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Chapitre XIII
Le démon du midi

En même temps que la scène que nous venons de raconter se passait sous la tente d'Emmanuel Philibert, un grand événement annoncé par les fanfares des trompettes et les vivats des soldats mettait en rumeur tout le camp impérial.
Une petite troupe de cavaliers avait été signalée du côté de Bruxelles ; on avait envoyé des coureurs au devant de cette troupe, et les coureurs étaient revenus au galop, faisant de grands signes de joie et annonçant que le chef de la cavalcade n'était autre que le fils unique du très-auguste empereur, Philippe, prince d'Espagne, roi de Naples et mari de la reine d'Angleterre.
Au bruit des fanfares, aux vivats des premiers qui aperçurent le prince, chacun sortit des tentes, et se précipita sur le passage de l'auguste arrivant.
Philippe était monté sur un beau cheval blanc qu'il manœuvrait avec assez de grâce. Il était vêtu d'un manteau violet et d'un pourpoint noir, double couleur de deuil chez les rois, de trousses violettes comme le manteau, chaussé de grandes bottes de buffle et coiffé d'un petit tocquet noir, comme on les portait à cette époque, entouré vers sa coiffe d'une torsade de soie, et orné d'une plume noire.
Il avait au cou le collier de la toison d'or.
C'était alors un homme de vingt-huit ans, de taille moyenne, plutôt gras que maigre, aux joues un peu bouffies, garnies d'une barbe blonde, à la bouche serrée, rarement souriante, au nez droit, aux yeux tremblants sous leurs paupières, comme ceux des lièvres. Quoiqu'il fût plutôt beau que laid, l'ensemble de sa physionomie n'avait rien de sympathique, et l'on comprenait que, sous ce front plissé avant l'âge, il s'agitait plus de sombres que de riantes pensées.
L'empereur avait une grande tendresse pour lui. Comme il avait aimé sa mère, il aimait son fils ; mais, au moment où une caresse allait rapprocher leurs deux cœurs, il avait toujours senti celui du prince d'Espagne enveloppé de cette couche de glace qui n'avait jamais fondu dans aucun embrassement.
Parfois, quand il y avait longtemps qu'il n'avait vu son fils, quand il avait perdu des yeux la pensée cachée derrière le regard troublé et clignotant du jeune prince, il s'inquiétait de quel côté le ténébreux mineur éternellement occupé d'entrées souterraines menait la sape de son ambition. était-ce contre leurs ennemis communs ? était-ce contre lui-même ? Et dans le doute de son cœur, il laissait alors échapper de ces terribles paroles, comme il en avait dit le matin même à Emmanuel Philibert à propos du prisonnier.
La naissance du jeune prince avait été sombre, comme devait être sa vie. Il y a de lugubres aurores qui se reflètent sur toute une journée. L'empereur avait reçu la nouvelle de sa naissance qui avait eu lieu le mardi 31 mai 1527, en même temps que celle de la mort du connétable de Bourbon, du sac de Rome et de la captivité du pape Clément VII. Toute réjouissance avait donc été défendue à l'occasion de cette naissance, de peur qu'elle ne fît contraste avec le deuil de la chrétienté.
Un an après seulement, le loyal rejeton avait été reconnu prince d'Espagne. Alors, il y avait eu de grandes fêtes, mais l'enfant qui devenu homme devait faire verser tant de larmes, l'enfant, pendant ces fêtes, n'avait fait que pleurer.
Il venait d'atteindre sa seizième année, lorsque l'empereur, voulant essayer de lui à la guerre, le chargea de faire lever aux Français, commandés par le Dauphin, le siège de Perpignan ; mais pour qu'il ne courût risque d'aucun échec dans cette entreprise, on l'avait fait accompagner de six grands d'Espagne, de quatorze barons, de huit cents gentilshommes, de deux mille chevaux et de cinq mille hommes de pied.
Contre un pareil renfort de troupes fraîches, il n'y avait rien à faire. Les Français levèrent le siège, et l'Infant d'Espagne débuta dans la carrière militaire par une victoire.
