Robin Hood, le prince des voleurs Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIX


Lorsque le baron Fitz-Alwine fut entièrement remis de sa terreur et de ses fatigues, il ordonna à ses gens de faire une enquête dans la ville de Nottingham, afin d'y découvrir les traces du forestier. Il va sans dire que le baron se promettait une éclatante revanche de l'insulte inouïe qui lui avait été faite.

Geoffroy apprit au baron la fuite d'Halbert, et l'annonce de cette dernière nouvelle porta au comble de l'exaspération la colère du châtelain.

– Misérable coquin ! dit-il à Geoffroy, si tu as encore la maladresse de laisser échapper le brigand qui s'est présenté devant moi avec le titre de ton ami, tu seras pendu sans miséricorde.

Jaloux de regagner l'estime et la confiance de son maître, le robuste serviteur se livra consciencieusement à la recherche du forestier. Il parcourut la ville, fouilla ses environs, interrogea les aubergistes du pays, et se démena si bien qu'il arriva à savoir que le premier gardien de la forêt de Sherwood, sir Guy de Gamwell, avait un neveu dont le signalement répondait en tout point à celui du beau forestier. Geoffroy apprit encore que ce jeune homme habitait la maison de son oncle, et que, à en juger sur la description faite par les croisés du chef de la bande nocturne, ce personnage parent de sir Guy n'était autre que l'antagoniste du baron et le vainqueur de Geoffroy.

L'homme qui avait donné au soldat ces précieux renseignements avait encore ajouté qu'un jeune archer, d'une adresse à l'arc pour ainsi dire devenue proverbiale, et nommé Robin Hood, habitait également le château de Gamwell.

Comme on doit bien le penser, Geoffroy courut en toute hâte communiquer au baron ce qu'il venait d'apprendre.

Lord Fitz-Alwine écouta paisiblement le prolixe récit de son serviteur, ce qui révélait de sa part une grande faculté de patience, et aussitôt la lumière se fit dans son esprit. Il se souvint que Maude, ou Isabel, ainsi que le baron nommait d'ordinaire la suivante de sa fille, avait trouvé un asile au hall de Gamwell, et que là sans doute devaient être réunis Robin Hood, le chef de la bande, ainsi que Petit-Jean et les hommes qui composaient cette bande insolente.

De nouveaux renseignements confirmèrent l'exactitude du rapport de Geoffroy, et lord Fitz-Alwine se décida sur-le-champ à déposer au pied du trône de Henri II une plainte sévère contre les forestiers.

Le moment était bien choisi. à cette époque, Henri II, qui s'occupait activement de la police intérieure de son royaume, qui cherchait à y introduire le respect de la propriété territoriale, écoutait avec attention les récits de vols et de pillages qui lui étaient faits par ses rapporteurs.

Par ordre du roi, les coupables, appréhendés au corps, étaient d'abord incarcérés ; puis des prisons de l'état ils passaient soit dans les rangs subalternes de l'armée, soit sur les pontons des vaisseaux en croisière.

Lord Fitz-Alwine obtint une audience de la justice de Henri II, et il exposa au roi, en l'exagérant beaucoup, la cause de ses griefs contre Robin Hood. Ce nom attira vivement l'attention du prince ; il demanda de nouvelles explications, et apprit ainsi que ce même Robin Hood était celui qui avait revendiqué des droits au titre et aux biens du dernier comte de Huntingdon, prétendant descendre en ligne directe de Waltheof, à qui le comté de Huntingdon avait été accordé par Guillaume Ier. La demande de Robin Hood, comme on le sait, avait été repoussée, et son adversaire, l'abbé de Ramsay, était resté en possession de l'héritage du jeune homme.

En découvrant que l'agresseur du baron n'était autre que le prétendu comte de Huntingdon, le roi se mit dans une grande colère, et condamna Robin Hood à la proscription. Il décréta en outre que la famille Gamwell, protectrice avouée de Robin Hood serait dépouillée de ses biens et chassée de son territoire.

Un ami de sir Guy, qui eut connaissance du cruel jugement rendu contre le pauvre vieillard, s'empressa de lui expédier une dépêche. Cette affreuse nouvelle jeta la consternation dans la paisible demeure de Gamwell ; les villageois, promptement instruits du malheur qui venait frapper leur maître, se réunirent autour du château et s'écrièrent avec sir Guy qu'il fallait défendre l'approche du hall, qu'ils mourraient en combattant plutôt que de céder un pouce de terrain. Sir Guy possédait une belle propriété dans le comté de Yorkshire, Robin Hood savait cela, et, conseillé par Petit-Jean, il supplia le vieillard de quitter Gamwell et de conduire sa famille dans cette retraite assurée.

– Je ne me soucie guère des derniers jours qui me restent à vivre, répondit le baronnet en essuyant d'une main tremblante les larmes qui rougissaient sa paupière. Je ressemble aux vieux chênes de nos forêts, auxquels le plus léger vent enlève une à une leurs dernières feuilles. Mes enfants quitteront aujourd'hui même cette maison en ruine ; mais, quant à moi, je n'ai ni la force ni le courage de déserter le toit de mes pères. Je suis né ici, ici je mourrai. N'exigez pas mon départ, Robin Hood, le foyer de mes ancêtres me servira de tombe ; comme eux je dormirai au seuil qui m'a vu naître, comme eux je défendrai ma porte contre une invasion étrangère. Emmenez ma femme et mes filles... Mes garçons, j'en suis certain, n'abandonneront pas leur vieux père ; avec lui ils défendront le berceau de notre race.

