectives et cent vingt bourgeois de bonne volonté conduits par Guillaume et Jean Peuquet.
Ces deux cent vingt hommes allaient en attaquer deux mille.
à trente pas à peine de la vieille muraille, la route bifurque, ainsi que nous l'avons déjà dit.
Un de ses embranchements conduit à Guise et l'autre, à la Fère.
C'était aux deux côtés de cette route et sur chacun de ces embranchements que s'élevaient les maisons qu'il s'agissait de détruire.
La petite troupe devait donc, une fois hors de la vieille muraille, se diviser en deux bandes : l'une attaquant à droite, l'autre attaquant à gauche, tous deux incendiant à la fois.
Guillaume et Jean Peuquet, qui connaissaient les localités, s'étaient chargés de diriger chacun une des bandes.
à six heures et demie du soir, la porte du faubourg d'île s'ouvrit et la petite troupe sortit au pas de course.
Mais, si secret qu'eût été le rassemblement, si rapide que fût la sortie, le rassemblement avait été signalé par les sentinelles et la sortie prévue par Carondelet et don Julian Romeron.
Il en résulta qu'au débouché de chaque rue, les Français trouvèrent un peloton d'Espagnols double de leur nombre et que, de chaque fenêtre, la mort descendit sur eux.
Mais cependant, telle fut l'impétuosité du choc, que les pelotons d'Espagnols qui défendaient les deux rues furent rompus et que, malgré le feu qui partait des fenêtres, on envahit cinq ou six maisons.
Il va sans dire que Malemort, criant, hurlant, sacrant et surtout frappant, était parvenu à se glisser à la tête d'une des deux colonnes et à entrer le premier dans une maison.
Une fois dans la maison, il oublia qu'on n'y entrait que pour y mettre le feu et, s'élançant dans l'escalier, il gagna l'étage supérieur.
D'un autre côté, ceux qui y entrèrent après lui oublièrent qu'il y était entré avant eux et, ne se souvenant que de leur consigne, ils entassèrent les fagots dans les salles basses et particulièrement au pied de l'escalier.
Puis ils y mirent le feu.
Il en fut ainsi de deux ou trois maisons.
Les Espagnols avaient d'abord pris l'attaque pour une sortie ordinaire ; mais bientôt, aux torrents de fumée qui s'échappaient par les fenêtres du rez-de-chaussée, ils devinèrent le but des Français.
Alors, ils réunirent tous leurs efforts et tombèrent en nombre dix fois supérieur sur la petite troupe, qui fut repoussée.
Mais, sans l'avoir complètement atteint, celle-ci avait cependant rempli une partie de son but : des flammes commençaient à percer le toit de deux ou trois maisons.
On se rappelle qu'Yvonnet, n'étant nullement commandé pour la sortie, avait eu l'idée d'utiliser son temps en se rendant près de mademoiselle Gudule, dont il calmait de son mieux les terreurs ; ces terreurs étaient grandes car, nous l'avons dit, le père et l'oncle de la jeune fille servaient de guides aux deux colonnes de sortie.
Pendant un instant les cris, les clameurs, le bruit de la fusillade montèrent si haut, qu'Yvonnet lui-même fut curieux de savoir ce qui se passait et grimpa dans le grenier, suivi de la jeune fille attachée à lui comme son ombre, un peu par crainte, beaucoup par amour.
Alors, par une lucarne, il put juger de ce qui se passait.
L'arquebusade roulait toujours et, en même temps, le bruit du fer heurté contre le fer indiquait que la lutte corps à corps continuait de tenir par les rues.
Ce n'était pas le tout. Comme nous l'avons dit, la fumée sortait par les fenêtres de quatre ou cinq maisons et, à travers la fumée, on voyait des êtres humains aller et venir tout effarés.
C'étaient les Espagnols surpris par l'incendie et qui, les escaliers enflammés, ne pouvaient descendre des étages supérieurs des maisons.
Dans toutes ces maisons se produisait un mouvement d'effroi facile à remarquer ; mais, dans l'une d'elles, l'effroi paraissait monter jusqu'à la terreur.
C'était celle où opérait Malemort qui, sans s'inquiéter de l'incendie, attaquait, frappait, combattait au milieu de la fumée.
Au moment où Yvonnet mettait le nez à la lucarne, la scène se passait au premier étage.
Les mieux avisés des Espagnols qui défendaient ce premier étage, ayant à lutter à la fois contre l'incendie et contre cet homme qui semblait en être le démon, sautèrent par les fenêtres.
