Robin Hood, le prince des voleurs Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre III


La petite caravane marcha d'abord silencieusement ; le cavalier et la jeune fille pensaient encore au danger qu'ils avaient couru, et tout un monde d'idées nouvelles surgissait dans la tête de notre jeune archer : il admirait pour la première fois la beauté d'une femme.

Fier par instinct de race autant que par caractère, il ne voulait pas paraître inférieur à ceux qui lui devaient la vie, et affectait en les guidant des manières orgueilleuses et pleines de rudesse : il devinait que ces personnages modestement vêtus et voyageant sans équipage appartenaient à la noblesse, mais il se croyait leur égal dans la forêt de Sherwood, et même leur supérieur devant les embûches des assassins.

La plus grande ambition de Robin était de paraître habile archer et forestier audacieux ; il méritait le premier titre, mais on lui refusait le second, que démentaient d'ailleurs ses formes juvéniles.

à tous ces avantages naturels, Robin joignait encore le charme d'une voix mélodieuse : il le savait et chantait partout où il lui plaisait de chanter, il lui plut donc de donner aux voyageurs une idée de son talent, et il entonna allégrement une joyeuse ballade ; mais dès les premiers mots une émotion extraordinaire paralysa sa voix, et ses lèvres se fermèrent en tremblant ; il essaya de nouveau, et redevint muet en poussant un gros soupir ; il essaya encore, même soupir, même émotion.

Le naïf enfant éprouvait déjà les timidités de l'amour ; il adorait sans le savoir l'image de la belle inconnue qui chevauchait derrière lui, et il oubliait ses chansons en rêvant à ses yeux noirs.

Il finit cependant par comprendre les causes de son trouble, et s'écria en retrouvant son sang-froid :

– Patience, je la verrai bientôt sans son capuchon.

Le cavalier interrogea Robin sur ses goûts, ses habitudes et ses occupations avec bienveillance ; mais Robin lui répondit froidement, et ne changea de ton qu'au moment où son amour-propre fut mis en jeu.

– Tu n'as donc pas craint, dit l'étranger, que ce misérable outlaw cherchât à se venger sur toi de son insuccès ?

– Parbleu ! non, messire, car il m'était impossible d'avoir cette dernière crainte.

– Impossible !

– Oui, l'habitude m'a fait un jeu des coups les plus difficiles.

Il y avait trop de bonne foi et de noble orgueil dans les réponses de Robin pour que l'étranger s'en moquât, et il reprit :

– Serais-tu assez bon tireur pour atteindre à cinquante pas ce que tu touches à quinze ?

– Certainement ; mais, ajouta l'enfant d'un ton railleur, j'espère, messire, que vous ne regardez pas comme un trait d'adresse la leçon que j'ai donnée à ce bandit ?

– Pourquoi ?

– C'est qu'une pareille bagatelle ne prouve rien.

– Et quelle meilleure preuve pourras-tu me donner ?

– Qu'une occasion se présente, et vous verrez.

Le silence se rétablit pendant quelques minutes, et la caravane arriva au bord d'une grande clairière que le chemin coupait en diagonale. Au même instant un gros oiseau de proie s'élevait dans l'atmosphère, et un jeune faon, alarmé par le bruit du passage des chevaux, sortait d'un fourré voisin et traversait l'espace boisé pour se remiser de l'autre côté.

– Attention ! s'écria Robin en tenant une flèche entre ses dents et en plaçant une seconde à son arc ; que préférez-vous, le gibier à plumes ou le gibier à poil ? Choisissez.

Mais avant que le chevalier eût eu le loisir de répondre, le faon tombait blessé à mort, et l'oiseau de proie descendait en tournoyant sur la clairière.

– Puisque vous n'avez pas choisi quand ils vivaient, vous choisirez ce soir quand ils seront rôtis.

– Admirable ! s'écria le chevalier.

– Merveilleux ! murmura la jeune fille.

