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Chapitre VII


Sept jours s'étaient déjà écoulés depuis que William, Much et Petit-Jean habitaient le château de Barnsdale, et l'heureuse maison se mettait en fête pour célébrer le mariage de Winifred et de Barbara. Sous les ordres de Will écarlate, le parc et les jardins du château avaient été transformés en arènes et en salle de bal ; car l'aimable jeune homme veillait avec une constante attention au bien-être de tout le monde en général, au bonheur de chacun en particulier. Infatigable dans ses efforts, il mettait la main à tout, s'occupait de tout, et remplissait la maison de son amusante gaieté.

En travaillant ainsi, il causait, il riait, interpellant Robin, taquinant Much. Tout à coup une idée folle traversa l'esprit de Will écarlate, et il se mit à rire aux éclats.

– Qu'avez-vous donc, William ? demanda Robin.

– Mon cher ami, je vous donne à deviner la cause de mon hilarité, répondit Will et je parie que vous n'y parviendrez pas.

– Cette cause doit être fort divertissante, puisqu'elle vous amuse au point d'en rire tout seul.

– Fort divertissante, en effet. Vous connaissez mes six frères, n'est-ce pas ? Ils sont tous bâtis à peu près sur le même modèle : blonds comme les blés, doux, tranquilles, braves et honnêtes.

– Où voulez-vous en venir, William ?

– à ceci : ces bons garçons ne connaissent pas l'amour.

– Eh bien ? demanda Robin en souriant.

– Eh bien, reprit Will écarlate, il m'est venu une idée qui pourra nous procurer infiniment de plaisir.

– Quelle idée ?

– Je possède, comme vous le savez, une très grande influence sur mes frères ; je vais leur persuader aujourd'hui même qu'ils doivent tous se marier. – Robin se mit à rire. – Je vais les rassembler dans un coin de la cour, reprit Will et je leur mettrai en tête la fantaisie de prendre femme le même jour que Much et Petit-Jean.

– La chose est impossible à faire, mon cher Will, répondit Robin ; vos frères sont d'un naturel trop paisible et trop flegmatique pour s'enflammer à vos paroles ; d'ailleurs ils ne sont, que je sache, amoureux de personne.

– Tant mieux, ils seront obligés de faire leur cour aux jeunes amies de mes sœurs et ce sera un spectacle des plus réjouissants. Imaginez-vous un peu la mise de Grégoire le rangé, le lourd, le bon garçon, de Grégoire cherchant à plaire à une femme. Venez avec moi, Robin, car il n'y a pas de temps à perdre, nous n'avons que trois jours à leur donner pour faire un choix. Je vais donc réunir mes frères et leur adresser d'une voix grave une paternelle harangue.

– Le mariage est un acte sérieux, Will, et il ne faut pas le traiter légèrement. Si, persuadés par votre éloquence, vos frères consentent à se marier, et que plus tard ils se trouvent malheureux d'un choix irréfléchi, n'aurez-vous pas à regretter vivement d'avoir contribué au chagrin de toute leur vie ?

– Soyez tranquille à cet égard-là, Robin. Je me fais fort de trouver pour mes frères des jeunes filles dignes dans le présent aussi bien que dans l'avenir du plus tendre amour. Je connais d'abord une jolie petite personne qui aime passionnément mon frère Herbert.

– Cela ne suffit pas, Will. Cette jeune personne est-elle digne d'appeler mes sœurs Winifred et Barbara ?

– Sans aucun doute, et de plus je suis certain qu'elle fera une excellente femme.

– Herbert a-t-il déjà vu cette demoiselle ?

– Certainement : mais le pauvre et naïf garçon ne s'imagine pas le moins du monde qu'il puisse être l'objet d'une préférence quelconque. à différentes reprises j'ai essayé de lui faire apercevoir qu'il était toujours le bienvenu dans la maison de miss Anna Maydow. Peine inutile. Herbert ne me comprenait pas ; il est si jeune malgré ses vingt-neuf ans ! Maintenant que la part de celui-là est faite, passons à un autre. Je suis lié d'amitié avec une charmante demoiselle qui, sous tous les rapports, conviendrait parfaitement à Egbert ; ensuite Maude m'a parlé hier d'une jeune fille du voisinage qui trouve Harold fort joli garçon. Ainsi, vous le voyez, Robin, nous avons déjà une partie de ce qu'il nous faut pour réaliser mon projet.

– Malheureusement, cela ne suffit pas, Will, puisque vous avez six frères à marier.