Les autres, instinctivement, gagnèrent le second étage.
Malemort ne s'occupa plus de ceux qui avaient sauté par les fenêtres ; mais il poursuivit les fuyards au second étage, hurlant son cri favori : « Bataille ! bataille ! »
Pendant ce temps, le feu faisait son œuvre d'élément destructeur. Malemort poursuivait les Espagnols ; le feu poursuivait Malemort.
Sans doute, l'aventurier devait, pour cette fois, une invulnérabilité qui ne lui était point habituelle au puissant allié qui marchait derrière lui et auquel il semblait ne prêter aucune attention.
Bientôt la fumée obscurcit le second étage comme elle avait obscurci le premier et l'incendie darda ses langues de flamme à travers le parquet.
Un ou deux Espagnols, bravant le danger de la chute, sautèrent alors des fenêtres du second étage comme leurs camarades avaient sauté des fenêtres du premier.
Les autres essayèrent de fuir par le toit.
On en vit sortir deux et la moitié du troisième par une lucarne ; nous disons la moitié du troisième parce que celui-ci sembla tout à coup arrêté dans sa sortie et indiqua, par des mouvements de physionomie à l'expression desquels il n'y avait point à se tromper, qu'il se passait, sur la partie de son corps demeurée dans la maison, les choses les plus désagréables pour lui.
C'était Malemort qui travaillait à grands coups d'épée cette partie trop paresseuse.
L'Espagnol, après avoir fait de vaines tentatives pour rejoindre ses compagnons courant sur la crête des toits, retomba en arrière et, malgré un dernier effort pour se cramponner aux rebords de la fenêtre, finit par disparaître tout à fait.
Cinq secondes après, c'était le visage de Malemort – reconnaissable au masque de linge que formait l'appareil de sa dernière blessure – qui apparaissait à la lucarne, à la place de celui de l'Espagnol.
Il vit ses deux ennemis qui fuyaient et se mit à leur poursuite.
On eût dit que Malemort avait été couvreur ou danseur de corde, tant il marchait d'un pied ferme sur l'étroit chemin.
S'il eût été musulman, son ombre, à l'heure de la mort, eût bien certainement franchi, sans l'aide d'aucun balancier, ce pont du paradis de Mahomet qui conduit de la terre au ciel et qui n'est pas plus large que le fil d'un rasoir.
Les deux fugitifs virent bientôt de quel danger ils étaient menacés.
L'un d'eux prit son parti : au risque de se briser les reins, il se laissa glisser sur la déclivité du toit, s'accrocha au rebord d'une lucarne et, par cette lucarne, disparut dans la maison.
Cette maison, placée entre deux incendies, avait jusque-là échappé au feu.
Malemort ne s'inquiéta point de l'Espagnol qui venait d'accomplir si heureusement la périlleuse glissade et continua de poursuivre celui qui restait.
De leur observatoire, Yvonnet et Gudule suivaient des yeux cette gymnastique aérienne, Yvonnet avec tout l'attrait qu'un pareil spectacle peut inspirer à un homme, Gudule avec toute la terreur qu'il doit produire sur une femme.
Les deux acrobates gagnèrent ainsi, de toit en toit, la dernière maison, laquelle semblait, à l'instar de nos vieilles bâtisses, s'incliner pour regarder dans la rivière.
La maison était en bois et flambait de tous côtés.
Arrivé à l'extrémité du toit et comprenant qu'il ne pouvait aller plus loin – à moins que saint Jacques, le patron des Espagnes, ne lui prêtât des ailes –, le fugitif qui, sans doute, ne savait pas nager, se retourna, résolu à vendre chèrement sa vie.
La lutte commença ; mais, au moment où elle atteignait son plus haut degré d'acharnement, le terrain sur lequel elle s'accomplissait commença à se lézarder pour laisser passer la fumée et, derrière la fumée, la flamme ; puis le toit vacilla, puis il s'enfonça, attirant les deux combattants dans son effroyable cratère.
L'un d'eux y disparut entièrement.
L'autre s'accrocha à une poutre enflammée, mais encore solide, reprit son centre de gravité, s'achemina, tout en feu, vers l'extrémité de la poutre et, s'élançant de la hauteur d'un deuxième étage, alla s'éteindre dans la Somme.
Gudule jeta un grand cri ; Yvonnet sortit presque tout entier de la lucarne ; tous deux restèrent un instant l'haleine suspendue... Le hardi plongeur était-il englouti pour toujours ou allait-il reparaître ?