– Vos Seigneuries n'ont qu'à suivre le droit chemin et après cette futaie elles apercevront la maison de mon père. Salut ! je prends les devants pour vous annoncer à ma mère et envoyer notre vieux domestique ramasser le gibier.

Cela dit, Robin disparut en courant.

– C'est un noble enfant, n'est-ce pas, Marianne ? dit le chevalier à sa compagne ; un charmant garçon, et le plus joli forestier anglais que j'aie jamais vu.

– Il est bien jeune encore, répondit l'étrangère.

– Et peut-être plus jeune encore que ne l'annoncent sa taille élancée et la vigueur de ses membres. Vous ne sauriez croire, Marianne, combien la vie en plein air favorise le développement de nos forces et entretient la santé ; il n'en est pas ainsi dans l'atmosphère étouffante des villes, ajouta le cavalier en soupirant.

– Je crois, messire Allan Clare, répliqua la jeune dame avec un fin sourire, que vos soupirs s'adressent beaucoup moins aux arbres verts de la forêt de Sherwood qu'à leur charmante feudataire, la noble fille du baron de Nottingham.

– Vous avez raison, Marianne, ma sœur chérie, et, je l'avoue, je préférerais, si le choix dépendait de ma volonté, passer mes jours à rôder dans ces forêts, ayant pour demeure la chaumière d'un yeoman et Christabel pour femme, plutôt que de m'asseoir sur un trône.

– Frère, l'idée est belle, mais un peu romanesque. êtes-vous certain d'ailleurs que Christabel consente à échanger sa vie princière contre la mesquine existence dont vous parlez ? Ah ! cher Allan, ne vous bercez pas de folles espérances ; je doute fort que le baron vous accorde jamais la main de sa fille.

Le front du jeune homme se rembrunit ; mais il chassa aussitôt ce nuage de tristesse, et dit à sa sœur d'un ton calme :

– Je croyais vous avoir entendue parler avec enthousiasme des agréments de la vie champêtre.

– C'est vrai, Allan, je le confesse, j'ai parfois des goûts étranges ; mais je ne pense pas que Christabel en ait de semblables.

– Si Christabel m'aime véritablement, elle se plaira dans ma demeure, quelle qu'elle soit. Ah ! vous pressentez le refus du baron ? Mais si je voulais, je n'aurais qu'à dire un mot, un seul, et le fier, l'irascible Fitz-Alwine agréerait ma demande sous peine d'être proscrit et de voir son château de Nottingham réduit en poussière.

– Chut ! voici la chaumière, dit Marianne interrompant son frère. La mère du jeune homme nous attend à la porte. Vraiment, l'extérieur de cette femme est des plus agréables.

– Son enfant possède le même avantage, répondit le jeune homme en souriant.

– Oh ! ce n'est plus un enfant, murmura Marianne, et une subite rougeur envahit sa figure.

Mais quand la jeune fille eut mis pied à terre à l'aide de son frère, quand son capuchon, rejeté en arrière, eut découvert ses traits, la rougeur avait fait place à une légère teinte rosée. Robin, qui se tenait près de sa mère, admirait avec une radieuse surprise la première femme qui eût fait battre son cœur, et l'émotion du jeune archer était si vive, si franche, si vraie, qu'il s'écria sans avoir la conscience de ses paroles :

– Ah ! j'étais bien sûr que de si beaux yeux ne pouvaient éclairer qu'une belle figure !

Marguerite, étonnée de la hardiesse de son fils, se tourna vers lui et l'interpella d'une voix presque grondeuse. Allan se prit à rire, et la belle Marianne devint aussi rouge que l'effronté Robin, qui, pour cacher son embarras et sa honte, se jeta au cou de sa mère ; mais le naïf espiègle eut soin d'épier d'un regard de côté la physionomie de Marianne, et il n'y vit point de colère ; au contraire, un bienveillant sourire, que la jeune fille croyait dérober au coupable, illuminait ses traits, et le coupable, assuré d'obtenir sa grâce, se hasarda à lever timidement les yeux sur son idole.