– Ne vous inquiétez pas, je vais me mettre en quête et je trouverai encore trois jeunes filles.

– Très bien. Mais lorsque vous aurez trouvé ces demoiselles, pensez-vous que vos frères leur conviendront, à elles ?

– J'en suis sûr ; mes frères sont jeunes, robustes, leur figure est agréable, ils me ressemblent au physique, ajouta Will avec une nuance de fatuité dans la voix et, s'ils ne sont pas aussi séduisants que vous, Robin, s'ils n'ont pas un caractère précisément aimable et enjoué, en revanche ils n'ont rien dans leur extérieur qui puisse offusquer les regards d'une fille sage et raisonnable, d'une fille qui cherche un bon mari. Voilà Herbert, dit Will en tournant la tête vers un jeune homme qui traversait une allée du jardin ; je vais l'appeler, Herbert, viens ici, mon garçon !

– Que désires-tu, Will ? demanda le jeune homme en s'approchant.

– Je désire causer avec toi, mon ami.

– Je t'écoute, Will.

– Ce que j'ai à te dire concerne aussi nos frères, va les chercher.

– J'y cours. Pendant les quelques instants que dura l'absence d'Herbert, Will resta pensif.

Les jeunes gens accoururent à son appel, le front riant et le sourire aux lèvres.

– Nous voici, William, dit l'aîné d'une voix joyeuse ; à quelle cause devons-nous attribuer ton désir de nous réunir autour de toi ?

– à une cause grave, mes chers frères : voulez-vous me permettre d'abord de vous adresser une question ? Les jeunes gens firent un signe affirmatif.

– Vous aimez tendrement notre père, n'est-ce pas ?

– Qui oserait douter de notre amour pour lui ? demanda Grégoire.

– Personne ; cette question n'est qu'un point de départ. Donc, vous aimez tendrement notre père, vous avez trouvé que le digne vieillard s'était toujours conduit en homme d'honneur, en véritable Saxon ?

– Certainement, s'écria Egbert ; mais au nom du ciel, Will, que signifient vos paroles ? quelqu'un a-t-il calomnié le nom de notre père ? Désignez-moi le misérable et je me charge de venger l'honneur des Gamwell.

– L'honneur des Gamwell est intact, chers frères, et s'il eût été souillé par le mensonge, la tache serait déjà lavée dans le sang du calomniateur. Je veux vous parler d'une chose moins grave, et cependant sérieuse ; seulement, il ne faut pas m'interrompre si vous voulez entendre avant la fin du jour le dernier mot de ma harangue. Approuvez ou désapprouvez mes paroles par des signes de tête ; attention, je recommence. La conduite de notre père est celle d'un honnête homme ; elle doit nous servir de guide et de modèle.

– Oui, répondirent six têtes blondes en s'inclinant d'un commun accord.

– Notre mère a suivi le même chemin, reprit Will ; son existence a été l'accomplissement de tous les devoirs, l'exemple de toutes les vertus ?

– Oui, oui.

– Notre cher père et notre tendre mère se sont aimés, ils ont vécu ensemble, ils ont fait mutuellement le bonheur l'un de l'autre. Si notre père ne s'était pas marié, nous n'existerions pas et par conséquent le bonheur de vivre nous serait inconnu. Est-ce clair, cela ?

– Oui, oui.

– Eh bien ! mes garçons, nous devons être reconnaissants à notre père et à notre mère de s'être mariés, de nous avoir mis au monde et d'avoir été la cause de notre existence ?

– Oui, oui.

– Comment se fait-il alors que vous restiez aveugles devant le tableau d'un si grand bonheur ? comment se fait-il que vous vous montriez ingrats envers la Providence ? comment se fait-il que vous refusiez de donner à nos parents un témoignage de respect, de tendresse et de gratitude ?

Les jeunes auditeurs de Will ouvrirent de grands yeux étonnés ; ils ne comprenaient rien aux paroles de leur frère.

– Que veux-tu dire, William ? demanda Grégoire.

– Je veux dire, messieurs que, à l'exemple de notre père, vous devez vous marier et par cet acte faire preuve de votre admiration pour la conduite de notre père, qui s'est marié, lui.

– ô mon Dieu ! s'écrièrent les jeunes gens d'un air peu satisfait.