Puis, seconde question, était-ce l'Espagnol ? était-ce Malemort ?
Bientôt la surface de la rivière bouillonna et l'on vit poindre une tête, puis des bras, puis un torse, lesquels nagèrent selon le cours de l'eau pour aborder derrière la vieille muraille.
Du moment où le nageur prenait cette direction, il était à peu près sûr que c'était Malemort.
Yvonnet et Gudule descendirent rapidement, coururent vers l'endroit où, selon toute probabilité, le nageur allait prendre terre. Et, en effet, ils arrivèrent juste à temps pour tirer de l'eau, à moitié brûlé, à moitié noyé, l'acharné combattant, lequel, à bout enfin de ses forces, s'évanouit entre leurs bras en agitant son épée et en criant d'une voix étranglée : « Bataille ! bataille ! »
Si mal accoutré que fût Malemort, tout le monde ne s'en était pas encore tiré aussi heureusement que lui.
Repoussés, comme nous l'avons dit, par les vieilles bandes espagnoles de Carondelet et de don Julian, les soldats et les bourgeois, après être parvenus à incendier deux ou trois maisons, ne pouvant garder dans leur retraite tout l'ordre désirable, formèrent, à la porte de la vieille muraille, un encombrement qui donna aux Espagnols toute facilité de prendre leur revanche.
Trente soldats et vingt bourgeois restèrent sur la place et peu s'en fallut que l'ennemi n'entrât pêle-mêle dans le faubourg avec ceux qu'il poursuivait. Par bonheur, Yvonnet entendit les cris des Espagnols qui hurlaient déjà : « Ville prise ! » Il courut jusqu'à la tente des aventuriers, tout en appelant aux armes, et revint avec un renfort d'une centaine d'hommes dont une partie s'éparpilla sur le rempart, tandis que l'autre fit face à l'ennemi déjà engagé sous la voûte.
Mais, en tête de ceux qui accouraient à l'aide du faubourg, il y avait les deux Scharfenstein, armés, l'un de sa masse, et l'autre de son épée à deux mains. Les coups tombèrent sur les Espagnols drus comme ceux du fléau sur l'aire et force leur fut de reculer devant les deux géants.
Une fois les Espagnols refoulés hors de la voûte, il s'agissait de fermer les portes, ce qui n'était pas chose facile car les assaillants s'y opposaient de toute leur énergie, les uns poussant la porte avec leurs mains, les autres avec les crosses de leurs arquebuses, les autres, enfin, avec des poutres ; mais les deux Scharfenstein parvinrent à se glisser entre les battants et la muraille et, s'arc-boutant des pieds et des mains, se mirent à pousser la porte d'un mouvement lent mais régulier et irrésistible, jusqu'à ce qu'ils se fussent joints et que la traverse de fer eût été mise.
Cette besogne accomplie, ils respirèrent bruyamment et si bien à l'unisson, que l'on eût dit qu'ils n'avaient qu'une seule poitrine pour leurs deux corps.
à peine avaient-ils poussé cette bruyante expiration, qu'un cri de terreur retentit : « Aux murailles ! aux murailles ! »
Deux brèches en effet avaient été faites à la muraille, une de chaque côté de la porte, dans le but de transporter de la terre destinée aux plates-formes de l'artillerie ; ces brèches étaient bouchées par des claies et des balles de laine.
Les assiégeants, repoussés de la porte, avaient avisé ces brèches et essayaient, en les utilisant, d'enlever la ville par un coup de main.
Les deux Scharfenstein, en s'élançant de la voûte, n'eurent besoin que de jeter un coup d'œil autour d'eux pour juger de l'imminence du danger. Malgré l'habitude qu'ils avaient de combattre ensemble, la séparation de leurs forces était cette fois si urgente que, après avoir, avec cette sobriété de langue qui les caractérisait, échangé deux ou trois paroles, ils coururent, l'oncle à la brèche de droite et le neveu à la brèche de gauche.
L'ennemi, muni de ces longues piques qui étaient à cette époque l'arme de l'infanterie espagnole, montait à un double assaut, poussant devant lui bourgeois et soldats, forcés de reculer devant cette moisson d'acier qu'inclinait contre eux le souffle de la guerre.
Heinrich Scharfenstein, propriétaire momentané de la masse, comprit qu'il ne pouvait pas grand'chose, avec cette arme courte et pesante, contre les piques espagnoles longues de dix pieds ; il pendit, courant toujours, sa masse à sa ceinture, ramassa un quartier de rocher qui gisait sur la muraille et, sans que sa course fût ralentie par le poids énorme qu'il transportait, il arriva à la brèche en criant : « Gare ! gare !... »
C'était justement la brèche où était Yvonnet.