Une heure après, Gilbert Head revint au logis portant en croupe sur son cheval un homme blessé qu'il avait rencontré en route ; il descendit l'étranger avec des précautions infinies de son siège incommode, et le porta dans la salle en appelant Marguerite, occupée à installer les voyageurs dans les chambres du premier étage.

à la voix de Gilbert, Maggie accourut.

– Tiens, femme, voici un pauvre homme qui a grand besoin de tes soins. Un mauvais plaisant lui a joué le tour atroce de lui clouer avec une flèche la main sur son arc, au moment où il visait un daguet. Allons, bonne Maggie, hâtons-nous ; cet homme est très affaibli par la perte de son sang. Comment te trouves-tu, camarade ? ajouta le vieillard en s'adressant au blessé. Courage, tu guériras. Allons donc ; relève un peu la tête, et ne te laisse pas abattre ainsi ; prends courage, morbleu ! on ne meurt pas pour une pointe de clou dans la main.

Le blessé, affaissé sur lui-même et la tête entre les épaules, courbait le front et semblait vouloir dérober à ses hôtes la vue de son visage.

En ce moment, Robin rentra dans la maison et courut vers son père pour l'aider à soutenir le blessé, mais à peine eut-il jeté les yeux sur lui qu'il s'éloigna et fit signe au vieux Gilbert de venir lui parler.

– Père, dit tout bas le jeune homme, ayez bien soin de cacher aux voyageurs de là-haut la présence de ce blessé dans notre maison. Plus tard vous saurez pourquoi. Soyez prudent.

– Eh ! quel autre sentiment que celui de la compassion pourrait éveiller chez nos hôtes la présence de ce pauvre forestier baigné dans son sang ?

– Vous le saurez ce soir, père ; en attendant, suivez mon conseil.

– Je le saurai, je le saurai ce soir, reprit Gilbert mécontent. Eh bien ! je veux le savoir de suite, car je trouve fort étrange qu'un enfant tel que toi se permette de me donner des leçons de prudence. Parle, quel rapport y a-t-il entre le forestier et Leurs Seigneuries ?

– Attendez, je vous en conjure, je vous le dirai ce soir quand nous serons seuls.

Le vieillard quitta Robin et vint vers le blessé. Un instant après ce dernier poussa un long cri de douleur.

– Ah ! maître Robin, voilà encore un de tes chefs-d'œuvre, dit Gilbert courant après son fils et le retenant au moment où il allait franchir le seuil de la porte. Je t'avais défendu ce matin d'exercer ton adresse aux dépens de tes semblables, et tu m'as parfaitement obéi, témoin ce malheureux forestier !

– Quoi donc ? répliqua le jeune homme plein d'une respectueuse indignation ; vous croyez que...

– Oui, je crois que c'est toi qui as cloué la main de cet homme sur son arc, il n'y a que toi dans la forêt capable d'une pareille adresse. Regarde, le fer de cette flèche te trahit ; il est poinçonné à notre chiffre... Ah ! tu ne nieras plus ta faute, j'espère.

Et Gilbert lui montrait le fer de la flèche qu'il avait arraché de la blessure.

– Eh bien ! oui, mon père, c'est moi qui ai blessé cet homme, répondit froidement Robin.

Le front du vieux Gilbert devint sévère.

– C'est chose horrible et criminelle, maître ; n'es-tu donc pas honteux d'avoir dangereusement blessé par forfanterie un homme qui ne te faisait aucun mal ?

– Je n'éprouve ni honte ni regret de ma conduite, répondit Robin d'un ton ferme. La honte et le regret reviennent à celui qui attaquait dans l'ombre des voyageurs inoffensifs et sans défense.

– Qui donc s'est rendu coupable de cette félonie ?

– L'homme que vous avez si généreusement ramassé dans la forêt.

Et Robin raconta à son père tous les détails de l'événement.

– Ce misérable t'a-t-il vu ? demanda Gilbert avec inquiétude.