– Le mariage, c'est le bonheur, reprit Will ; songez combien vous serez heureux lorsque vous aurez une chère petite créature suspendue à votre bras comme l'est une fleur à un vigoureux arbrisseau, une chère petite créature qui vous aimera, qui pensera à vous et dont vous serez toute la joie. Regardez autour de vous, coquins, et vous verrez les doux fruits du mariage. D'abord, Maude et moi, que vous enviez, j'en suis certain, lorsque nous jouons tous les deux avec notre cher petit enfant. Puis Robin et Marianne. Songez à Petit-Jean et imitez l'exemple de ce digne garçon. Voulez-vous encore des preuves du bonheur que le ciel répand sur les jeunes époux ? Allez rendre une visite à Halbert Lindsay et à sa jolie Grâce ; descendez dans la vallée de Mansfeld et vous y trouverez Allan Clare et lady Christabel. Vous êtes d'affreux égoïstes de n'avoir jamais eu la pensée qu'il était en votre pouvoir de rendre une femme heureuse. Ne secouez pas la tête, vous ne persuaderez jamais à personne que vous êtes de bons et généreux garçons. Je rougis pour vous de la sécheresse de votre âme et je suis navré d'entendre dire partout : « Les fils du vieux baronnet sont de mauvais cœurs. » J'ai résolu de mettre fin à cet état de choses et je veux, tenez-vous-en pour avertis, je veux vous marier.

– Vraiment ! dit Rupert d'un ton de révolte. Eh bien ! moi je ne veux pas de femme. Le mariage est peut-être une chose fort agréable, mais cela m'importe peu dans ce moment-ci.

– Tu ne veux pas de femme ? répondit Will ; c'est possible, mais tu en prendras une, car je connais une jeune fille qui te fera revenir sur cette décision. – Rupert secoua la tête. – Voyons, nous sommes en famille, dis-moi la vérité ; aimes-tu une femme plus particulièrement que les autres ?

– Oui, répondit le jeune homme d'un ton grave.

– Bravo ! s'écria Will tout surpris d'une confidence aussi inattendue, car Rupert fuyait la société des jeunes demoiselles. Qui est-elle ? dis-nous le nom.

– C'est ma mère, dit le naïf garçon.

– Ta mère ! répéta Will d'un ton quelque peu moqueur ; tu ne m'apprends rien de nouveau. Je sais depuis longtemps que tu aimes, que tu vénères, que tu respectes notre mère. Je ne te parle pas de l'affection filiale dont on entoure ses parents ; je te parle de tout autre chose, de l'amour. L'amour est un sentiment qui... une tendresse que... enfin une sensation qui fait bondir le cœur vers une jeune femme. On peut en même temps adorer sa mère et chérir une charmante fille.

– Je ne veux pas me marier non plus, dit Grégoire.

– Tu crois donc avoir une volonté, mon garçon ? reprit Will ; tu verras tout à l'heure que tu es dans l'erreur. Voyons, peux-tu me dire pour quelle raison tu refuses de te marier ?

– Non, murmura craintivement Grégoire.

– Veux-tu vivre pour toi-même ? – Grégoire garda le silence. – Auras-tu l'audace de me répondre, s'écria Will en affectant un air indigné, que tu partages l'opinion des coquins qui dédaignent la compagnie d'une femme ?

– Je ne dis pas cela, et je le pense moins encore ; mais...

– Il n'y a pas de mais qui tienne devant des raisons aussi péremptoires que celles que je vous donne à tous. Ainsi, préparez-vous à entrer en ménage, mes garçons, car vous serez mariés à la même heure que Winifred et Barbara.

– Comment, s'écria Egbert, dans trois jours ! Tu es fou, Will, nous n'aurons pas le temps de trouver des femmes.

– Confiez-moi ce soin, je me charge de vous satisfaire mieux encore que votre naturelle modestie n'ose l'espérer.

– Quant à moi, je refuse positivement d'engager ma liberté, dit Grégoire.

– Je ne pensais pas trouver tant d'égoïsme dans le fils de ma mère, dit William d'un ton blessé. Le pauvre Grégoire rougit.

– Voyons, Grégoire, dit Rupert, laisse Will agir comme il l'entend ; il ne veut que notre bonheur après tout et, s'il a la bonté de me chercher une femme, je la prendrai pour mienne. Tu sais bien, frère, que la résistance est inutile, William a toujours disposé de nous suivant son caprice.

– Puisque Will veut absolument nous marier, ajouta Stéphen, j'aime autant épouser ma future dans trois jours que dans six mois.

– Je partage l'avis de Stéphen, dit le timide Harold.

– Moi, je cède à la force, ajouta Grégoire ; car Will est un vrai diable ; il parviendrait tôt ou tard à me prendre dans ses filets.

