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Chapitre VII


Je repris :
- Ferdinand avait mis en pratique l'axiome italien : Qui veut, va ; qui ne veut pas, envoie.
« Il avait été, et, une demi-heure après, comme il l'avait promis, il revenait avec les passeports.
« Il nous avait, comme je l'ai dit, laissés, Maria et moi, au bord de la mer.
« Pendant notre tête-à-tête, Maria m'avait raconté, avec cette complaisance que met la femme la moins coquette à un pareil récit, comment Ferdinand s'était épris pour elle d'une. façon insensée ; comment, ne l'aimant pas assez pour répondre à cette passion, elle lui avait tenu rigueur ; comment cette rigueur, à laquelle il ne s'attendait point, avait affolé Ferdinand et comment, désespérant de l'avoir pour maîtresse, il lui avait offert de devenir sa femme.
« Il faut qu'il y ait pour la pauvre créature qui se trouve en dehors des conditions générales de la société quelque chose de bien séduisant dans ces trois mots : Soyez ma femme, puisque presque toujours elle est saisie, non pas comme une balle au bond, mais avant même qu'elle ait touché la terre. Maria était belle : elle avait un talent plein de triomphes splendides et d'orgueilleuse joie ; elle gagnait avec ce talent cinquante mille francs par an, dont, tout en menant une vie très large, elle dépensait à peine le tiers ; elle n'avait ni père ni mère qui pussent réclamer le contrôle de sa conduite ; elle pouvait se laisser aller, sans que qui ce fût au monde lui adressât un reproche, aux surprises de son coeur et même de ses sens ; jouir enfin de sa beauté, de sa fortune, de son intelligence dans toute la plénitude d'une liberté qui n'avait de compte à rendre à personne.
« Ferdinand, au contraire, avait une fortune nulle, un talent contesté, et, tout charmant d'esprit, tout remarquable de manières qu'il était, ses avantages physiques n'étaient point assez grands, comme on l'a vu, pour combattre une certaine répulsion que Maria ressentait pour lui. Eh bien, dès qu'il avait dit ces trois mots magiques : Soyez ma femme, le charme avait opéré. Et l'homme qui n'était pas assez sympathique pour devenir un amant, avait été regardé comme suffisant pour faire un mari.
« Il est vrai que, comme le chevalier Ubalde, je n'avais eu qu'à faire siffler ma baguette pour dissiper tous les prestiges de la foret enchantée, et qu'en réponse à ces mots : " je crois que vous faites une sottise", était sorti de la bouche de Maria ce cri involontaire :
- « Et moi, j'en suis sûre !
« Mais il n'en était pas moins vrai que, soit fascination matrimoniale, soit honte de manquer à sa parole, soit répugnance à. revenir en arrière, Maria était résolue à cesser d'être Maria D..., c'est-à-dire une artiste sans égale, pour devenir madame la baronne Ferdinand de S..., ce que tout le monde pouvait être.
« La chose me fut clairement démontrée par l'adhésion qu'elle donna au départ du lendemain.
« Je rentrai chez moi en réfléchissant à ce singulier rôle que le hasard, qui m'amenait à Naples, me faisait jouer dans la vie de nos deux amoureux. Je dis nos deux amoureux, parce que Ferdinand me paraissait, à lui seul, avoir assez d'amour pour tous les deux.
« Pourquoi était-ce moi et non un autre que le hasard avait choisi ? J'avoue que l'idée me vint que ce dieu que l'on représente les yeux couverts d'un bandeau avait tant soit peu soulevé son bandeau au moment où je passais, et n'avait pas sans quelque intention cachée mis ainsi la main sur moi.
« Mais j'avoue que cette intention était si bien cachée, qu'il m'était impossible d'apercevoir le plus petit bout de son oreille.
« La position me parut même un instant si ridicule pour moi, que je fus prêt à abandonner mon speronare à mes deux pèlerins et à voyager en corricolo.
« En cherchant bien quel sentiment me retint, je crois que ce fut le même qui retenait le bonhomme Mercier à la vie : la curiosité.
« Soit curiosité, soit tout autre sentiment, je dormis mal : c'était tout bénéfice, nous devions partir au point du jour ; mais, quand une femme est d'un voyage, si peu coquette qu'elle soit, on ne part jamais à l'heure ; à huit heures, nous descendions vers Sainte Lucie, où nous devions nous embarquer.
« Le capitaine du petit bâtiment nous accompagnait.
« A peine avions-nous fait cent pas, que nous rencontrâmes un prêtre ; ce prêtre nous croisait, passant à notre gauche : double augure..