Les prières de Robin et les supplications de Petit-Jean trouvèrent le baronnet insensible ; il fallut renoncer à l'espoir de l'éloigner de Gamwell, et, comme les circonstances demandaient une très grande promptitude d'action, on s'occupa immédiatement d'organiser le départ des femmes.

Lady Gamwell, ses filles, Marianne, Maude et les servantes de la maison, confiées à une troupe de villageois fidèles, devaient, à la nuit tombante, s'éloigner du hall.

Lorsque les préparatifs de ce douloureux départ furent achevés, la famille se réunit dans la grande salle, et Robin Hood, après s'être assuré de l'absence de Marianne, se dirigea en toute hâte vers l'appartement de la jeune fille.

– Robin ! cria tout à coup une voix entrecoupée par les sanglots.

Le jeune homme tourna la tête et aperçut miss Maude tout en larmes.

– Cher Robin, dit la jeune fille, je désire vous parler avant de quitter le hall. Hélas ! mon Dieu ! peut-être ne nous reverrons-nous jamais !

– Chère Maude, calmez-vous, je vous prie, et ne vous laissez pas dominer par la souffrance d'une pensée aussi triste. Nous serons bientôt réunis, je vous le jure.

– Je voudrais pouvoir vous croire, Robin ; mais, en vérité, c'est impossible : je connais le danger qui nous menace, la défense que vous allez tenter présente des difficultés presque insurmontables. L'heure du départ approche, permettez-moi, Robin, de vous témoigner ma gratitude pour toutes les constantes bontés que vous avez eues pour moi.

– Je vous en prie, Maude, qu'il ne soit jamais question entre nous de reconnaissance et de remerciement : souvenez-vous du pacte d'amitié que nous avons fait ensemble il y a six ans : je me suis engagé à vous aimer comme un frère, et vous m'avez promis la tendresse d'une sœur. Je me hâte d'ajouter que vous avez tenu parole et que vous avez été pour moi la plus tendre des amies et la meilleure des sœurs. Depuis cette époque je vous ai aimée chaque jour davantage.

– M'aimez-vous réellement, Robin ?

– Oui, Maude, voyez en moi un parent tout dévoué à votre bonheur.

– Vous avez toujours agi de manière à me convaincre de votre affection, cher Robin ; c'est pourquoi je me sens assez de confiance en la loyauté de votre caractère pour vous dire...

En achevant ces mots, la jeune fille fondit en larmes.

– Voyons, Maude, qu'avez-vous ? Mais parlez donc, petite niaise ; en vérité, vous me paraissez aussi timide que l'est un jeune faon.

La jeune fille, la tête ensevelie dans ses mains, continua de sangloter.

– Allons, Maude, allons, courage ! Que signifie ce désespoir ? qu'avez-vous à me confier ? Je vous écoute, parlez sans crainte.

Maude laissa retomber ses mains, leva les yeux, essaya de sourire, et dit :

– Je souffre beaucoup... Je pense à une personne qui a eu pour moi des bontés, des soins, des attentions...

– Vous pensez à William, interrompit vivement Robin. La jeune fille rougit.

– Hourra ! cria Robin. Ah ! chère petite Maude, vous aimez ce brave garçon, que Dieu soit béni ! Je donnerais tout au monde pour voir Will à vos genoux. Il serait si heureux de vous entendre dire : « William, je vous aime. »

Maude essaya de nier qu'elle aimât Will autant que Robin semblait le croire, cependant elle fut obligée de convenir que, à force de penser au jeune homme, elle en était arrivée à ressentir pour lui un vif sentiment d'affection. Après cet aveu assez pénible à faire pour Maude, surtout à Robin, la jeune fille l'interrogea sur l'absence de William.

Robin répondit que cette absence, nécessitée par une affaire importante, n'avait rien d'inquiétant, et que sous peu de jours Will se retrouverait au milieu de sa famille.

Cet affectueux mensonge ramena le calme et la sérénité dans le cœur de Maude ; elle tendit à Robin ses joues colorées par les larmes, et après avoir reçu son fraternel baiser, elle se hâta de descendre dans la salle.

De son côté Robin entra dans l'appartement de Marianne.

– Chère Marianne, dit Robin en prenant entre les siennes les mains de la jeune fille, nous sommes sur le point de nous quitter, et peut-être pour longtemps. Permettez-moi, avant de nous séparer, de causer cœur à cœur avec vous.

– Je vous écoute, cher Robin, répondit affectueusement la jeune fille.

– Vous savez, n'est-ce pas, Marianne, reprit le jeune homme d'une voix frémissante, que je vous aime de toutes les forces de mon âme ?

– Vos actions m'en donnent journellement la preuve, mon ami.

– Vous avez confiance en moi, n'est-il pas vrai ? vous ajoutez une foi entière, complète, absolue, à la sincérité de mon amour, à la tendre abnégation de mon dévouement ?