– Tu me remercieras bientôt d'avoir mis en déroute tes fausses allégations et ton bonheur sera ma récompense.

– Je me marie pour t'obliger, Will, dit encore Grégoire ; mais j'espère cependant que, afin de m'obliger à mon tour, tu me donneras une jolie petite fille.

– Je vous présenterai tous à de jeunes et charmantes demoiselles et, si vous ne les trouvez pas adorables, vous pourrez dire partout que Will écarlate ne se connaît pas en jolis visages.

– Je puis t'épargner la peine de courir pour moi, dit Herbert, ma femme est déjà trouvée.

– Ah ! ah ! s'écria Will en riant, vous allez voir, Robin, que mes gaillards sont pourvus et que leur apparente répulsion pour le mariage était un aimable jeu. Comment s'appelle la bien-aimée, Herbert ?

– Anna Maydow. Il est convenu entre nous que notre mariage aura lieu en même temps que celui de mes sœurs.

– Rusé coquin ! dit Will en donnant à son frère un léger coup sur l'épaule ; je t'ai parlé avant-hier de cette jeune fille et tu ne m'as rien dit.

– J'ai obtenu ce matin seulement une réponse satisfaisante de ma chère Anna.

– Très bien ; mais lorsque j'ai fait allusion à son amour pour toi, tu ne m'as pas répondu.

– Je n'avais rien à te répondre. Tu me disais : « Miss Anna est très jolie, elle possède un charmant caractère, elle fera une excellente femme. » Comme je sais tout cela depuis longtemps, tes réflexions étaient l'écho des miennes. Tu as encore ajouté : « Miss Anna t'aime beaucoup. » Je le crois, tu le pensais, nous étions aussi bien instruits l'un que l'autre et par conséquent je n'avais rien à t'apprendre.

– Parfaitement répondu, discret Herbert, et je vois, d'après le silence de nos frères, que seul tu es digne de mon estime.

– J'avais déjà pris la résolution de me marier, dit Harold ; Maude m'en avait inspiré le désir.

– Maude a-t-elle choisi une femme pour toi ? demanda Will en riant.

– Oui, mon frère ; Maude m'a dit qu'il était très agréable de vivre avec une charmante petite femme et je suis un peu de son avis.

– Hourra ! cria Will au comble de l'enchantement. Mes chers frères, consentez-vous de plein gré et la main sur le cœur à vous marier le même jour que Winifred et Barbara ?

– Nous consentons, dirent deux voix énergiquement accentuées.

– Nous consentons, murmurèrent les jeunes gens qui n'avaient point de femme en perspective.

– Hourra pour le mariage ! cria encore Will en jetant son bonnet en l'air.

– Hourra ! répétèrent d'un même accord les six voix réunies.

– Will, dit Egbert, songeons à nos futures ; il faut te hâter de nous présenter à elles, car elles voudront causer un peu avec nous avant de nous épouser.

– C'est probable ! venez tous avec moi ; j'ai une gentille demoiselle pour Egbert et je crois connaître trois jeunes filles qui conviendront parfaitement à Grégoire, à Rupert et à Stéphen.

– Mon bon Will, dit Rupert, je désire une jeune fille blonde et mince ; je ne veux pas épouser une personne trop forte de taille.

– Je connais tes goûts romantiques et je te traite en conséquence ; ta fiancée est frêle comme un roseau et jolie comme un ange. Venez, mes garçons, je vous présenterai les uns après les autres ; vous ferez votre cour et si vous ne savez comment il faut s'y prendre pour plaire à une femme, je vous donnerai des conseils, mieux que cela encore, je vous remplacerai auprès de votre belle.

– Il est bien dommage que tu ne puisses pas épouser nos futures femmes, ami Will, l'affaire marcherait infiniment plus vite.

William adressa à son frère un geste de menace, prit le bras de Grégoire et sortit de Barnsdale accompagné de son cortège d'amoureux.

Les sept frères arrivèrent bientôt au village ; là Herbert se sépara de ses compagnons pour aller rendre visite à sa bien-aimée, Harold disparut quelques instants après et Will se dirigea, accompagné de ses frères, vers la demeure de la jeune fille qu'il destinait à Egbert.

Miss Lucy ouvrit elle-même la porte de sa maison. C'était une jeune fille charmante, au visage rose, aux yeux noirs pétillants de malice. Son sourire exprimait la bonté et elle souriait toujours.

William présenta son frère à miss Lucy et lui parla des bonnes qualités d'Egbert ; il se montra si persuasif et si éloquent que l'aimable fille, du consentement de sa mère, permit à Will d'espérer que ses désirs seraient accomplis.

