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Chapitre XV
Après l'abdication

Pour ceux de nos lecteurs qui veulent voir le couronnement de toute chose et pour la philosophie de chaque événement, nous nous décidons à écrire le présent chapitre qui entrave peut-être pendant quelques instants la marche de notre action, mais qui permet au regard, momentanément arrêté sur l'empereur Charles Quint, de poursuivre cette grande fortune éteinte à travers l'obscurité de sa vie nouvelle, depuis le jour de son abdication jusqu'à celui de sa mort, c'est-à-dire du 25 octobre 1555 au 21 septembre 1558.
Après le vainqueur de François Ier, déposé dans le sépulcre, où son rival l'a précédé depuis neuf ans, nous reviendrons à la vie, aux combats, aux fêtes, aux haines et aux amours, à tout cet immense bourdonnement enfin qui va dans l'attente de la résurrection éternelle bercer les trépassés jusqu'au fond de leurs tombeaux.
Les différentes affaires politiques que Charles Quint avait à régler dans les Pays-Bas, l'abdication de l'empire en faveur de Ferdinand, son frère abdicataire, que devait suivre celle des états héréditaires en faveur de Don Philippe son fils, retinrent près d'une année encore l'ex-empereur à Bruxelles, de sorte que ce ne fut que dans les premiers jours de septembre 1556 qu'il put quitter cette ville et partir pour Gand, escorté de tous les grands, les ambassadeurs, les nobles, les magistrats, les capitaines et les officiers de la Belgique.
Le roi Don Philippe avait expressément voulu conduire son père jusqu'au lieu de l'embarquement, c'est-à-dire jusqu'à Flessingues, où l'ex-empereur se rendit en litière et où l'accompagnèrent les deux reines, ses sœurs, avec leurs dames, le roi Don Philippe avec sa cour, et Emmanuel Philibert avec ses deux inséparables compagnons, Leone et Scanca-Ferro.
Les adieux furent longs et tristes : non seulement cet homme qui avait étreint le monde entre ses deux bras se séparait de ses deux sœurs, de son fils, d'un neveu reconnaissant et dévoué, mais encore il se séparait du monde, presque de la vie, son intention étant, aussitôt son arrivée en Espagne, de se retirer dans un monastère.
Ainsi l'ex-empereur voulut-il que ces adieux s'accomplissent la veille du départ, disant que s'ils avaient lieu le lendemain sur le port, jamais il ne se sentirait le courage de mettre le pied sur le bâtiment.
Le premier dont Charles Quint prit congé, peut-être parce que, au fond du cœur, c'était celui qu'il aimait le moins, fut son fils Don Philippe. Après avoir reçu le baiser d'adieu de son père, le roi d'Espagne se mit à genoux et lui demanda sa bénédiction.
Charles Quint la lui donna avec cette majesté qu'il savait mettre dans ces sortes de circonstances, lui recommanda la paix avec les puissances alliées, et particulièrement, s'il était possible, avec la France.
Don Philippe promit à son père de se conformer à ses intentions, tout en doutant que la chose fût possible à l'endroit de la France, et jurant néanmoins de tenir de son côté fidèlement les trèves tant que le roi Henri II, son cousin, ne les romprait pas.
Après quoi Charles Quint embrassa Emmanuel Philibert, le tenant longtemps serré entre ses bras et ne pouvant se décider à se séparer de lui.
Enfin, appelant Don Philippe avec des larmes dans les yeux et des larmes dans la voix :
- Mon cher fils, lui dit-il, je vous ai donné bien des choses. Je vous ai donné Naples, les Flandres, les deux Indes ; je me suis dépouillé pour vous, enfin, de tout ce que j'avais ; mais retenez bien ceci : ni Naples et ses palais, ni les Pays-Bas et leur commerce, ni les deux Indes et leurs mines d'or, d'argent et de pierres précieuses ne valent le trésor que je vous donne en vous laissant votre cousin Emmanuel Philibert, homme de tête et d'exécution, bon politique et grand capitaine ; je vous recommande donc de le traiter non pas comme un sujet, mais comme un frère, et à peine encore, je vous le dis, sera-t-il traité par vous selon ses mérites.