« Le capitaine secoua la tête.
- Qu'y a-t-il, capitaine ? lui demandai-je.
- Il y a, dit le capitaine, superstitieux comme un véritable Sicilien qu'il était, que, si vous m'en croyiez...
« Il s'arrêta, comme honteux de ce qu'il allait dire.
- Eh bien, si nous vous en croyions, capitaine, que ferions-nous ?
- Vous remettriez le départ à un autre jour.
- Pourquoi cela ?
- Vous n'avez pas vu ?...
- Si fait : un prêtre.
- Eh bien ?
« Je me retournai vers Ferdinand.
- Eh bien ? répétai-je.
- Bah ! dit en riant le baron, un prêtre ne me fait pas peur. C'est cela que nous allons chercher, justement.
- Il n'y a pas de mal à rencontrer les prêtres que l'on va chercher, dit le capitaine ; mais ceux que l'on ne cherche pas, c'est autre chose.
- Et vous croyez que ce prêtre nous portera malheur ?
- Soit à vous soit à vos projets.
- Quant à moi, dis-je, je n'ai aucun projet, et la preuve, c'est que je croyais aller à Amalfi ou à Sorrente, et que je vais à Palerme. Donc, ajoutai-je en riant et en me retournant vers Maria et Ferdinand, avis à ceux qui en ont, des projets.
« Ferdinand se mit à chanter l'air de la Muette :

          « Le ciel est beau, la mer est belle.

« C'était une réponse comme une autre, meilleure même qu'une autre. Nous continuâmes donc notre chemin vers le port.
« Notre petit speronare s'y balançait gracieusement. L'équipage, composé de dix marins et d'un mousse, fils du capitaine, nous attendait dans sa tenue de fête. Quatre d'entre eux se tenaient aux deux extrémités d'une planche jetée du bord sur le bâtiment, nous faisant double rampe avec deux avirons.
« Maria passa la première. Je remarquai qu'elle était très pâle et que la main qu'elle appuyait sur la rampe improvisée tremblait fort.
« Ferdinand la suivait, léger et joyeux comme un pinson.
« Je venais le dernier, en songeant à la prédiction du capitaine, me demandant quel était le projet que la malencontreuse rencontre du prêtre dût faire avorter ; et, ne trouvant pas dans mon esprit un seul projet dont l'avortement put me coûter un soupir, je commençais à croire que le présage ne me regardait point.
« On rentra la planche dans la bateau, on leva l'ancre.
« Nos matelots se mirent à ramer avec un chant d'une douceur infinie, et nous commençâmes de glisser entre un ciel et une mer d'azur.
« Nous avions une douce brise, favorable en tous points, et juste ce qu'il fallait pour voir décroître Naples lentement et majestueusement. Caprée, noyée dans le soleil du matin, apparaissait comme un nuage lumineux ; tandis que toute la côte de Castellamare profilait à notre gauche sa gracieuse silhouette d'azur.
« Il était onze heures du matin.
- Bon ! s'écria tout à coup Ferdinand, et le déjeuner ?
- Comment ! lui demanda Maria, vous n'avez pas songé aux vivres ?
- Moi ! pas du tout ; est-ce que le capitaine aurait oublié les provisions, par hasard ?
- Ah ! voilà bien d'un fou ! s'écria Maria.
- Oh ! ou d'un amoureux, madame, lui dis-je. Par bonheur, j'ai eu plus de précaution que Ferdinand, moi.
- Ce qui prouve, dit Maria en riant, que vous n'êtes ni fou ni amoureux, vous.
- Heureusement, non seulement pour moi mais pour tout le monde, dis-je en m'inclinant ; car, si j'avais été atteint de l'une ou l'autre de ces maladies au même degré que notre ami Ferdinand, nous ne risquions pas moins de mourir de faim.
- Bah ! dit Ferdinand, on vit d'amour.
- Oui, fis-je ; mais ceux qui regardent les amoureux manger l'ambroisie et boire le nectar... Ah ! d'ailleurs, cher ami, continuai-je en faisant signe à l'un des matelots qui remplissait à bord les fonctions de cuisinier, et qui, sur mon invitation, apporta un énorme panier, – d'ailleurs, libre à vous de vivre d'amour et de jouer le rôle de spectateur ; quant à madame, comme elle a avoué qu'elle tenait encore à la terre par un coin de l'estomac, je m'empresserai de lui offrir une tranche de ce pâté, ou l'aileron de cette dinde. – Apporte le second panier, Pietro. Le second panier, mon ami, c'est une chose encore plus méprisante, pour un amoureux, que du dindon ou du pâté : c'est du vin de Bordeaux, du larose assez médiocre ; aussi à votre place, cher ami, je n'y goûterais même pas du bout des lèvres.