William, enchanté de la bienveillance de miss Lucy, laissa Egbert continuer en tête à tête une cour si bien commencée et s'éloigna avec ses frères.

à peine les jeunes gens furent-ils hors de la maison que Stéphen dit à Will :

– Je serais heureux si je pouvais parler avec autant d'esprit, d'entrain et de bonne grâce que tu en mets dans ta conversation.

– Rien n'est facile comme de parler gracieusement à une femme, mon cher ami ; les paroles en elles-mêmes importent peu ; il n'est pas indispensable de les fleurir de jolis mots, il suffit seulement de dire des choses vraies et de les dire avec bonté.

– La personne que tu as choisie pour moi est-elle jolie ?

– Fais-moi connaître tes goûts, dis-moi le genre de beauté que tu aimes.

– Oh ! répondit Stéphen, je ne suis pas bien difficile ; une femme qui ressemblerait à Maude me conviendrait assez !

– Une femme qui ressemblerait à Maude me conviendrait assez ! répéta Will au comble de la stupéfaction. Mais, en vérité, mon cher, je le crois bien, et permets-moi de te dire que tu n'es pas modeste dans tes désirs. Par saint Paul ! Stéphen, une femme comme Maude est une chose rare, pour ne pas dire introuvable. Sais-tu bien, pauvre ambitieux, qu'il n'existe pas sur la terre une créature comparable à ma chère petite femme !

– Tu crois, Will ?

– J'en suis certain, repartit l'époux de Maude d'un ton péremptoire.

– Vraiment, je ne le savais pas ; il faut excuser mon ignorance, Will. Je n'ai point encore voyagé, répondit naïvement le jeune homme ; mais si tu pouvais me donner une femme dont la beauté fût dans le genre de celle de Maude...

– Il n'existe personne au monde qui possède une seule des perfections de Maude, répondit William à demi irrité du désir de son frère.

– Eh bien ! alors, Will, donne-moi pour femme celle que tu as choisie à ton goût, repartit Stéphen d'un ton découragé.

– Tu en seras content. Je vais d'abord te dire son nom : elle s'appelle Minny Meadoros.

– Je la connais, dit Stéphen en souriant : c'est une jeune fille aux yeux noirs, aux cheveux bouclés. Minny avait l'habitude de se moquer de moi ; elle disait que j'avais l'air nigaud et endormi. Cependant elle me plaisait malgré ses taquineries. Un jour que nous étions seuls, elle me demanda en riant si jamais de ma vie j'avais embrassé une jeune fille.

– Qu'as-tu répondu à la question de Minny ?

– Je lui ai répondu que bien certainement j'avais embrassé mes sœurs. Minny se mit à rire aux éclats et elle me demanda encore : « N'avez-vous point embrassé d'autres femmes que vos sœurs ? Pardonnez-moi, miss, lui répondis-je, j'ai embrassé ma mère. »

– Ta mère, grand nigaud ! Eh bien ! que t'a-t-elle dit après avoir entendu cette belle réponse ?

– Elle a ri encore plus fort. Puis elle m'a demandé si je ne désirais pas embrasser d'autres dames que mes sœurs et ma mère. Je lui ai répondu : « Non, mademoiselle. »

– Grand bêta ! il fallait embrasser Minny : voilà la réponse que méritaient ses questions.

– Je n'y ai même pas songé, repartit tranquillement Stéphen.

– Comment vous êtes-vous séparés après cette aimable conversation ?

– Minny m'a appelé imbécile ; puis elle s'est sauvée en riant toujours.

– J'approuve tout à fait l'épithète dont tu as été qualifié par ta future femme. Te convient-elle réellement ?

– Oui. Et que lui dirai-je lorsque nous serons en tête à tête ?

– Tu lui diras toutes sortes de jolies choses.

– Je comprends. Mais dis-moi, Will, comment faut-il commencer une jolie phrase ? C'est toujours le premier mot qui est difficile à trouver.

– Quand tu seras seul avec Minny, tu lui diras que tu désires recevoir quelques leçons dans l'art d'embrasser les jeunes filles et tout en parlant tu l'embrasseras. Ce premier pas franchi, tu ne seras pas embarrassé pour continuer la marche.

– Je n'oserai jamais montrer tant de hardiesse, dit craintivement Stéphen.

– Je n'oserai jamais ! répéta Will d'un ton moqueur. Sur mon âme ! Stéphen, si je n'étais pas sûr que tu es un brave et vaillant forestier, je pourrais te prendre pour quelque grande fille habillée en homme.