– Oui, oui, sans doute ; mais pour quel motif me demandez-vous si je vous crois un honnête homme, un brave cœur, un véritable ami ?

Au lieu de répondre à la question de Marianne, Robin sourit tristement.

– En vérité, vous me faites peur, Robin ; parlez, je vous en supplie. L'expression sérieuse de votre visage, la gravité de vos manières et les questions étranges que vous m'adressez, me font craindre d'avoir à apprendre un malheur plus grand encore que ceux dont je suis accablée depuis si longtemps.

– Rassurez-vous, Marianne, dit doucement Robin, je n'ai point, Dieu merci, de mauvaises nouvelles à vous communiquer. Je n'ai à vous parler que de vous-même, et si j'insiste il ne faut pas m'en vouloir. En dépit de tout raisonnement, l'amour est égoïste, et mon amour va se trouver soumis à une rude épreuve. Nous allons nous séparer, Marianne, et peut-être pour toujours.

– Non, Robin, non, il faut avoir confiance en la bonté de Dieu.

– Hélas ! chère Marianne, je vois tout se détruire autour de moi, et mon cœur est brisé. Voyez cette digne et hospitalière famille : parce qu'elle m'a tendu une main secourable alors que j'étais errant et sans asile, on la condamne au bannissement, on lui confisque ses biens, on la chasse de sa maison. Nous allons défendre le hall, et tant qu'il restera une pierre liée à une autre pierre dans le village de Gamwell, je resterai debout à côté d'elle. La Providence dont vous espérez un secours ne m'a jamais abandonné dans le danger, et comme vous, Marianne, je me repose sur elle ; je combattrai, elle me protégera. Mais songez-y bien, Marianne, une ordonnance du roi m'a proscrit du royaume, je puis être pendu au premier arbre du chemin, ou envoyé à la potence par quelque espion, car ma tête est mise à prix. Robin Hood, comte de Huntingdon, ajouta fièrement le jeune homme, n'est plus rien aujourd'hui ! Eh bien ! Marianne, vous m'avez donné votre foi, vous m'avez juré de devenir ma bien-aimée compagne ?

– Oui, oui, Robin.

– Ce serment, chère Marianne, je l'efface de mon cœur ; cette promesse, je veux la mettre en oubli. Marianne, ma très adorée Marianne, je vous rends votre liberté, je vous délie de votre engagement.

– Oh ! Robin, s'écria la jeune fille d'un ton de reproche.

– Je serais indigne de votre amour, Marianne, reprit Robin, si dans ma position actuelle je conservais l'espoir de vous nommer ma femme. Je vous laisse donc libre de disposer de votre main, et je vous prie seulement de penser quelquefois avec amitié au malheureux proscrit.

– Vous avez une bien triste opinion de mon caractère, Robin, répondit la jeune fille d'un ton blessé. Comment avez-vous pu croire un seul instant que celle qui vous aime fût à ce point indigne de votre amour ? Comment avez-vous pu croire que mon affection pût être infidèle au malheur ?

En achevant ces paroles, Marianne fondit en larmes.

– Marianne ! Marianne ! s'écria Robin éperdu, de grâce, écoutez-moi sans colère. Hélas ! je vous aime si ardemment que j'ai honte de vous condamner au partage de ma malheureuse destinée. Croyez-vous que je ne sois pas profondément humilié du déshonneur cruel attaché à mon nom, et que la pensée de me séparer de vous ne pénètre pas mon âme d'une amère souffrance. Mais, si je ne vous aimais pas, Marianne, je m'enfoncerais un couteau dans le cœur ; votre amour est le seul lien qui me rattache à la vie. Vous qui êtes habituée au luxe, chère Marianne, vous souffririez cruellement des atteintes de la pauvreté si vous deveniez la femme de Robin Hood, et, je vous le jure, je préférerais vous perdre à jamais, que de vous savoir malheureuse avec moi.

– Je suis votre femme devant Dieu, Robin, et votre vie sera la mienne. Maintenant, permettez-moi de vous faire quelques recommandations. Chaque fois que vous pourrez sûrement me faire parvenir de vos nouvelles, envoyez-moi un message, et, s'il vous est possible de venir me voir, venez, vous me rendrez bien heureuse. Mon frère reviendra auprès de nous, et par lui, je l'espère, nous réussirons à faire révoquer le cruel décret qui vous condamne.

Robin sourit tristement.

– Chère Marianne, dit-il, il ne faut point vous bercer le cœur d'un espoir chimérique. Je n'attends rien du roi. Je me suis tracé une ligne de conduite, et j'ai pris la ferme résolution de ne pas m'en écarter. Si vous entendez dire du mal de moi, Marianne, fermez vos oreilles à la calomnie ; car, par notre Sainte Mère, je vous jure de mériter toujours votre estime et votre amitié.

– Quel mal pourrais-je entendre dire de vous, Robinet quels projets avez-vous formés ?

– Ne m'interrogez pas, chère Marianne, je crois mes intentions honnêtes ; si l'avenir démontre qu'elles ne le sont pas, je serai le premier à reconnaître mon erreur.

– Je sais que vous êtes loyal et brave, Robin, et je prierai Dieu afin qu'il vous assiste dans toutes vos entreprises.