Celui-ci l'aperçut, comprit son intention, fit d'un mouvement d'épée ouvrir une espèce de chemin aux Espagnols, qui s'engagèrent dans la montée ; mais, au moment où ils arrivaient à moitié chemin de la muraille, le géant parut au plus haut de la brèche, souleva au-dessus de sa tête le rocher qu'il avait jusque-là porté sur l'épaule et, joignant l'impulsion de ses forces au poids naturel du projectile, il le lança sur le premier rang espagnol avec une violence qui n'avait rien à envier à la plus puissante catapulte.
Le rocher descendit, bondissant à travers la colonne serrée, brisant tout, écrasant tout, broyant tout !
Puis, par ce chemin ouvert, Heinrich s'élança et, frappant à droite et à gauche, acheva, avec sa terrible masse, ceux qu'avait épargné ou n'avait atteints qu'à demi la pierre gigantesque.
De ce côté, en moins de dix minutes, la brèche fut balayée.
Frantz avait également fait merveille.
Lui aussi avait crié gare et, à sa voix, les rangs des soldats et des bourgeois s'étaient ouverts ; alors, avec sa grande épée à deux mains, il s'était mis à faucher cette moisson de lances, abattant, à chaque coup, cinq ou six hampes aussi aisément que Tarquin abattait, dans les jardins de Gabies, les têtes de pavot devant le messager de son fils. Puis, lorsqu'il n'eut plus en face de lui que des hommes armés de bâtons, il se jeta dans les rangs espagnols et se mit à faucher les hommes avec le même acharnement qu'il avait fauché les lances.
Sur ce point aussi, les Espagnols reculèrent.
Mais un incident imprévu faillit faire perdre au brave Frantz tout le fruit du glorieux secours qu'il venait d'apporter aux Saint-Quentinois.
Un homme plus ardent que lui encore à la curée humaine glissa sous son bras en criant : « Bataille ! bataille ! » et se jeta à la poursuite des Espagnols.
C'était Malemort qui, après avoir repris ses sens, avait avalé une bouteille de vin que lui avait donnée Gudule et était revenu à la charge
Malheureusement, deux ou trois de ceux que poursuivait notre aventurier, s'apercevant qu'ils n'étaient poursuivis que par un homme seul, se retournèrent et, quoique leurs lances tronquées ne leur laissassent pour toute arme qu'un bâton, l'un d'eux, d'un coup de ce bâton, renversa Malemort tout étourdi.
Bourgeois et soldats jetèrent un cri de regret : ils croyaient le brave aventurier mort. Par bonheur, Frantz avait des données certaines sur l'épaisseur du crâne de son compagnon ; il courut à lui, fendit en deux, d'un coup de sa redoutable épée, l'Espagnol qui s'apprêtait à l'achever d'un coup de dague, prit Malemort par le pied et, jugeant qu'il n'y avait pas de temps à perdre, revint en courant à la brèche où il jeta Malemort, lequel commençait à rouvrir les yeux en murmurant : « Bataille ! » entre les bras de Lactance qui accourait avec ses jacobins.
Derrière les moines venait l'amiral conduisant une petite troupe d'arquebusiers choisis qui se mirent à ouvrir un feu si bien nourri, sur le boulevard extérieur et sur les maisons restées debout, que les Espagnols se tinrent cois et à couvert.
L'amiral s'informa : la perte avait été grande et peu s'en était fallu que le faubourg d'île n'eût été enlevé d'assaut. Beaucoup de capitaines insistaient près de l'amiral pour lui faire abandonner ce point qui venait déjà de coûter à la double garnison bourgeoise et militaire une soixantaine d'hommes ; mais Coligny s'obstina : il voyait, sinon la sécurité de la ville, au moins la prolongation du siège, dans l'occupation de ce faubourg.
Aussi ordonna-t-il que l'on profitât de la nuit qui s'avançait pour réparer les deux brèches et remettre toutes choses en état.
Les jacobins, que leurs robes sombres rendaient moins visibles dans l'obscurité, furent chargés de cette besogne à laquelle ils se mirent avec l'impassible dévouement du courage monacal.