Mais, d'après le compte qu'il s'était fait rendre de cette campagne, l'empereur Charles Quint avait facilement reconnu que les instincts de son fils n'étaient point belliqueux ; il avait donc réservé pour lui-même les hasards de la guerre et les diverses fortunes des batailles, laissant à l'héritier de sa puissance l'étude de la politique pour laquelle il semblait plus spécialement né.
à seize ans, le jeune prince avait fait de tels progrès dans ce grand art du gouvernement, que Charles Quint n'hésita point à le nommer gouverneur de tous les royaumes d'Espagne.
En 1543, il avait épousé Dona Maria de Portugal, sa cousine germaine, née la même année que lui, le même jour que lui, et la même heure que lui.
Il en avait eu un fils, Don Carlos, héros d'une lamentable histoire et de deux ou trois tragédies. Ce fils était né en 1545.
Enfin, en 1548, Philippe avait, pour visiter l'Italie, quitté Barcelone au milieu d'une effroyable tempête qui avait dispersé la flotte de Doria et l'avait forcée de rentrer momentanément dans le port ; puis, avec un vent contraire, il avait tenté de nouveau le voyage, avait abordé à Gênes, de Gênes avait gagné Milan, exploré le champ de bataille de Pavie, s'était fait montrer la place même où François Ier avait rendu son épée, avait mesuré des yeux la profondeur du fossé où avait failli s'ensevelir la monarchie française ; puis, toujours silencieux et taciturne, il avait quitté Milan, traversé l'Italie centrale et était venu rejoindre l'empereur à Worms.
Alors Charles Quint, flamand de naissance et de cœur, l'avait présenté à ses compatriotes de Namur et de Bruxelles.
à Namur, Emmanuel Philibert l'avait reçu et lui avait fait les honneurs de la ville. Les deux cousins s'étaient embrassés tendrement en se rencontrant, puis Emmanuel lui avait donné le spectacle d'une petite guerre, à laquelle, bien entendu, Philippe n'avait pris aucune part.
Les fêtes ne furent pas moins somptueuses à Bruxelles qu'à Namur. Sept cents princes, barons et gentilshommes vinrent recevoir hors des portes l'héritier de la plus grande monarchie du monde. Puis cet héritier bien vu, bien reconnu, son père le renvoya en Espagne.
Emmanuel Philibert l'accompagna jusqu'à Gênes. Ce fut pendant ce voyage que le prince de Piémont vit pour la dernière fois son père.
Trois ans après le retour de Philippe en Espagne, le roi Edouard VI d'Angleterre était mort, laissant la couronne à sa sœur Marie, fille de Catherine, cette tante de l'empereur que l'empereur aimait tant qu'il avait appris l'anglais, disait-il, rien que pour lui parler.
La nouvelle reine était pressée de choisir un mari. Elle avait quarante-six ans ; par conséquent, pas de temps à perdre. Charles Quint proposa son fils Philippe.
Philippe était devenu veuf de cette charmante Dona Maria de Portugal qui n'avait vécu que l'âge des fleurs. Quatre jours après la naissance de Don Carlos, les femmes de la reine, curieuses de voir un magnifique autodafé de huguenots, avaient laissé la nouvelle accouchée seule, en face d'une table couverte de fruits. Ces fruits, on avait défendu à la malade d'en manger. Fille d'ève sur tous les points, la pauvre princesse désobéit à la recommandation ; elle se leva, mordit à belles et jeunes dents, non pas dans une pomme, mais dans un melon, et, vingt-quatre heures après, elle était morte.
Rien n'empêchait donc l'Infant Philippe d'épouser Marie Tudor, de lier l'Angleterre à l'Espagne, et, entre l'île du Nord et la péninsule du Midi, d'étouffer la France.
C'était le grand but de cette union.