– Merci, ma bien-aimée Marianne ; et maintenant, adieu, ajouta Robin en refoulant les larmes qui baignaient ses paupières.

Enlacée par les bras de son malheureux ami, la jeune fille sentit à ce mot adieu ses dernières forces l'abandonner. Elle cacha son visage en pleurs sur l'épaule de Robin, et sanglota douloureusement.

Pendant quelques minutes, les deux jeunes gens restèrent ainsi muets, éperdus. Enfin une voix qui appelait Marianne vint les arracher à l'étreinte de ce dernier embrassement.

Ils descendirent, et Marianne, qui était déjà vêtue d'un costume d'amazone, monta sur le cheval qui lui était destiné.

Lady Gamwell et ses filles étaient tellement affectées de douleur qu'elles pouvaient à peine se maintenir sur leur selle.

Les servantes de la maison, pour la plupart mariées, leurs enfants, et quelques vieillards complétaient la cavalcade. Après une scène déchirante, les portes du hall se fermèrent sur les fugitifs, et, accompagnés d'une troupe d'hommes résolus, ils prirent le chemin de la forêt.

Une semaine s'écoula. Chaque jour de cette semaine d'anxieuse attente fut employé à fortifier Gamwell. Les habitants du village vivaient pour ainsi dire dans les tortures de la crainte, car chaque heure leur apportait l'épouvante du lendemain. Des sentinelles furent placées autour du hall, et, sous la direction de Robin, on construisit deux lignes de barricades qui devaient servir, sinon à arrêter la marche de l'ennemi, du moins à apposer à son approche les entraves d'une sérieuse défense. Ces barricades, élevées à hauteur d'homme, permettaient aux paysans de se tenir à l'abri des flèches meurtrières de leurs ennemis, tout en leur donnant le loisir de viser le point où devaient se porter leurs propres coups.

Il ne faut pas croire cependant que sir Guy se fît illusion sur le succès de sa défense, il la savait dangereuse et inutile ; mais il ne voulait pas se rendre sans avoir combattu, le noble et vaillant Saxon.

Robin était l'âme de la petite armée ; il surveillait les travaux, il encourageait les paysans, il fabriquait des armes, il se multipliait. Le village de Gamwell, autrefois si calme et si tranquille, était maintenant plein d'animation et de vie, la terreur avait place à l'enthousiasme, et les paisibles villageois se montraient fiers et heureux d'entrer en lutte ouverte avec les Normands.

Lorsque tous les préparatifs du combat furent terminés, une sorte de torpeur tomba sur Gamwell ; on eût dit que le calme, chassé par l'écho des clameurs guerrières, était revenu chez ses hôtes paisibles ; mais ce silence ressemblait à celui qui s'étend sur la nature quelques minutes avant l'orage. L'œil est inquiet, l'ouïe est tendue, on attend avec angoisse les grondements de la foudre.

L'ennemi se fit attendre pendant dix jours.

Enfin un des batteurs d'estrade qui avaient été postés dans la forêt vint annoncer l'approche d'une troupe d'hommes à cheval.

La nouvelle vola de bouche en bouche, on sonna le tocsin, et les paysans s'élancèrent comme un seul homme aux différents postes qui leur avaient été assignés. Blottis derrière le rempart de leurs barricades, ils s'y tinrent muets, l'arme tendue, attentifs à suivre du regard la marche rapide de l'ennemi.

N'apercevant personne, n'entendant aucun bruit qui pût révéler une tentative de défense, le chef des soldats de Henri II se frottait joyeusement les mains dans la persuasion où il était de surprendre les habitants de Gamwell. Cependant ce chef, qui connaissait le caractère des Saxons, qui savait par expérience, l'ayant appris à ses propres dépens, que ces vaillants hommes se battaient fort bien, s'était attendu à rencontrer des obstacles sur sa route. Le silence qui régnait dans la plaine lui causait donc un très-vif plaisir, il croyait pouvoir arriver à l'improviste.

La troupe normande se composait d'une cinquantaine d'hommes, les villageois étaient au nombre de cent ; comme on le voit, la force de ces derniers se trouvait supérieure à celle de l'ennemi, et de plus leur position était excellente.

Toujours persuadé qu'il allait fondre sur le village comme le fait un oiseau de proie sur un innocent passereau, le chef normand ordonna à ses hommes d'activer la marche de leurs chevaux. Ils obéirent, et d'un pas vif montèrent rapidement la colline.

à peine en eurent-ils atteint le sommet qu'une volée de flèches, de dards et de pierres les enveloppa des pieds à la tête. L'étonnement des soldats fut si grand qu'une seconde volée de flèches les atteignit avant même qu'ils eussent eu la pensée d'y répondre.

La chute de trois ou quatre soldats mortellement frappés fit jeter aux Normands un cri d'indignation ; ils aperçurent alors les barricades, s'élancèrent sur la première et la chargèrent avec fureur.