Comme on craignait une attaque nocturne, les arquebusiers veillèrent sur les remparts, tandis que, pour donner l'alarme au cas où l'ennemi aurait l'idée de tourner la vieille muraille, des sentinelles furent placées de vingt pas en vingt pas sur toute la ligne des marais de la Somme.
Ce fut une terrible nuit pour la ville de Saint-Quentin que cette nuit du 3 au 4 août, nuit où elle eut à pleurer ses premiers morts !
Aussi chacun veilla-t-il sur sa maison et sur son quartier comme les sentinelles veillaient sur le faubourg d'île.
Les pauvres habitants du faubourg, qui comprenaient que là allait être le point acharné de l'attaque et de la défense, quittaient leurs maisons, traînant après eux dans des charrettes ou portant sur des civières ce qu'ils avaient de plus précieux. Au nombre des émigrants qui abandonnaient le faubourg pour venir chercher un refuge dans la ville était Guillaume Peuquet, auquel son frère Jean avait offert l'hospitalité dans sa maison qui formait l'angle de la rue du Vieux-Marché et de la rue des Arbalétriers.
Appuyée à son bras, sa fille Gudule, encore tout étourdie des événements de la journée, rentrait en ville, tournant de temps en temps la tête, soi-disant à cause du grand regret qu'elle éprouvait d'abandonner à une destruction certaine cette maison où elle était née, mais en réalité pour s'assurer que le bel Yvonnet ne la perdait point de vue.
Yvonnet suivait effectivement à distance raisonnable le bourgeois, sa fille et les ouvriers tisserands que Jean Peuquet avait prêtés à son frère pour l'aider au transport de son mobilier et qui s'acquittaient consciencieusement de ce soin.
Ce fut donc une grande consolation pour la pauvre Gudule de voir que le jeune homme traversait Saint-Quentin dans toute sa longueur, coupait la place de l'Hôtel de Ville d'un angle à l'autre, suivait la rue Sainte-Marguerite, la rue du Vieux-Marché, et du coin de la rue aux Pourceaux, la voyait entrer chez son oncle, propriétaire de la maison connue par l'enseigne de la Navette Couronnée.
Sous prétexte d'une grande fatigue – et le prétexte était plausible après une pareille journée –, Gudule demanda à se retirer immédiatement dans sa chambre, ce qui lui fut accordé sans discussion.
Gudule commença de croire qu'il y avait véritablement un Dieu pour les amants quand elle vit que son oncle avait désigné pour son logement et celui de son père une espèce de petit pavillon formant l'angle du jardin et donnant sur le chemin de ronde du rempart.
Aussi, dès qu'elle se trouva seule dans ce nouveau domicile, son premier soin fut d'éteindre sa lampe comme si elle eût été couchée, et d'ouvrir sa fenêtre afin d'explorer les environs et de voir quelle facilité cette fenêtre pouvait offrir à une escalade.
La facilité était grande : cette portion du rempart, qui s'étendait entre la porte du Vieux-Marché et la tour Dameuse, était certainement la plus déserte de la ville. Une échelle de huit ou dix pieds de haut, appuyée à la fenêtre, ferait au pavillon de la rue des Arbalétriers le même office que faisait la borne à la maison du faubourg d'île.
Il est vrai que les cloisons qui séparaient la chambre de Gudule de celle de Guillaume étaient bien légères et que le moindre bruit qui se ferait dans cette chambre pourrait éveiller la susceptibilité de l'oreille paternelle ; mais qui empêchait, une fois l'échelle posée, qu'au lieu que ce fût Yvonnet qui montât dans la chambre, ce fût Gudule qui descendît sur le rempart ?
De cette façon, ou les amoureux auraient bien mauvaise chance, ou la chambre, demeurant solitaire, serait forcée d'être muette.
Gudule était plongée dans toutes ces combinaisons stratégiques qui, pour le moment, faisaient d'elle un tacticien presque aussi habile que M. l'amiral, lorsqu'elle vit une ombre glisser le long de la muraille du jardin.
Yvonnet, de son côté, se livrait à la même exploration et faisait une reconnaissance sur le nouveau terrain où il allait avoir à manœuvrer. Ce n'était pas un siège difficile à faire que celui de la maison de maître Peuquet, surtout pour un homme qui, comme notre aventurier, avait des intelligences dans la place.
Aussi, en deux mots, tout fut-il arrêté pour la nuit suivante.
Puis, comme on entendait dans l'escalier le pas de Guillaume Peuquet, un peu alourdi par la fatigue de la journée, Gudule ferma sa fenêtre et Yvonnet disparut par la rue Saint-Jean.

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