Philippe avait deux concurrents à la main de sa cousine :
1o Le cardinal Polus, cardinal sans être prêtre, fils de Georges duc de Clarence, frère d'Edouard IV, cousin par conséquent de la reine au même degré à peu près que Philippe.
2o Le prince de Courtenay, neveu de Henry VIII, et par conséquent aussi proche parent que les deux autres de la reine Marie.
Charles Quint commença par s'assurer l'appui de la reine Marie elle-même, et, sûr de cet appui qu'il avait conquis par l'influence du père Henry, confesseur de la royale veuve, il n'hésita point à agir.
La princesse Marie était ardente catholique. Le titre de la sanglante Marie, que les uns après les autres lui ont donné tous les historiens d'Angleterre, en fait foi.
L'empereur commença donc par écarter d'elle le prince de Courtenay, jeune homme de trente deux ans, beau comme un ange, brave comme un Courtenay, en l'accusant d'être un protecteur passionné de l'hérésie ; et en effet, la reine Marie remarqua que ceux de ses ministres qui lui conseillaient ce mariage étaient ceux qu'elle regardait comme entachés de cette fausse religion dont son père Henry VIII, pour n'avoir plus rien à faire désormais avec les évêques de Rome, comme il les appelait, s'était déclaré pape.
Ce point bien arrêté dans l'esprit de la reine, le prince de Courtenay n'était plus à craindre.
Restait le cardinal Polus, peut-être moins brave que Courtenay, mais aussi beau que lui et à coup sûr plus fort politique, élevé qu'il avait été à l'école des papes.
Le cardinal Polus était d'autant plus à craindre, qu'avant d'être couronnée, Marie Tudor, avec ou sans intention, avait écrit au pape Jules III pour qu'il lui envoyât le cardinal Polus en qualité de légat apostolique, afin que celui-ci travaillât avec elle à la sainte œuvre du rétablissement de la religion. Par bonheur pour Charles Quint, le pape, qui savait ce que Polus avait eu à souffrir sous Henry VIII et quels dangers il avait courus, hésita à envoyer tout d'abord, au milieu de la fermentation qui régnait en Angleterre, un prélat de cette considération. Il le fit donc précéder par Jean François Commendon, maître de la chambre. Mais c'était Polus et non Commendon que Marie avait demandé ; elle renvoya ce dernier, le priant de presser la venue du cardinal.
Polus partit. Mais l'empereur avait ses espions à Rome ; il fut informé de ce départ, et comme le légat a latere devait traverser l'Allemagne et passer par Inspruck, Charles Quint donna l'ordre à Mendoza, qui commandait un corps de cavalerie dans cette ville, d'arrêter le cardinal Polus au passage, sous prétexte qu'il était trop proche parent de la reine pour lui donner des conseils désintéressés dans l'affaire de son mariage avec l'Infant Don Philippe.
Mendoza était un vrai capitaine, comme il en faut aux princes en pareilles circonstances. Il ne connaissait que sa consigne. Sa consigne était d'arrêter le cardinal Polus, il l'arrêta et le retint prisonnier jusqu'à ce que les articles du contrat de mariage entre Philippe d'Espagne et Marie d'Angleterre fussent signés.
Ces articles signés, on le relâcha. Polus prit son parti en homme de sens et remplit sa charge de légat a latere, non seulement près de Marie, mais encore près de Philippe.
Un des articles portait que Marie Tudor, reine d'Angleterre, ne pouvait épouser qu'un roi. Ce n'était point un embarras pour Charles Quint ; il fit son fils Philippe roi de Naples.
Ce succès consola un peu l'empereur attristé des deux échecs qu'il venait d'éprouver, l'un à Inspruck, où surpris la nuit par le duc Maurice, il s'était enfui si précipitamment qu'il ne s'était pas aperçu qu'il avait mis son baudrier, oubliant son épée ; l'autre devant Metz dont il avait été forcé de lever le siège, en laissant, dans les boues d'un dégel, ses canons, ses caissons, son matériel de guerre et le tiers de son armée.
- Oh ! s'était-il écrié, la fortune me revient donc ?