Vaillamment accueillis et repoussés avec force par les Saxons, invisibles dans leurs cachettes, les soldats comprirent qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que celui de se battre courageusement. Ils réussirent à s'emparer de la première barrière ; mais derrière celle-ci s'en trouvait une seconde, une troisième les arrêta encore. Ils avaient déjà perdu plusieurs hommes, et, pour comble de mécompte, il leur était impossible de voir s'ils parvenaient à abattre quelques-uns de leurs ennemis. Les Saxons, qui pour la plupart étaient des archers très-experts, ne manquaient jamais leur but, et leurs flèches jetaient la destruction au milieu de la petite armée.

Les soldats, désespérés de ne pouvoir se rencontrer face à face avec l'ennemi, commençaient à se plaindre. Le chef, qui saisit au vol ces murmures de découragement, ordonna à ses hommes d'opérer une fausse retraite, afin de contraindre les Saxons à sortir de leur secret asile. Cette ruse de guerre fut aussitôt mise en œuvre : les Normands feignirent de se retirer avec ordre, et ils étaient déjà à une certaine distance des barricades lorsqu'un cri annonça l'apparition des vassaux de sir Guy.

Sans arrêter la marche de sa troupe, le chef jeta un regard en arrière.

Les villageois couraient tumultueusement et dans un apparent désordre à la poursuite de leurs ennemis.

– Ne vous retournez pas, mes garçons, cria le chef ; laissez-les nous atteindre. Ils seront pris ! attention ! attention !

Les soldats, ranimés par l'espoir d'une éclatante revanche, continuèrent de s'éloigner.

Mais tout à coup, à la grande surprise du chef normand, les Saxons, au lieu de chercher à gagner les soldats de vitesse, s'arrêtèrent à la première barricade qui leur avait été enlevée, et de ce poste envoyèrent, avec une adresse incomparable, une nuée de flèches aux fuyards.

Le chef, exaspéré, ramena ses hommes sur le chemin déjà parcouru, et d'un bond furieux de son cheval, il se porta à la tête de la petite troupe. Soudain une pluie de flèches lancées par des mains sûres couvrit le malheureux Normand ; il chancela sur sa selle et, sans jeter un cri, roula comme une masse inerte au pied de son cheval, qui, blessé lui-même, bondit hors des rangs et alla tomber mort à quelques pas du cadavre de son maître.

Déjà abattus par l'insuccès de leurs efforts, les soldats furent complètement démoralisés en présence de ce nouveau malheur. Ils relevèrent le corps de leur chef, et, sans prendre le temps de compter les morts, d'enlever les blessés, ils s'éloignèrent du champ de bataille de toute la vitesse de leurs vigoureux chevaux.

Après avoir proclamé par des cris d'allégresse la fuite des soldats, les paysans s'occupèrent, non à les poursuivre, mais à recueillir les blessés et à enterrer les morts. Dix-huit Normands avaient succombé dans la lutte, y compris le chef emporté par ses hommes.

Les bons villageois étaient si joyeux d'avoir remporté la victoire qu'ils songeaient déjà à rappeler leurs femmes à Gamwell ; mais Petit-Jean fit clairement comprendre à ses naïfs compagnons que le roi ne bornerait pas sa vengeance à ce premier envoi et qu'il fallait s'attendre à recevoir la visite d'une troupe d'homme plus considérable et se préparer à la bien recevoir.

En serviteurs dévoués de sir Guy, les vassaux se rendirent aux conseils de leur jeune chef ; ils fortifièrent les barrières et fabriquèrent de nouvelles armes. Par les soins de Petit-Jean, le hall fut approvisionné d'une grande quantité de vivres et mis en état de supporter les attaques d'un véritable siège. Une trentaine de paysans, alliés et amis des propriétaires de Gamwell, vinrent se joindre à la troupe villageoise, et, armés jusqu'aux dents, l'esprit en éveil, constamment sur la défensive, les braves Saxons attendirent la venue des sanguinaires Normands.

Le mois de juillet touchait à sa fin, et depuis quinze jours les villageois attendaient leurs dangereux visiteurs ; ils se préparaient à être attaqués aux premières heures du matin, parce que, selon toute probabilité, les Normands, fatigués d'une marche rapide par un temps de chaleur, prendraient à Nottingham une nuit de repos.

Un soir, deux habitants du village qui revenaient de Mansfeld, où ils étaient allés faire quelques acquisitions, annoncèrent à leurs amis qu'une troupe de soldats composée de trois cents hommes venait d'arriver à Nottingham, et qu'elle avait l'intention d'y passer la nuit afin de gagner sans fatigue le hall de Gamwell.

Cette nouvelle produisit une grande émotion ; mais cette émotion fit bientôt place à un sentiment de vigilante ardeur.