Emmanuel Philibert voulait baiser les genoux de son oncle mais celui-ci le retint entre ses bras, puis bientôt, le poussant doucement de ses bras entre ceux de Don Philippe :
- Partez, dit-il, partez : il est honteux pour des hommes de gémir et de larmoyer ainsi à cause d'une courte séparation dans ce monde ! Arrangeons-nous de manière, à force de bonnes actions, de belles vertus et de vie chrétienne, à nous trouver un jour réunis dans l'autre, c'est là le principal.
Et, se détournant des deux jeunes gens pour aller rejoindre ses sœurs, en leur faisant de la main signe de s'éloigner, il resta le dos tourné jusqu'à ce qu'ils fussent sortis de l'appartement.
Don Philippe et Emmanuel Philibert montèrent à cheval et partirent incontinent pour Bruxelles.
Quant à l'ex-empereur, il s'embarqua le lendemain 10 septembre 1556 sur un vaisseau véritablement royal, en grandeur et en ornements, dit Gregorio Leti, historien de Charles V ; mais, à peine en mer, on fut accosté d'un bâtiment anglais. Le bâtiment portait le comte d'Arondel, envoyé par la reine Marie à son beau-père pour le prier de ne point passer si près des côtes de la Grande-Bretagne sans lui faire une visite.
Mais, à cette invitation, Charles Quint haussa les épaules, et avec un ton dévôt qui n'était pas exempt d'amertume :
- Eh ! dit-il au comte, quel plaisir pourra prendre une si grande reine à se voir la belle-fille d'un simple gentilhomme ?
Malgré cette réponse, le comte d'Arondel insista avec tant de courtoises supplications et de respectueuses prières que Charles Quint, ne sachant plus comment se défendre de ses instances, lui dit :
- Monsieur le comte, tout dépendra des vents.
Les deux reines étaient embarquées avec leurs frères. Soixante vaisseaux escortaient le vaisseau impérial, et voyant que quoique les vents fussent loin d'être défavorables, l'empereur passait sans s'arrêter devant Yarmouth, devant Londres et devant Portsmouth, le comte d'Arondel n'insista pas davantage : il se mit respectueusement à la suite du vaisseau impérial, et l'accompagna jusqu'à Laredo port de Biscaye, où Charles Quint fut reçu par le grand connétable de Castille.
Mais, à peine eut-il touché cette terre d'Espagne sur laquelle il avait si glorieusement régné, qu'avant de rien écouter du discours que le grand connétable s'apprêtait à lui faire, il se mit à genoux et, baisant le sol de ce royaume devenu pour lui une seconde patrie :
- Je te salue avec toutes sortes de respects, dit-il, ô mère commune, et comme je suis sorti nu du ventre de ma mère pour recevoir du monde tant de trésors, je veux aussi maintenant rentrer nu dans ton sein, ma très-chère mère, et si ce fut alors un devoir de la nature, c'est aujourd'hui un effet de la grâce sur ma volonté.
à peine avait-il fini cette prière, que le vent commença de souffler et qu'une tempête s'éleva avec tant de violence, que toute la flotte qui venait de l'accompagner périt dans le port avec le vaisseau impérial lui-même tout chargé de trésors et des dons magnifiques que l'empereur rapportait de Belgique et d'Allemagne pour les offrir aux églises d'Espagne. Ce qui fit dire par un des personnages de la suite de Charles Quint que le bâtiment, prévoyant que jamais une gloire pareille ne l'illustrerait, s'était enfoncé dans la mer afin de marquer à la fois son respect, son regret et sa douleur.
Il n'y avait point de mal en vérité à ce que les choses inanimées donnassent de semblables preuves de respect, de regret et de douleur à Charles Quint ; car les hommes étaient bien froids devant cette fortune déchue. à Burgos, par exemple, l'ex-empereur traversa la ville sans qu'aucune députation vînt au devant de lui et sans que les citadins se donnassent la peine d'accourir jusque sur leur porte pour le regarder passer.
Ce que voyant l'empereur, il secoua la tête en murmurant :
- En vérité, il semblerait que les habitants de Burgos m'eussent entendu quand je disais à Laredo que je rentrerais nu en Espagne.