Enfin, le 24 juillet 1554, c'est-à-dire neuf mois avant l'époque où nous sommes arrivés, le jour même de la fête de saint Jacques, protecteur de l'Espagne, Marie d'Angleterre avait été unie à Philippe II. Celle qu'on devait appeler la tigresse du Nord avait épousé celui qu'on pouvait appeler le démon du Midi.
Philippe était parti d'Espagne accompagné de vingt-deux bâtiments de guerre, montés par six mille hommes. Mais, avant d'entrer dans le port de Hampton, il avait renvoyé tous ses vaisseaux afin de n'aborder en Angleterre qu'avec ceux que la reine Marie, sa fiancée, avait expédiés au devant de lui.
Ceux-ci étaient au nombre de dix-huit. Ils étaient précédés du plus grand vaisseau que les Anglais eussent jamais construit et qui avait été lancé à la mer à cette occasion.
Ces vaisseaux s'avancèrent à la rencontre du prince d'Espagne jusqu'à trois lieues dans la haute mer, et là, au milieu des décharges d'artillerie, au roulement des tambours, aux fanfares des clairons, Philippe passa de son bâtiment sur celui que lui envoyait sa fiancée.
Il était suivi de soixante gentilshommes dont douze étaient grands d'Espagne ; quatre d'entre eux, l'amirante de Castille, le duc de Medina-Cœli, Ruy Gomez de Silva et le duc d'Albe, avaient chacun quarante pages et valets ; enfin, on compta, chose merveilleuse et qui ne s'était jamais vue, dit Gregorio Leti, historien de Charles V, que ces soixante seigneurs avaient entr'eux douze cent trente pages et estafiers.
Les épousailles eurent lieu à Wincester. Ceux qui voudront savoir comment la reine Marie Tudor vint au devant de son fiancé, de quelle robe elle était vêtue, de quelle parure elle était ornée, de quelle forme était l'amphithéâtre surmonté de deux trônes qui attendaient les deux époux ; ceux qui voudront pénétrer plus avant encore et connaître la manière dont la messe fut célébrée, celle dont on se mit à table, celle enfin dont leurs majestés se levèrent si adroitement de table que, quoiqu'il y eut devant elles quantité de seigneurs et de dames, elles disparurent par une fausse porte et se retirèrent dans leur chambre, trouveront ces détails et bien d'autres encore dans l'historien que nous venons de citer.
Quant à nous, si intéressants et surtout si pittoresques que soient ces détails, ils nous mèneraient trop loin et nous reviendrons au roi d'Angleterre et de Naples. Philippe II, qui après neuf mois de mariage reparaissait sur le continent, et, au moment où l'on s'y attendait le moins, venait, comme nous l'avons dit, d'apparaître aux barrières du camp, salué par le roulement des tambours, par les fanfares des trompettes et par les vivats des soldats allemands et espagnols qui lui faisaient cortège.
Charles Quint avait été prévenu un des premiers de l'arrivée inopinée de son fils, et joyeux de ce que Philippe n'eût (cela paraissait ainsi du moins) aucun motif de lui cacher sa présence dans les Flandres, puisqu'il le venait trouver dans son camp, il fit un effort et, appuyé sur le bras d'un de ses officiers, il se traîna jusqu'à la porte de sa tente.
Il y était à peine qu'il aperçut Don Philippe s'avançant vers lui avec cris, tambours et trompettes, comme s'il était déjà le maître et seigneur.
- Allons, allons, murmura Charles Quint, Dieu le veut !
Mais dès qu'il aperçut son père, Philippe arrêta son cheval et mit pied à terre, puis s'approchant, les bras tendus, la tête découverte et inclinée, il se jeta aux pieds de l'empereur.
Cette humilité chassa toute mauvaise pensée de l'esprit de Charles Quint.