Le lendemain au point du jour, les villageois, réunis autour du moine Tuck, entendirent pieusement la messe, et Petit-Jean, qui avait uni ses prières à celles de ses hommes, se plaça au milieu d'eux, et, d'une voix douce et sonore, s'exprima ainsi :

– Mes amis, je désire vous parler avant que nous nous rendions mutuellement au poste où le devoir nous appelle ; mais je suis un homme peu lettré, et l'éloquence de la parole m'est inconnue. Tout homme a un talent qui lui est propre, le mien consiste à savoir manier le bâton et à tirer adroitement une flèche. Excusez-moi donc si je m'exprime mal, et écoutez-moi avec attention. L'ennemi approche, soyez prudents, et ne sortez de vos cachettes que dans un cas de nécessité absolue. Si vous êtes forcés d'attaquer l'ennemi corps à corps, faites-le avec calme, sans précipitation ; rappelez-vous bien que, s'il vous arrivait le malheur de perdre votre sang-froid, vous mettriez inévitablement en oubli les actes les plus importants à votre défense. Sachez-le bien, mes amis, une chose qui doit être bien faite ne doit point se faire à la hâte. Disputez pas à pas chaque pouce de terrain, frappez sans colère et ne manquez aucun de vos coups, car votre vie payerait votre erreur. Montrez à nos ennemis que chaque ligne de notre sol natal vaut l'existence d'un chien normand. Je vous le répète une fois encore, mes garçons, soyez calmes, vaillants et fermes, vendez chèrement aux soldats de Henri les avantages que la force du nombre et celle des armes peuvent leur faire obtenir. Hourra pour Gamwell et pour les cœurs saxons !

– Hourra ! crièrent joyeusement les vassaux, et d'une main ferme ils pressèrent leurs armes, et d'un œil étincelant ils cherchèrent au loin l'apparition de l'ennemi.

– Mes amis, cria Robin en s'élançant à la place que Petit-Jean venait d'occuper, souvenez-vous bien que vous vous battez pour vos foyers, souvenez-vous que vous défendez le toit qui abrite vos femmes, qui garde le berceau de vos enfants ; souvenez-vous que les Normands sont nos oppresseurs, qu'ils marchent sur nos têtes, qu'ils tyrannisent les faibles, et qu'ils n'étendent jamais la main que pour brûler, tuer ou détruire ! souvenez-vous qu'ici est la demeure de vos ancêtres, et que vous devez en défendre l'approche. Battez-vous avec courage, mes garçons, battez-vous tant qu'un souffle de vie sortira de vos lèvres !

– Oui, oui, nous nous battrons avec courage ! répondirent les hommes d'une seule voix.

Trois heures après le lever du soleil, le son d'un cor annonça l'approche de l'ennemi. Les batteurs d'estrade rentrèrent à Gamwell, et bientôt, de même qu'à l'attaque précédente, les défenseurs du hall se firent invisibles.

Le corps ennemi avançait lentement, et il était facile de juger, d'après l'étendue qu'occupait sa marche, qu'il se composait réellement de deux à trois cents hommes.

Les cavaliers se réunirent au pied de la colline qu'il était nécessaire de monter avant d'apercevoir Gamwell, et, après un conciliabule de quelques minutes, la troupe se divisa en quatre parties. La première s'élança au galop sur la colline, la seconde mit pied à terre et suivit les cavaliers, la troisième tourna la colline du côté gauche, et la dernière se dirigea vers la droite.

Cette manœuvre, qui avait été prévue, fut contrecarrée, des défenses avaient été construites au pied des arbres qui croissent sur le sommet de la colline, et les interstices de ces arbres étaient remplis de broussailles et d'arbrisseaux si naturellement entrelacés que les soldats se félicitaient de la rencontre d'un abri auprès duquel il allait leur être loisible de se réunir, une fois qu'ils auraient atteint le sommet de la colline.

En approchant de ces arbres protecteurs, les Normands reçurent une volée de coups de flèches qui, tout en blessant les hommes, fit cabrer les chevaux, jeta la confusion parmi les soldats, et contraignit la troupe à descendre la colline plus rapidement qu'elle ne l'avait montée.

Les hommes envoyés aux côtés opposés de la colline furent accueillis d'une manière aussi désastreuse que l'avaient été leurs compagnons. En conséquence, il fut décidé que la marche, devenue impossible avec les chevaux, aurait lieu à pied. Les soldats abandonnèrent leurs montures, et, protégés par leurs boucliers, ils s'engagèrent résolument dans les trois chemins désignés par leur chef, tandis qu'une partie de la troupe, mise en réserve, dut attendre au bas de la colline le succès d'une première attaque contre les barrières.

Les Normands atteignirent rapidement la barrière, qui, d'une hauteur de sept pieds, était de distance en distance percée de meurtrières pour le passage des flèches. Au lieu de perdre un temps précieux à frapper des ennemis à l'abri de leurs coups, ils se mirent à escalader le rempart.

Les villageois n'essayèrent pas d'opposer une résistance inutile : ils se contentèrent de gagner la seconde barrière ; les Normands surexcités par ce premier succès se précipitèrent confusément à la suite des villageois, et attaquèrent la nouvelle barricade avec une indicible fureur. Pendant un instant, les deux partis luttèrent presque corps à corps ; la bataille devenait sanglante, lorsqu'un signal appela les Saxons et les rejeta sous l'abri d'une troisième barrière.

Cette retraite fit alors apercevoir aux Normands qu'ils perdaient à chaque instant le terrain gagné.

Le capitaine réunit ses hommes afin de se concerter avec eux sur un plan d'attaque, et, tout en écoutant leurs avis, il regardait attentivement autour de lui.

Gamwell se trouvait placé au centre d'une vaste plaine, et la colline qui en quelque sorte lui servait de rempart était à la fois un chemin impraticable pour les chevaux et dangereux pour les hommes.