Le jour même, cependant, un noble seigneur nommé Don Bartolomeo Mirande étant venu lui rendre visite et lui ayant dit :
- Il y a aujourd'hui précisément un an accompli, sire, que votre majesté impériale a commencé d'abandonner le monde pour pouvoir s'appliquer tout entier au service de Dieu.
- Oui, répondit Charles, et il y a aujourd'hui précisément un an que je m'en suis repenti.
Charles Quint se rappelait cette triste et solitaire soirée de son abdication où il n'avait eu personne que l'amiral Coligny pour l'aider à remettre au foyer les tisons qui avaient roulé des chenets sur son tapis.
De Burgos, l'empereur gagna Valladolid qui était alors la capitale de l'Espagne. à une demi-heure de la ville, il rencontra un cortège qui venait au devant de lui : c'étaient les nobles et les seigneurs conduits par son petit-fils Don Carlos qui venait d'atteindre sa onzième année.
L'enfant maniait admirablement son cheval et marchait à la portière gauche de la litière de l'empereur. C'était la première fois qu'il voyait son grand-père et il le regardait avec une attention qui eût embarrassé tout autre que le jeune prince. Celui-ci ne baissa pas même les yeux, se contentant, chaque fois que le regard du vieil empereur se fixait sur lui, d'ôter respectueusement sa toque qu'il remettait sur sa tête quand Charles Quint cessait de le regarder.
Aussi, à peine entré dans son appartement, l'empereur le fit-il venir pour le voir de plus près et causer avec lui.
L'enfant se présenta respectueux d'attitude, mais sans embarras aucun.
- C'est bien à vous, mon petit-fils, lui dit Charles Quint, d'être venu au devant de moi.
- C'était mon devoir, répondit l'enfant, comme étant deux fois votre sujet, car vous êtes mon grand-père et mon empereur.
- Ah ! ah ! fit Charles Quint, étonné de trouver tant d'aplomb et de fermeté dans un âge si tendre.
- D'ailleurs je n'eusse point été par devoir au devant de votre majesté impériale, continua l'enfant, que j'y eusse été par curiosité.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que j'ai entendu dire souvent que vous étiez un illustre empereur et que vous aviez fait de grandes choses.
- Ah vraiment ! dit Charles Quint, qui s'amusait du singulier naturel de l'enfant, et veux-tu que je te les raconte ces grandes choses ?
- Ce serait un vif plaisir et un immense honneur pour moi, répondit le jeune prince.
- Eh bien ! assieds-toi là.
- Avec la permission de votre majesté, dit l'enfant, j'écouterai debout.
Alors Charles Quint lui raconta toutes ses guerres contre le roi François Ier, contre les Turcs et contre les protestants.
Don Carlos l'écouta avec une grande attention, et quand son grand-père eut achevé, prouvant que le récit n'était pas nouveau pour lui :
- Oui, dit l'enfant, c'est bien cela.
- Mais, reprit l'empereur, vous ne me dites pas, monsieur mon petit-fils, ce qu'il vous semble de mes aventures et si vous trouvez que je me sois comporté en brave.
- Oh ! dit le jeune prince, je suis assez content de ce que vous avez fait ; il n'y a qu'une chose que je ne saurais vous pardonner.
- Bah ! fit l'empereur étonné, quelle chose donc ?
- C'est de vous être une nuit sauvé d'Inspruck à moitié nu devant le duc Maurice.
- Oh ! pour cela, dit l'empereur en riant, ce fut bien malgré moi, mon fils, je vous jure... il me surprit et je n'avais que ma maison.
- Mais moi, je n'eusse pas fui, dit Don Carlos.
- Comment, vous n'eussiez pas fui ?
- Non.
- Mais il fallait bien fuir puisque je ne pouvais lui résister.
- Mais je n'eusse pas fui, répéta le jeune prince.
- Il fallait donc alors me laisser prendre ? C'eût été une grande imprudence dont j'eusse encore été blâmé davantage.
- N'importe, moi je n'eusse pas fui, répéta pour la troisième fois l'enfant.
- Dites-moi donc ce que vous eussiez fait en une pareille occasion, et pour vous aider à me répondre : que feriez-vous actuellement, par exemple, si je mettais une trentaine de pages à vos trousses ?
- Je ne fuirais pas, se contenta de répondre l'enfant.