Stéphen rougit.

– Mais, dit-il en hésitant, si la jeune fille se trouvait blessée de ma manière d'agir ?

– Eh bien ! tu l'embrasserais encore et tu lui dirais : « Charmante miss, adorable Minny, je ne cesserai de vous embrasser qu'après avoir obtenu votre pardon. » Du reste, retiens bien ceci et fais en sorte de t'en souvenir à l'occasion : une jeune fille ne repousse jamais sérieusement un baiser de celui qu'elle aime. Ah ! si le cavalier lui déplaît, ceci change de thèse : alors elle se défend et elle se défend si bien que l'on ne peut recommencer. Tu n'as pas à craindre de la part de Minny un véritable refus. J'ai appris de bonne source que la chère petite fille te voit avec amitié.

Stéphen s'arma de courage et promit à William de surmonter sa timidité. Minny était seule et dans sa maison.

– Bonjour, charmante Minny, dit Will en prenant la main tendue de la jeune fille, qui rougissait en saluant avec grâce ; je vous amène mon frère Stéphen, il a quelque chose de très important à vous dire.

– Lui, s'écria la jeune fille ; et que peut-il avoir à me dire de si important ?

– J'ai à vous dire, repartit vivement Stéphen, tout en devenant pâle à faire peur, que je souhaite prendre quelques leçons...

– Chut ! chut ! interrompit Will ; ne va pas si vite, mon garçon. Chère Minny, Stéphen vous expliquera tout à l'heure ce qu'il désire obtenir de votre bonté. En attendant, permettez-moi de vous annoncer le mariage de mes sœurs.

– J'ai déjà entendu parler des belles fêtes qui se préparent au château.

– J'espère bien, chère Minny, que vous voudrez partager nos plaisirs ?

– Avec bonheur, Will ; les jeunes filles du village s'occupent déjà de leur toilette, et je me fais une joie extrême de danser à un bal de noces.

– Vous amènerez votre amoureux, n'est-ce pas, Minny ?

– Mais non, mais non, interrompit Stéphen ; tu oublies, Will...

– Je n'oublie rien, interrompit Will. Fais-moi le plaisir de garder le silence pendant quelques secondes. Vous amènerez votre amoureux, n'est-ce pas, Minny ? continua le jeune homme en répétant sa question.

– Je n'ai pas d'amoureux, répondit la jeune fille.

– Est-ce bien vrai, Minny ? demanda Will.

– C'est bien vrai ; je ne connais personne à qui je puisse donner le nom de mon amoureux.

– Si vous le voulez, Minny, je serai votre amoureux, s'écria Stéphen en prenant d'une main tremblante les mains de la jeune fille.

– Bravo ! Stéphen, dit Will.

– Oui, reprit le jeune homme encouragé par l'approbation de son frère, oui, Minny, je veux être votre amoureux ; je viendrai vous chercher le jour de la fête, et nous nous marierons en même temps que mes sœurs.

étourdie par cette brusque déclaration, la jeune fille ne sut que répondre.

– écoutez-moi, chère Minny, dit Will : mon frère vous aime depuis longtemps, et le silence qu'il a gardé vient, non de son cœur, mais de l'extrême timidité de son caractère. Je vous jure sur mon honneur que Stéphen vous parle avec la sincérité de l'amour. Vous êtes libre de tout engagement, Stéphen est un beau garçon, mieux encore, un bon, un excellent garçon. Il fera un mari digne de vous. Si votre consentement et celui de votre famille nous est accordé, votre mariage sera célébré avec celui de mes sœurs.

– En vérité, Will, répondit la jeune fille en baissant les yeux d'un air confus, j'étais si peu préparée à votre demande, elle est si vive et si inattendue que je ne sais comment y répondre.

– Répondez : j'accepte Stéphen pour mon mari, dit le jeune homme tout à fait mis à l'aise par les doux regards de la jolie demoiselle. J'éprouve une très grande affection pour vous, Minny, continua-t-il, et je serai le plus heureux des hommes si vous voulez bien m'accorder votre main.

– Il m'est impossible de répondre aujourd'hui à votre honorable proposition, dit la jeune fille en faisant un salut plein de gentillesse et d'espièglerie à son timide amoureux.

– Je vais vous laisser en tête à tête, mes bons amis, reprit William ; ma présence gêne vos épanchements, et je suis certain, si Minny aime un peu Winifred et Barbara, qu'elle voudra bien les nommer ses sœurs.