– Non, car il s'est enfui presque atteint de folie et croyant à l'intervention du diable.

– Pardonne-moi mon injustice, dit le vieillard en pressant affectueusement entre les siennes les mains de l'enfant. J'admire ton adresse. Il faudra désormais surveiller attentivement les approches du logis. La blessure de ce coquin ne tardera pas à être guérie ; et, pour me remercier de mes soins et de mon hospitalité, il serait capable de revenir en compagnie de ses pareils mettre ici tout à feu et à sang. Il me semble, ajouta Gilbert après avoir réfléchi un moment, que la physionomie de cet homme ne m'est pas inconnue ; mais j'ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne retrouve pas son nom ; il doit avoir changé d'expression de figure. Quand je l'ai connu, il ne portait pas sur ses joues l'expression avilissante de la débauche et du crime.

Cet entretien fut interrompu par l'arrivée d'Allan et de Marianne, auxquels le maître du logis souhaita cordialement la bienvenue.

Le soir de ce même jour, la maison du garde forestier était pleine d'animation : Gilbert, Marguerite, Lincoln et Robin, Robin surtout, se ressentaient vivement du changement et du trouble provoqués dans leur paisible existence par l'arrivée de ces nouveaux hôtes. Le maître du logis surveillait attentivement le blessé, la ménagère préparait le repas ; Lincoln, tout en s'occupant de ses chevaux, faisait bonne garde et ouvrait l'œil sur les environs ; Robin seul était oisif, mais son cœur travaillait. La vue de la belle Marianne éveillait en lui des sensations jusqu'alors inconnues, et il demeurait immobile, plongé dans une muette admiration ; il rougissait, il pâlissait, il frissonnait quand la jeune fille marchait, parlait ou laissait errer ses regards autour d'elle.

Jamais aux fêtes de Mansfeldwoohaus il n'avait vu beauté pareille ; il dansait, il riait, il causait avec les filles de Mansfeldwoohaus, et déjà même il avait murmuré aux oreilles de quelques-unes de banales paroles d'amour, mais dès le lendemain il les oubliait en chassant dans la forêt ; aujourd'hui il serait mort de peur plutôt que d'oser dire un mot à la noble amazone qui lui devait la vie, et il sentait qu'il ne l'oublierait jamais.

Il cessait d'être enfant.

Pendant que Robin, assis dans un coin de la salle, adorait Marianne en silence, Allan complimentait Gilbert sur le courage et l'adresse du jeune archer, et félicitait le vieillard d'être le père d'un tel fils ; mais Gilbert, qui espérait toujours recevoir au moment où il s'y attendait le moins des renseignements sur l'origine de Robin, ne manquait jamais d'avouer que le jeune garçon n'était pas son fils, et racontait comment et à quelle époque un inconnu lui avait apporté cet enfant.

Allan apprit donc avec étonnement que Robin n'était point fils de Gilbert, et ce dernier ayant ajouté que le protecteur inconnu de l'orphelin était venu probablement de Huntingdon, puisque le shérif de cet endroit payait chaque année la pension de l'enfant, le jeune homme répondit :

– Huntingdon est notre lieu de naissance, et nous l'avons quitté il y a quelques jours à peine. L'histoire de Robin, brave forestier, pourrait être vraie, mais j'en doute. Aucun gentilhomme de Huntingdon n'est mort en Normandie à l'époque de la naissance de cet enfant, et je n'ai pas ouï dire qu'un membre des nobles familles du comté se soit jamais mésallié avec une Française roturière et pauvre. Ensuite, pour quel motif aurait-on transporté cet enfant aussi loin de Huntingdon ? Dans l'intérêt de son bien-être, dites-vous, de l'avis de Ritson, votre parent, qui avait pensé à vous et s'était rendu garant de votre humanité. Ne serait-ce pas plutôt parce que l'on avait intérêt à cacher la naissance de ce petit être et qu'on voulait l'abandonner, n'osant pas le faire périr ? Ce qui confirmerait mes soupçons, c'est que depuis lors vous n'avez plus revu votre beau-frère. à mon retour à Huntingdon, je prendrai de minutieuses informations, et je m'efforcerai de découvrir la famille de Robin ; ma sœur et moi nous lui devons la vie, fasse le ciel que nous puissions réussir et lui payer ainsi la dette sacrée d'une éternelle reconnaissance !