L''empereur fronça le sourcil et, appelant le gouverneur du jeune prince :
- Monsieur, lui dit-il, emmenez mon petit fils ; je vous fais compliment de l'éducation qu'il reçoit ; et s'il continue, ce sera le plus grand guerrier de la famille.
Le soir même il disait à sa sœur, la reine éléonore, qu'il laissait à Valladolid :
- Il me semble, ma sœur, que le roi Don Philippe est mal pourvu de fils en Don Carlos. Son air et son naturel en cette première jeunesse ne me plaisent point, n'étant pas ceux de son âge. Je ne sais ce qui pourra arriver dans la suite quand il aura vingt-cinq ans. étudiez donc les paroles et les actions de cet enfant et dites-moi sincèrement, lorsque vous m'écrirez, votre pensée sur ce sujet.
Le surlendemain Charles Quint partait pour Palancia et le jour d'ensuite la reine éléonore lui écrivait :
« Mon frère, si les manières de notre petit neveu Carlos vous ont déplu pour ne l'avoir vu qu'un jour, elles me déplaisent beaucoup plus à moi qui l'ai vu trois. »
Ce petit bonhomme qui n'eût pas fui à Inspruck était ce même Don Carlos que son père, Philippe II, fit tuer douze ans plus tard sous prétexte qu'il conspirait avec les révoltés des Pays-Bas.
à Valladolid, l'empereur avait congédié toute sa cour, à l'exception de douze domestiques et de douze chevaux et, distribuant tout le reste aux gentilshommes qui l'avaient accompagné ; puis il avait dit adieu aux deux reines ses sœurs et était parti pour Palancia.
Palancia n'était située qu'à dix-huit milles du monastère de St-Just de l'ordre des Hyéronimites que Charles Quint avait choisi pour sa retraite et où, dès l'année précédente, il avait envoyé un architecte chargé de lui bâtir six chambres de plain-pied dont quatre pareilles à des cellules de moines, et deux un peu plus hautes. L'artiste devait en outre dessiner un jardin sur le dessin que l'empereur en avait tracé lui-même.
Ce jardin, c'était le côté charmant de la retraite impériale ; il était arrosé à ses deux flancs par une petite rivière d'eau limpide et murmurante, et tout planté d'orangers, de limoniers et de cèdres dont les branches venaient ombrager et parfumer les fenêtres de l'illustre solitaire.
En 1542, Charles Quint avait visité ce monastère de Saint-Just et l'avait quitté disant : « Voilà un véritable lieu de retraite pour un autre Dioclétien. »
L'empereur prit possession de son appartement au monastère de Saint-Just le 24 février 1557. C'était le jour anniversaire de sa naissance, et ce jour lui avait constamment été heureux.
- Je veux, dit-il, en franchissant le seuil du couvent, renaître pour le ciel, ce même jour où je suis né pour la terre.
Sur les douze chevaux qu'il avait gardés, il en renvoya onze ; le dernier lui servit à se promener quelquefois dans la délicieuse vallée de Serandilla, éloignée seulement d'un mille et qu'on appelle le Paradis de l'Estramadure.
à partir de ce moment, il conserva peu de communications avec le monde, ne recevant que de rares visites de ses anciens courtisans, et une ou deux fois par année, des lettres du roi Philippe, de l'empereur Ferdinand et des deux reines ses sœurs ; sa seule distraction étant les promenades que nous avons dites, les dîners qu'il donnait par hasard à quelques-uns des gentilshommes qui le venaient voir et qu'il retenait jusqu'au soir en disant : « Mes amis, restez avec moi pour faire la vie de religieux, » et le plaisir qu'il prenait à soigner des petits oiseaux de toutes sortes d'espèces qu'il tenait enfermés dans les volières.
Cette vie dura un an ; mais, au bout d'une année, elle parut encore trop mondaine à l'auguste reclus, et le jour anniversaire de sa naissance, qui était aussi, on se rappelle, celui de l'entrée de l'empereur au couvent, l'archevêque de Tolède étant venu lui faire une visite de félicitation, il lui dit :
- Monsieur, j'ai vécu cinquante-sept ans pour le monde, un an pour mes plus intimes amis et serviteurs dans ce lieu désert, et maintenant je veux donner au Seigneur le peu de mois qui me restent à vivre.