Il releva Philippe, le serra dans ses bras et, se retournant vers ceux qui avaient fait cortège au prince :
- Merci, messieurs, dit-il, d'avoir deviné la joie qu'allait me causer la présence de mon fils bien-aimé et de me l'avoir annoncé d'avance par vos cris et vos vivats !
Puis à son fils :
- Don Philippe, dit-il, il y a près de cinq ans que nous ne nous sommes vus, venez, nous devons avoir bien des choses à nous dire.
Et, saluant toute cette foule, soldats et officiers assemblés devant sa tente, il s'appuya au bras de son fils et rentra dans le pavillon aux cris mille fois répétés de « Vive le roi d'Angleterre ! » et « Vive l'empereur d'Allemagne ! », de « Vive Don Philippe ! » et « Vive Charles Quint ! »
En effet, comme l'avait présumé l'empereur, Philippe et lui avaient bien des choses à se dire.
Et cependant, après que Charles Quint se fut assis sur le divan et que, refusant l'honneur de s'asseoir aux côtés de son père, Philippe se fut assis sur une chaise, il se fit un instant de silence.
Ce fut Charles Quint qui rompit le premier le silence que Philippe gardait peut-être par respect pour son père.
- Mon fils, dit l'empereur, il ne fallait pas moins que votre chère présence pour dissiper la mauvaise impression qu'ont produite sur moi les nouvelles reçues aujourd'hui.
- L'une de ces nouvelles et la plus fatale de toutes m'est déjà connue comme vous pouvez le voir à mon habit, mon père, répondit Philippe ; nous avons eu le malheur de perdre, vous une mère, moi une aïeule.
- Vous avez appris cette nouvelle en Belgique, mon fils ?
Philippe s'inclina.
- En Angleterre, sire, nous avons avec l'Espagne des communications tout à fait directes, tandis que le courrier que votre majesté a reçu a dû être forcé de venir par terre de Gênes ici, ce qui l'aura retardé.
- En effet, dit Charles Quint, cela doit être ainsi ; mais à part ce sujet de douleur, mon fils, j'en ai un autre d'inquiétude.
- Votre majesté voudrait-elle parler de l'élection du pape Paul IV et de la ligue qu'il a proposée au roi de France et qui doit être signée à cette heure ?
Charles Quint regarda Don Philippe avec étonnement.
- Mon fils, dit-il, est-ce encore un vaisseau anglais qui vous a aussi bien renseigné que vous l'êtes ? Le trajet est cependant long de Civitavecchia à Porthsmouth !
- Non, sire, la nouvelle nous est arrivée à travers la France. De là vient que j'ai pu la connaître avant vous. Les passages des Alpes et du Tyrol sont encore encombrés de neige et ont retardé votre messager, tandis que le nôtre est venu tout droit d'Ostie à Marseille, de Marseille à Boulogne et de Boulogne à Londres.
Charles Quint fronça le sourcil ; il avait cru longtemps qu'il était de son droit d'être informé le premier de tout grave événement qui se passait en ce monde, et voilà que son fils, non seulement avait connu avant lui la mort de la reine Jeanne et l'élection de Paul IV, mais encore lui annonçait une chose qu'il ignorait, c'est-à-dire la ligue signée entre Henri II et le nouveau Pape.
Mais Philippe ne parut pas remarquer l'étonnement de son père.
- Au reste, continua-t-il, toutes les mesures étaient si bien prises par les Caraffa et leurs partisans que le traité a été envoyé au roi de France pendant le conclave. Cela explique la hardiesse avec laquelle, après avoir pris Marienbourg, Henri II a marché sur Bouvines et sur Dinant, dans le but, sans doute, de vous couper la retraite.
- Oh ! oh ! fit Charles Quint, est-il donc aussi avancé que vous le dites, et serais-je menacé d'une nouvelle surprise dans le genre de celle d'Inspruck ?
- Non, dit Philippe, car je l'espère, votre majesté ne refusera pas de conclure une trêve avec le roi Henri II.
- Par mon armée ! s'écria l'empereur, je serais bien fou si je la refusais et même si je ne la proposais pas !