– J'aime de toute mon âme Winifred et Barbara, répondit la jeune fille d'un air très attendri.

– Alors, dit Stéphen, je puis espérer, mademoiselle, que, en considération de votre amitié pour mes sœurs, vous daignerez me traiter généreusement.

– Nous verrons cela, répondit la jeune fille avec coquetterie.

– Au revoir, ma charmante Minny, dit William en souriant. Soyez, je vous en prie, indulgente et bonne pour un gentil garçon qui vous aime tendrement, bien qu'il ne sache pas témoigner son amour d'une manière fort éloquente.

– Vous êtes sévère, Will, répondit gravement la jeune fille. Je trouve, moi, que Stéphen s'exprime on ne peut mieux.

– Allons, reprit Will, je m'aperçois que vous êtes tout à fait une excellente personne, aimable Minny. Permettez-moi de vous baiser les mains et de vous dire une fois encore : Au revoir, ma sœur.

– Dois-je vraiment répondre à William : Au revoir, mon frère ? demanda la jeune fille en se tournant vers Stéphen.

– Oui, chère miss, oui, s'écria Stéphen d'une voix joyeuse ; dites-lui : Au revoir, mon frère, afin qu'il s'en aille bien vite.

– Tu fais des progrès, mon garçon, reprit Will en riant ; il paraît que mes leçons étaient bonnes.

Cela dit, William embrassa Minny et s'éloigna avec Grégoire et Rupert.

– Maintenant à nous, n'est-ce pas, Will ? dit Grégoire ; j'ai hâte de voir la femme que je dois épouser.

– Moi aussi, ajouta Rupert.

– Où demeure-t-elle ? demanda Grégoire.

– Verrai-je ma fiancée aujourd'hui ? continua Rupert.

– Votre naturelle curiosité va être satisfaite, répondit Will. Vos femmes futures sont cousines, elles s'appellent Mabel et Editha Harowfeld.

– Je les connais toutes les deux, dit Grégoire.

– Je les connais aussi, ajouta Rupert.

– Ce sont deux jolies filles, reprit William, et je ne suis point surpris que leur charmant visage ait attiré vos regards. Je suis à Barnsdale depuis dix-huit mois à peine, et cependant il n'existe pas dans tout le comté une demoiselle brune ou blonde qui me soit inconnue. Comme vous j'avais déjà porté mon attention sur Mabel et sur Editha.

– Je n'ai jamais vu, dit Grégoire, un gaillard de ton espèce, Will ; tu connais toutes les femmes, tu es toujours par voie et par chemin ; en vérité, nous ne te ressemblons guère.

– Malheureusement pour vous, mes garçons ; car si vous me ressembliez le moins du monde, je ne serais pas obligé de vous chercher des femmes et de vous apprendre à faire la cour à celles qui vous plaisent.

– Oh ! reprit Grégoire d'un air décidé, il ne sera pas très difficile pour nous de faire la cour à Mabel et à Editha. Rupert trouve Mabel charmante, et moi je suis persuadé qu'Editha est une bonne créature ; je vais donc tout simplement lui demander si elle veut être la femme de Grégoire Gamwell.

– Il ne faudra pas adresser cette demande avec brusquerie, mon cher garçon ; car tu courrais le risque de la voir refusée.

– Dis-moi alors comment je dois m'y prendre pour expliquer mes intentions à Editha. Je ne connais pas les ruses du détour ; mon désir est de l'avoir pour femme, et je croyais tout naturel de lui dire : Editha, je suis prêt à vous épouser.

– Tu mettrais cette jeune fille dans un grand embarras, si tu lui lançais à brûle-pourpoint cette déclaration.

– Quefaut-il faire alors ? demanda Grégoire d'un air désespéré.

– Il faut amener tout doucement la conversation vers la route que tu désires suivre : parler d'abord du bal qui se donne au château dans trois jours, du bonheur de Petit-Jean, de la joie de Much, faire une adroite allusion à ton prochain mariage, et, à ce propos, demander à Editha, comme je l'ai demandé à Minny, si elle songe à se marier, si elle viendra à la fête de Barnsdale avec un amoureux.

– Si Editha me répond : Oui, Grégoire, j'irai au bal avec un amoureux ?

– Eh bien ! tu lui diras : Miss, cet amoureux ce sera moi.

– Mais, hasarda encore le pauvre Grégoire, si Editha refuse ma main ?

– Alors tu l'offriras à Mabel.

– Et moi ? dit Rupert.