Le capitaine demanda à ses gens s'il se trouvait parmi eux un garçon qui connût la localité.

Cette question du capitaine, répétée de bouche en bouche, amena devant lui un paysan qui prétendit connaître le village de Gamwell où il avait un parent.

– Es-tu saxon ? coquin, demanda le chef en fronçant les sourcils.

– Non, capitaine, je suis normand.

– Ton parent est-il allié avec ces rebelles ?

– Oui, capitaine, car il est saxon.

– Comment est-il ton parent, alors ?

– Parce qu'il a épousé ma belle-sœur.

– Tu connais le village ?

– Oui, capitaine.

– Pourrais-tu conduire mes hommes à Gamwell par un autre chemin que celui-ci ?

– Oui, il y a au pied de la colline un sentier qui mène directement au hall de Gamwell.

– Au hall de Gamwell ? interrogea le chef ; où se trouve-t-il situé ?

– Là-bas, à votre gauche, capitaine ; c'est ce grand bâtiment entouré d'arbres. Il est habité par sir Guy.

– Le vieux rebelle que nous attaquons ? Ma foi ! le roi Henri aurait pu me donner une tâche plus facile que celle de faire sortir ce chien saxon de son chenil. Maintenant, coquin, puis-je me fier à toi ?

– Oui, capitaine, et, si vous suivez mes indications, vous verrez que je n'ai point menti.

– Je le désire pour tes oreilles, répondit le capitaine d'un ton menaçant.

– Je vous ai déjà rendu service, reprit l'homme, en vous guidant jusqu'ici.

– Sans doute, sans doute ; mais pour quelle raison ne m'as-tu pas d'abord indiqué ce chemin ?

– Parce que les Saxons se seraient aperçus du mouvement de la troupe, et auraient pris des précautions pour arrêter sa marche. Il est possible à une poignée de braves de protéger ce sentier contre un millier d'hommes.

– Il est situé, dis-tu, au pied de la colline ? demanda encore le chef.

– Oui, capitaine, sur la lisière de la forêt.

Celui-ci, très enchanté du renseignement, ordonna à une partie de sa troupe de se disposer à suivre le guide, tandis que lui, afin d'occuper sur un autre point l'attention des Saxons, allait commencer une nouvelle attaque.

Les projets du capitaine devaient être déjoués.

Le beau-frère du guide, qui en effet faisait partie des défenseurs de sir Guy, reconnut son parent, et, en le désignant à Petit-Jean, il lui fit remarquer l'espèce de conciliabule qui avait lieu entre lui et le chef.

Petit-Jean pressentit aussitôt la trahison du paysan ; il appela une trentaine d'hommes, et, sous le commandement d'un de ses cousins, il les envoya surveiller l'approche du chemin menacé d'invasion.

Ce soin pris, Petit-Jean fit appeler Robin Hood.

– Mon cher ami, lui dit-il, pourriez-vous atteindre avec votre arc un objet quelconque placé sur la colline ?

– Je le crois, répondit modestement le jeune homme.

– Ou, pour mieux dire, vous en êtes certain, reprit Petit-Jean. Eh bien ! suivez mon regard. Voyez-vous cet homme placé à la gauche du soldat qui porte sur sa tête un grand panache ? Cet homme, mon cher ami, est un perfide coquin, et je suis convaincu qu'il donne au chef des indications pour lui faire gagner Gamwell par le chemin de la forêt. Tâchez donc de tuer ce misérable.

– Volontiers.

Robin tendit son arc, et deux secondes après l'homme désigné par Petit-Jean fit un bond de douleur, jeta un cri et tomba pour ne plus se relever.

Le chef normand rassembla promptement ses hommes et se détermina à prendre les barrières d'assaut.

Les Saxons se défendirent bravement ; mais, inférieurs en nombre, ils ne purent empêcher l'escalade, et se retirèrent avec ordre dans la direction de Gamwell.

Les barrières franchies, les Normands gagnèrent facilement du terrain ; ils pénétrèrent dans le village, et une sorte de terreur panique s'empara des paysans. Ils allaient fuir lorsqu'une voix éclatante cria à pleins poumons :

– Saxons, arrêtez-vous ! celui qui a du cœur suivra son chef. En avant ! en avant !

Cette voix, qui était celle de Petit-Jean, ranima les forces défaillantes des villageois épouvantés ; ils se retournèrent, et, honteux de leur faiblesse, ils suivirent leur chef.

Celui-ci se précipita comme un lion vers un homme de haute taille qui partageait avec le chef principal le commandement de la troupe et qui, par l'ardeur de ses coups, avait causé l'effroi de ses hommes.

à la vue de Petit-Jean, qui s'avançait vers lui en courbant comme de flexibles roseaux les soldats qui tentaient de s'opposer à son passage, l'homme dont nous parlons s'arma d'une hache et s'élança à sa rencontre.

– Nous voici enfin en présence, maître forestier ! cria cet homme qui n'était autre que Geoffroy. Je vais me venger d'un seul coup de tout le mal que tu m'as fait.

Petit-Jean sourit dédaigneusement, et lorsque Geoffroy après avoir fait tournoyer sa hache, tenta de la faire descendre sur la tête du jeune homme, celui-ci, d'un geste prompt comme la pensée, la lui arracha d'entre les mains et la lança à vingt pas de lui.