- Sire, dit Philippe, cette trêve proposée par vous rendrait le roi de France trop orgueilleux. Voilà pourquoi nous avons eu l'idée, la reine Marie et moi, de nous mettre à cette œuvre dans l'intérêt de votre dignité.
- Et tu viens me demander mon autorisation pour agir ? Soit ! Agis, ne perds pas de temps, envoie en France les plus adroits ambassadeurs ; ils n'y arriveront jamais assez tôt.
- C'est ce que nous avons pensé, sire, et nous avons, en réservant à votre majesté toute liberté de nous démentir, envoyé le cardinal Polus au roi Henry pour lui demander une trêve.
Charles Quint secoua la tête.
- Il n'arrivera pas à temps, dit-il, et Henry sera à Bruxelles avant que le cardinal Polus soit débarqué à Calais.
- Aussi le cardinal Polus est-il venu par Ostende, et a-t-il joint le roi de France à Dinant.
- Si habile négociateur qu'il soit, dit Charles Quint avec un soupir, je doute qu'il réussisse dans une pareille négociation.
- Je suis alors tout heureux d'annoncer à votre majesté qu'il a réussi, dit Philippe. Le roi de France accepte, sinon une trêve, du moins une suspension d'armes, pendant laquelle se régleront les conditions de cette trêve. Le monastère de Vocelles près Chambray a été choisi par lui comme le lieu des conférences, et le cardinal Polus, en venant m'annoncer à Bruxelles le résultat de sa mission, m'a dit qu'il n'avait pas cru devoir faire de difficulté sur ce point.
Charles Quint regarda Don Philippe avec une certaine admiration. Celui-ci, le plus humblement du monde, venait de lui annoncer l'heureux dénouement d'une négociation que lui, Charles Quint, regardait comme impossible.
- Cette trêve, dit-il, quelle serait sa durée ?
- Réelle ou convenue ?
- Convenue ?
- Cinq ans, sire !
- Et réelle ?
- Celle qu'il plairait à Dieu.
- Et combien de temps, Don Philippe, croyez-vous qu'il plairait à Dieu qu'elle durât ?
- Mais, dit le roi d'Angleterre et de Naples avec un imperceptible sourire, le temps qu'il faudrait pour que vous pussiez tirer d'Espagne un renfort de dix mille Espagnols, et pour que je puisse vous envoyer d'Angleterre un secours de dix mille Anglais.
- Mon fils, dit Charles Quint, cette trêve et... et comme c'est vous qui l'avez obtenue, eh bien, je vous promets que c'est vous qui la tiendrez ou qui la romprez selon votre plaisir.
- Je ne comprends pas ce que veut dire l'auguste empereur, dit Philippe dont la puissance sur lui-même ne peut aller jusqu'à empêcher des yeux de lancer un éclair d'espérance et de convoitise.
Il venait d'entrevoir presque à la portée de sa main le sceptre de l'Espagne et des Pays-Bas, et qui savait ? peut-être la couronne impériale.
Huit jours après, une trêve était signée en ces termes :

« Il y aura trêve pour cinq ans, tant par mer que par terre, de laquelle jouiront également tous les peuples, états, royaumes et provinces tant de l'empereur que du roi de France et du roi Philippe.
» Pendant tout cet espace de temps de cinq ans, il y aura suspension d'armes, et cependant, chacun de ses potentats gardera tout ce qu'il a pris durant tout le cours de la guerre.
» Sa sainteté Paul IV est comprise dans cette trêve. »

Philippe présenta lui-même le traité à l'empereur, qui jeta un regard presque effrayé sur l'impassible visage de son fils.
Il ne manquait plus à ce traité que la signature de Charles Quint.
Charles Quint signa.
Puis lorsque, avec une peine infinie, il eut tracé les sept lettres de son nom :
- Sire, dit-il, donnant pour la première fois ce titre à son fils, retournez à Londres et tenez-vous prêt à revenir à Bruxelles à mon premier commandement.

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