– Editha ne refusera pas, reprit Will ; ainsi, soyez tranquilles, chacun de vous aura pour femme la jeune fille qui lui plaît.

Les jeunes gens traversèrent la place du village et s'arrêtèrent devant une charmante maison, sur le seuil de laquelle deux jeunes filles se tenaient debout.

– Bonjour à la brune Editha et à la blonde Mabel, dit Will en saluant les deux cousines ; nous venons, mes frères et moi, les inviter à un bal de noces.

– Soyez les bienvenus, messires, dit Mabel d'une voix douce comme un chant d'oiseau. Faites-nous le plaisir d'entrer dans la salle et d'accepter quelques rafraîchissements.

– Mille grâces vous soient rendues, charmante Mabel, répondit William ; une offre obligeante et gracieusement formulée ne rencontre jamais de refus. Nous allons boire un pot d'ale à votre santé et à votre bonheur.

Editha et Mabel, qui étaient de spirituelles et bienveillantes personnes, accueillirent en riant les galanteries des trois frères ; puis, après une heure de joyeuse conversation. Grégoire prit son courage à deux mains et demanda timidement à Editha si elle avait l'intention de se faire accompagner au château par son amoureux.

– Je me laisserai accompagner non par un amoureux, mais par une demi-douzaine d'aimables garçons, répondit gaiement la coquette Editha.

Cette répartie inattendue jeta une grande confusion dans les idées du pauvre Grégoire. Il laissa échapper un soupir, et se tournant vers son frère, il lui dit à mi-voix :

– Mon affaire est faite, hein ! qu'en penses-tu ? je ne puis pas lutter avec une demi-douzaine de prétendants. En vérité, il ne faut pas avoir de chance ; je serai donc obligé de rester garçon.

– Puisque tu ne voulais pas te marier, cela t'arrange, dit Will d'un air taquin.

– Je n'y pensais pas, voilà tout : mais depuis que ce désir m'est entré dans le cœur, je suis tourmenté de la crainte de ne pas trouver une femme.

– Tu auras Editha ; laisse-moi faire. Miss Editha, dit William, notre visite avait un double but : d'abord celui de vous inviter à notre fête de famille, puis ensuite je voulais vous présenter, non pas un amoureux de bal, un adorateur de vingt-quatre heures, vous en possédez six, et le septième ferait mauvaise figure, mais bien un honnête garçon, rangé, sage, riche, ce qui ne gâte rien, et qui se trouverait très fier et très heureux de vous offrir son cœur, sa main et son nom.

Miss Editha devint toute pensive.

– Parlez-vous sérieusement, Will ? demanda-t-elle.

– Très sérieusement, miss. Grégoire vous aime ; du reste, il est là et, si vous fermez les yeux à l'éloquence de ses regards, veuillez accorder quelque attention à la sincérité de ses paroles. Je veux bien lui laisser le plaisir de plaider une cause qui est, je crois, en partie gagnée, ajouta le jeune homme en interprétant en faveur de son frère le joyeux sourire épanoui sur les lèvres d'Editha.

William laissa Grégoire s'approcher de la jeune fille et chercha Rupert du regard, afin de lui venir en aide si la nécessité s'en faisait sentir. Le secours de Will était inutile à Rupert : le jeune homme causait tout bas avec Mabel ; il tenait les mains de la jeune fille et, à demi agenouillé devant elle, il paraissait lui témoigner une vive gratitude.

– Bon, se dit Will, il marche tout seul ; je puis l'abandonner à ses propres forces.

Le jeune homme considéra un instant les couples d'amoureux, et sans attirer leur attention, il sortit de la salle et regagna le château en courant.

En arrivant au hall de Barnsdale, Will rencontra Robin, Marianne et Maude. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur désigna la gêne craintive des futurs époux, puis enfin il finit par reconnaître que les quatre jeunes gens s'étaient bravement tirés de leur position difficile.

Vers le soir, les nouveaux fiancés reparurent au château ; ils rayonnaient de joie, leur victoire avait été complète : ils avaient tous obtenu le consentement de leur belle.

Les parents de nos jeunes demoiselles trouvèrent bien que c'était folie de se marier avec tant de précipitation. Mais l'honneur de faire partie de la noble famille des Gamwell leva tous les scrupules.

Sir Guy, habilement préparé par Robin à donner son approbation au choix de ses fils, accueillit avec une bienveillance parfaite les six jolies fiancées. Les huit mariages furent célébrés au jour dit avec une grande pompe, et chacun se trouva content du bonheur qui lui était échu en partage.

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