Peu à peu les caresses d'Allan et les douces et familières paroles de Marianne rendirent à Robin sa gaieté et son sang-froid habituels, et bientôt la joie la plus vraie, la plus franche, la plus cordiale régna dans la maison du garde.

– Nous nous sommes égarés en traversant la forêt de Sherwood pour aller à Nottingham, dit Allan Clare, et je compte me remettre en route demain matin. Voudriez-vous me servir de guide, cher Robin ? Ma sœur restera ici confiée aux bons soins de votre mère, et nous rentrerons dans la soirée. Y a-t-il loin d'ici à Nottingham ?

– Douze milles environ, répondit Gilbert ; un bon cheval ne met pas deux heures à faire le voyage ; je dois une visite au shérif, que je n'ai pas vu depuis un an, et je vous accompagnerai, messire Allan.

– Tant mieux, nous serons trois ! s'écria Robin.

– Non, non ! s'écria Marguerite ; et se penchant à l'oreille de son mari, elle ajouté à voix basse :

– Y pensez-vous ? laisser deux femmes seules dans la maison avec ce bandit !

– Seules, dit Gilbert en riant. Ne comptez-vous pour rien, chère Maggie, notre vieux Lincoln et mon fidèle chien, le brave Lance, qui arracherait le cœur à quiconque oserait lever la main sur vous ?

Marguerite jeta un regard suppliant sur la jeune étrangère, et Marianne déclara résolument qu'elle suivrait son frère si Gilbert ne renonçait pas aux plaisirs du voyage projeté.

Gilbert céda, et il fut convenu qu'aux premiers rayons du soleil, Allan et Robin se mettraient en route.

La nuit venue et les portes closes, nos personnes s'attablèrent et firent honneur aux talents culinaires de la bonne Marguerite. Le principal met se composait d'un quartier de faon rôti ; sire Robin rayonnait de joie, il avait tué ce faon, et elle daignait en trouver la chair délicieuse au goût !

Assises l'une auprès de l'autre, ces deux charmantes créatures causaient comme on cause entre vieilles connaissances ; Allan, de son côté, prenait plaisir à entendre raconter les chroniques de la forêt, et Maggie veillait à ce qu'il ne manquât rien sur la table. L'aspect qu'offrait alors la demeure du forestier eût servi de modèle pour peindre un de ces tableaux d'intérieur de l'école hollandaise, où l'artiste poétise le réalisme du ménage.

Tout à coup un sifflement prolongé, parti de la chambre occupée par le malade, attira les regards des convives vers l'escalier conduisant à l'étage supérieur, et à peine ce sifflement se fut-il évanoui dans l'air qu'une réponse sur le même ton retentit à quelque distance dans la forêt. Nos cinq convives tressaillirent, un des chiens de garde au-dehors poussa quelques hurlements d'inquiétude, et le silence le plus absolu régna de nouveau dans les environs et devant le foyer du garde.

– Il se passe par ici quelque chose d'inusité, dit Gilbert, et je serais fort surpris s'il n'y avait pas dans la forêt certains personnages qui n'éprouvent aucun scrupule à fouiller dans d'autres poches que les leurs.

– Avez-vous donc réellement à craindre la visite des voleurs ? demanda Allan.

– Quelquefois.

– Je pensais qu'ils laissaient en repos la demeure d'un honnête forestier, qui d'ordinaire n'est pas riche, et qu'ils avaient assez de bon sens pour ne s'attaquer qu'aux gens riches.