Et en conséquence, tout en remerciant le prélat de sa visite, il le pria de ne plus se donner la peine de venir le voir que lorsqu'il le ferait appeler pour le salut de son âme.
En effet, à partir du 25 février 1558, l'empereur vécut dans une austérité qui égalait presque celle des moines, mangeant avec eux, se donnant la discipline, allant exactement au chœur, et ne se permettant d'autre distraction que celle de faire dire des messes pour cette innombrable quantité de soldats, de marins, d'officiers et de capitaines qui étaient morts à son service dans les différents combats qu'il avait livrés ou fait livrer dans les quatre parties du monde.
Pour les généraux, les conseillers, les ministres et les ambassadeurs, des anniversaires de la mort desquels il tenait un registre parfaitement exact, il faisait dresser des autels particuliers et célébrer des messes nominatives, de sorte qu'on eût dit qu'après avoir mis autrefois sa gloire à régner sur les vivants, il mettait maintenant sa religion à régner sur les morts.
Enfin, vers le commencement du mois de juillet de cette même année 1558, lassé d'assister aux funérailles des autres, et blasé sur cette funèbre distraction, Charles Quint résolut d'assister aux siennes. Cependant il lui fallut quelque temps pour s'habituer à cette idée quelque peu bizarre ; il craignait d'être taxé ou d'orgueil, ou de singularité en cédant à ce désir ; mais enfin l'envie en devint si irrésistible, qu'il s'en ouvrit à un moine du même monastère, nommé le père Jean Regola.
Ce fut en tremblant, tant il craignait que le moine ne vît quelque inconvénient à l'exécution de ce projet, que Charles Quint en risqua la confidence ; mais le moine, tout au contraire, à la grande joie de l'empereur, lui répondit que, quoique ce fût là une action extraordinaire et sans exemple, il n'y voyait aucun mal, et qu'il la considérait même comme pieuse et exemplaire.
Cependant, cette adhésion d'un simple moine ne parut point, dans une circonstance aussi grave, suffisante à l'empereur : le père Regola lui offrit alors de prendre l'avis de l'archevêque de Tolède.
Charles Quint trouva le conseil bon, et nommant le moine ambassadeur près du prélat, il le fit partir à mulet avec une escorte pour aller chercher cette permission tant désirée.
Jamais, aux jours de la puissance temporelle de Charles Quint, et si important que fût le message, jamais retour de messager ne fut attendu avec une pareille impatience.
Enfin, au bout de quinze jours, le moine revint ; la réponse était favorable.
L'archevêque de Tolède regardait le désir de l'empereur comme très-saint et très-chrétien.
à partir de ce retour, qui fut une véritable fête, on ne s'occupa plus dans tout le couvent que de préparer la cérémonie funèbre et de la rendre digne du grand empereur qu'on allait enterrer vivant.
La première chose que l'on entreprit fut la construction d'un magnifique mausolée au milieu de l'église ; le père Vargas, qui était ingénieur et sculpteur, en fit un dessin que l'empereur trouva à sa convenance, sauf quelques détails qu'il retoucha.
Le dessin approuvé, l'on fit venir de Palancia des maîtres charpentiers et des peintres qui, pendant cinq semaines, occupèrent à la confection de ce mausolée vingt personnes par jour. Au bout de cinq semaines, grâce à l'activité que donnaient à chacun la présence et les encouragements de l'empereur, le monument fut achevé. Il avait quarante pieds de long, cinquante de haut et trente de large : il existait tout autour des galeries auxquelles on montait par divers escaliers ; on y voyait une suite de tableaux représentant les plus illustres empereurs de la maison d'Autriche et les principales batailles de Charles Quint lui-même, enfin tout en haut gisait la bière sans couvercle, ayant à sa gauche la Renommée, et à la droite l'Immortalité.
Tout étant achevé, on fixa pour ces feintes funérailles le jour du 24 août au matin.