- Peuh ! dit Ferdinand, si vous mangez, je mangerai.
- Oui, pour nous faire plaisir ; allons donc, avouez que vous aviez faim.
- Non, parole d'honneur, c'est vous qui m'y avez fait penser.
« Maria grignota, du bout des dents, une croûte de pâté et son aileron de dinde ; elle trempa le bout de ses lèvres dans un verre de vin de Bordeaux ; elle eut enfin cette suprême adresse qu'ont les femmes de manger peut-être relativement autant que les hommes sans avoir l'air de toucher à rien.
« Ferdinand dévora.
« On le voit, le voyage ne commençait pas sous de si fâcheux auspices que l'avait fait entrevoir le capitaine. Nous avions bonne brise, nous faisions deux lieues à l'heure, et il était probable que, plus nous avancerions vers la haute mer, plus le vent fraîchirait, et, par conséquent, plus nous irions vite.
« Mais, contre cette prévision – qui était celle du capitaine lui-même – vers le soir, au contraire, le vent mollit et le mouvement du petit navire se ralentit visiblement.
« Nous nous occupâmes alors des préparatifs pour la nuit.
« Le speronare était, à son arrière, orné d'une espèce de tente faite avec de grands cerceaux arrondis, allant d'un bordage à l'autre, et recouverts d'une toile cirée ; dans cette tente, destinée primitivement à être ma chambre à coucher, j'avais fait, alors que je croyais voyager seul, porter un matelas de maroquin, le meilleur de tous les matelas dans les pays chauds, attendu qu'il reste toujours frais.
« Mais, au moment où j'avais réfléchi que, selon toute probabilité, le voyage durerait quatre ou cinq jours et autant de nuits, j'avais augmenté mon matériel de deux matelas.
« Puis, après une conversation dans laquelle je m'étais, avec toute la discrétion possible, enquis près de Ferdinand du degré d'intimité où il était avec Maria, conversation dont le résultat avait été tout à l'honneur de la célèbre artiste, il avait été reconnu que l'on tirerait tous les soirs deux des trois matelas hors de la tente, et que Ferdinand et moi coucherions sur le pont, tandis que la cabine resterait la propriété entière de Maria.
« Des rideaux glissant sur une tringle formaient toute la fermeture de ce sanctuaire, qui gardait, mieux que les portes de fer de Derbend, notre commun respect.
« Nous suivîmes donc le programme, et, la nuit venue, nous tirâmes nos deux lits sur le pont ; mais cette nuit était si belle mais il y avait tant d'étoiles semées sur ce ciel et reflétées dans cette mer, que c'eût été péché, comme disent les Napolitains, que de fermer les yeux.
« Nous nous assîmes donc sur le pont et ouvrîmes les yeux tout grands.
« Un des matelots avait une espèce de guitare à trois cordes. Maria la prit et chanta.
« Au bout de cinq minutes, capitaine et matelots faisaient cercle autour de nous. Au bout de dix minutes, ils s'étaient constitués en choeur et répétaient, avec l'admirable facilité musicale des peuples du Midi, les refrains des chansons ou des airs que chantait Maria.
« Tout à coup, Maria joua et chanta tout à la fois, sans rien dire, sans transition, une de ses plus vives saltarelles.
« Ce fut un cri dans tout l'équipage. Pendant quelques minutes, le respect contint nos hommes, qui se contenteront de se balancer sur un pied et sur l'autre ; puis, du balancement, on passa au trépignement, et, du trépignement, à la danse.
« Au bout d'un quart d'heure, il y avait bal général, bal d'autant plus complet, que les danses du Midi ont été réglées par an grand maître de ballets inconnu, dans la prévision qu'un temps viendrait probablement où manquerait de femmes.
« La femme n'est donc pas un élément absolument nécessaire aux danses du Midi.
« Pendant ce temps-là, le navire, profitant d'un reste de brise, allait tout seul ; à sa volonté, et comme un être intelligent.
« On dansa et l'on chanta jusqu'à une heure du matin.
« Enfin Maria se retira dans la cabine ; nous nous couchâmes, Ferdinand et moi, sur le pont ; les matelots descendirent par les écoutilles, et le pilote resta seul au gouvernail.
« Le vent faiblissait de plus en plus, la mer était calme comme un miroir, à peine sentait-on le mouvement du navire.
« On eût dit qu'il flottait dans l'air.

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