– Les gens riches sont rares, et il faut bien que messieurs les vagabonds se contentent de pain quand ils ne trouvent pas de viande, et je vous prie de croire que les outlaws ne sont nullement honteux d'arracher un morceau de pain de la main d'un pauvre homme. Ils devraient cependant respecter mon domicile ainsi que ma personne et les miens, car plus d'une fois je les ai laissés se réchauffer à mon foyer et manger à cette table en temps d'hiver et de disette.

– Les bandits ne savent pas ce que c'est que la reconnaissance.

– Ils le savent si peu que maintes fois ils ont voulu entrer ici par la force.

Marianne, à ces mots, frissonna de terreur et se rapprocha involontairement de Robin. Robin voulut la rassurer, mais l'émotion lui coupa de nouveau la parole, et Gilbert s'étant aperçu des craintes de la jeune fille, reprit en souriant :

– Tranquillisez-vous, noble demoiselle, nous avons à votre service de braves cœurs et de bons arcs, et si les outlaws osent paraître, ils en seront quittes pour s'enfuir comme ils se sont enfuis tant de fois, n'emportant pour tout butin qu'une flèche au bas de leur jaquette.

– Merci, dit Marianne ; puis jetant vers son frère un regard significatif, la jeune fille ajouta :

– La vie de forestier n'est donc pas sans inconvénients et sans dangers ?

Robin se trompa sur le sens de cette phrase ; il se l'attribua et ne comprit pas que la jeune fille faisait allusion au prétendu goût de son frère pour la vie champêtre, aussi s'écria-t-il avec enthousiasme :

– Moi je n'y trouve que plaisir et bonheur. Je passe souvent des journées entières dans les villages voisins, et je rentre dans ma belle forêt avec une joie inexprimable, me disant à moi-même que je préférerais la mort au supplice d'être enfermé dans les murs d'une ville.

Robin allait continuer sur le même ton quand retentit un coup violent à la porte extérieure de la salle ; l'édifice en trembla, les chiens couchés devant le foyer bondirent en aboyant, et Gilbert, Allan, Robin s'élancèrent vers la porte tandis que Marianne se réfugiait entre les bras de Marguerite.

– Holà ! cria le garde, quel malotru visiteur ose ainsi défoncer ma porte ?

Un second coup plus violent encore que le premier servit de réponse : Gilbert réitéra sa demande, mais les aboiements furieux des chiens rendirent d'abord tout dialogue impossible, et ce ne fut qu'avec peine qu'on entendit enfin au-dehors une voix sonore dominant le tumulte et prononçant cette formule sacramentelle :

– Ouvrez, pour l'amour de Dieu !

– Qui êtes-vous ?

– Deux moines de l'ordre de Saint-Benoist.

– D'où venez-vous et où allez-vous ?

– Nous venons de notre abbaye, l'abbaye de Laiton, et nous allons à Mansfeldwoohaus.

– Que voulez-vous ?

– Un abri pour la nuit et quelque chose à manger ; nous nous sommes égarés dans la forêt et nous mourons de faim.

– Ta voix n'est cependant pas la voix d'un homme mourant ; comment veux-tu que je m'assure si tu dis vrai ?

– Parbleu ! en ouvrant la porte et en nous regardant, répondit la même voix d'un ton que l'impatience rendait déjà moins humble. Allons, entêté forestier, ouvriras-tu, nos jambes fléchissent et nos estomacs crient.

Gilbert se consultait avec ses hôtes et hésitait lorsqu'une autre voix, une voix de vieillard timide et suppliante, intervint :

– Pour l'amour de Dieu ! ouvrez, bon forestier ; je vous jure par les reliques de notre saint patron que mon frère a dit la vérité !

– Après tout, dit Gilbert de manière à être entendu au-dehors, nous sommes ici quatre hommes, et avec l'aide de nos chiens nous aurons bien raison de ces gens-là, quels qu'ils soient. Je vais ouvrir. Robin, Lincoln, retenez un moment les chiens, et vous les lâcherez si des malfaiteurs nous attaquent.

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