Dès cinq heures, c'est-à-dire une heure et demie après le lever du soleil, quatre cents grosses bougies, teintes en noir, furent déposées et allumées sur le sarcophage, autour duquel se tenaient tous les domestiques de l'ex-empereur vêtus de deuil, la tête nue et tenant une torche à la main. à sept heures, Charles Quint entra vêtu d'une longue robe de deuil, ayant à chacun de ses côtés, c'est-à-dire à sa droite et à sa gauche, un moine vêtu de deuil comme lui. Il alla, portant aussi une torche à sa main, s'asseoir sur un siège préparé pour lui devant l'autel. Là, immobile, sa torche appuyée à terre, il écouta, vivant, tous ces chants faits pour les trépassés, depuis le Requiem jusqu'au Requiescat, tandis que six moines de différents ordres disaient six messes basses aux six autels latéraux de l'église.
Puis, à un moment donné, se levant, il alla, toujours escorté de ces deux moines, s'incliner devant le maître-autel, et s'étant mis aux genoux du prieur :
- Je te demande et supplie, ô arbitre et monarque de notre vie et de notre mort, dit-il, que de même que le prêtre prend de mes mains avec les siennes ce cierge que je lui offre en toute humilité, de même tu veuilles agréer mon âme que je recommande à la divine indulgence, et la recevoir, quand il te plaira, dans le sein de ta bonté et de ta miséricorde infinie.
Alors le prieur mit le cierge dans un chandelier d'argent massif que le faux trépassé avait donné au couvent pour cette grande occasion.
Après quoi Charles Quint se releva, et accompagné toujours de deux moines qui le suivaient comme son ombre, il alla se rasseoir sur son siège.
La messe finie, l'empereur jugea qu'il lui restait quelque chose à faire et que l'on avait oublié le plus important de la cérémonie ; il fit donc lever une dalle du chœur et, au fond d'une fosse creusée à cet effet, il ordonna qu'on étendît une couverture de velours noir avec un oreiller aussi de velours pour former un chevet. Alors, aidé de deux moines, il descendit dans la fosse, se coucha roide, les mains jointes sur la poitrine et les yeux fermés, contrefaisant enfin le mort du mieux qu'il lui était possible.
Aussitôt le prêtre officiant entonna le De profundis clamavi et, tandis que tout le chœur continuait à le chanter, tous ces moines vêtus de noir, tous ces gentilshommes et tous ces serviteurs, en habit de deuil, le cierge à la main, versant des larmes, se mirent à défiler autour du défunt, le prêtre officiant en tête, et chacun à son tour lui jetant de l'eau bénite et souhaitant le repos de son âme.
La cérémonie dura plus de deux heures, tant ceux qui jetaient l'eau bénite étaient nombreux : aussi l'empereur fut-il tout trempé à travers sa robe noire, ce qui, joint au vent que laissaient passer les fentes de la pierre, vent froid et funèbre, montant des caveaux mortuaires de l'abbaye, fit qu'il se releva tout grelottant quand, resté le dernier dans l'église avec ses deux moines, il voulut regagner sa cellule.
Aussi, se sentant si engourdi et frissonnant :
- Mes pères, dit l'empereur, je ne sais pas si en vérité il vaut la peine que je me relève.
En effet, en entrant dans sa cellule, force fut à Charles Quint de se mettre au lit et, une fois au lit, il ne se releva plus ; de sorte que moins d'un mois après la cérémonie feinte, on célébrait la cérémonie réelle, et que tout ce que l'on avait préparé pour la fausse mort servit à la mort véritable.
Ce fut le 21 septembre 1558 que l'empereur Charles Quint rendit son dernier soupir entre les bras de l'archevêque de Tolède qui se trouvait par bonheur à Palancia et qu'il envoya chercher une dernière fois selon la promesse qu'il lui avait faite six mois auparavant de l'appeler à l'heure de sa mort.
Il avait vécu 57 ans, 7 mois et 21 jours, il avait régné 44 ans, gouverné l'empire 38, et de même qu'il était né le jour de la fête d'un apôtre, St-Mathias, le 24 février, il mourut le jour de la fête d'un autre apôtre, St-Mathieu, c'est-à-dire le 21 septembre.
Le père Strada raconte dans son histoire des Flandres que, la nuit même de la mort de Charles Quint, un lys fleurit dans le jardin du monastère de Saint-Just, de quoi les religieux ayant été avertis, ce lys fut exposé sur le grand autel comme une preuve évidente de la candeur de l'âme de l'empereur.
C'est une bien belle chose que l'histoire ! Aussi, ne nous jugeant pas digne d'être historien, nous sommes-nous fait romancier.

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