– Tu es un misérable coquin, dit Petit-Jean, et tu mérites la mort ; mais, une fois encore, j'ai pitié de toi ; défends ta vie.

Les deux hommes, ou pour mieux dire les deux géants, car Geoffroy le Fort, on doit s'en souvenir, était d'une taille aussi remarquable que celle de Petit-Jean, commencèrent ce terrible combat. Il fut de longue durée, et la victoire, restée longtemps incertaine, se décida tout à coup en faveur de Petit-Jean, qui, concentrant toute sa vigueur dans un suprême effort, asséna un coup de son épée sur l'épaule de Geoffroy, et lui fendit le corps jusqu'à l'échine.

Le vaincu tomba sans pousser un cri, et les deux camps rivaux, qui avaient assisté en silence à cet étrange combat, regardaient avec une stupeur mêlée d'épouvante la terrible blessure produite par ce coup mortel.

Petit-Jean ne s'arrêta pas devant le corps de son ennemi ; il leva d'une main ferme son épée sanglante au-dessus de sa tête et traversa les rangs normands, semblable au dieu de la guerre, de la dévastation et de la mort.

Arrivé sur une éminence, le jeune homme porta ses regards en arrière ; il vit alors que, entourés par les Normands, les vassaux, malgré tout leur courage, étaient dans l'impossibilité de se défendre.

Aussitôt le jeune homme sonna du cor et donna l'ordre de la retraite ; puis, se précipitant de nouveau dans la mêlée, il fraya le chemin à ses hommes. Sa foudroyante épée tint pendant quelques minutes les soldats en respect, et les Saxons, secondant les intentions de leur chef, gagnèrent peu à peu la cour du hall. Réunis dans un seul corps et se battant en désespérés ils parvinrent à franchir les portes du château, déjà mis en état de résister aux attaques d'un siège.

Les Normands s'élancèrent sur les portes la hache à la main ; mais ces portes, en chêne massif, résistèrent à leurs efforts. Alors ils se mirent à rôder autour du vaste bâtiment dans l'espoir de découvrir une entrée mal défendue ; mais leur recherche, d'abord inutile devint bientôt dangereuse, car les Saxons jetaient du haut des fenêtres d'énormes pierres et les accablaient de flèches.

Le capitaine normand, effrayé du ravage que faisaient parmi ses hommes les projectiles lancés par les assiégés, les rappela à lui et après en avoir placé une centaine autour du hall, il descendit au village. Comme on le sait, les maisons de Gamwell étaient vides. Les soldats, autorisés par leur chef, fouillèrent les habitations ; mais à leur grande mortification, ils les trouvèrent non seulement désertes, mais encore vides de tout butin et de toute provision de bouche.

Comptant sur les ressources d'une prompte victoire, ils n'avaient point apporté de vivres, aussi étaient-ils dans un grand embarras. Ils témoignèrent leur mécontentement. Aussitôt le chef expédia dans la forêt une douzaine d'hommes réputés bons chasseurs, afin d'y tenter la prise de quelques cerfs. La chasse fut couronnée de succès ; les affamés se rassasièrent, et le capitaine, qui avait établi son camp dans le village, fit prendre du repos à une moitié de sa troupe, tandis que l'autre préparait les armes pour une attaque nocturne contre le bâtiment qui abritait les Saxons.

Plus heureux que leurs ennemis, les paysans avaient fait un excellent repas et s'étaient livrés au sommeil, après avoir relevé les morts et donné des soins aux blessés.

à la chute du jour, une éclatante lueur vint annoncer aux Saxons la nouvelle manœuvre de leurs ennemis : le village était en feu.

– Voyez, mon cher Petit-Jean, dit Robin Hood en montrant au jeune homme la lugubre clarté, les misérables brûlent sans miséricorde les chaumières de nos paysans.

– Et ils mettront le feu au hall, mon ami, répondit Petit-Jean avec tristesse ; il faut nous préparer à subir ce nouveau malheur. La vieille maison est entourée de bois, elle brûlera comme une botte de paille.

– Comme vous dites cela tranquillement ! s'écria Robin. N'est-il donc pas possible de prévenir cette odieuse tentative ?

– Nous emploierons tous les moyens qui se trouvent en notre pouvoir, mon cher Robin ; mais ne vous faites pas illusion, le feu est un ennemi difficile à vaincre.

– Regardez, Jean, voilà encore une autre chaumière qui brûle ; ils veulent donc incendier tout le village ?

– En avez-vous douté un seul instant, mon pauvre Robin ? Oui, ils détruiront notre cher Gamwell, et, lorsqu'ils auront achevé là-bas leur œuvre de démon, ils viendront essayer de mettre le feu ici.

Les paysans, désespérés, considéraient ce spectacle en jetant des cris d'indignation ; ils voulaient sortir du hall et satisfaire à l'heure même l'âpre désir de vengeance qui les mordait au cœur ; mais Petit-Jean, prévenu par un de ses cousins, accourut au milieu d'eux et leur dit d'une voix émue :

– Je comprends votre fureur, mes chers garçons ; mais de grâce ! attendez. Si nous pouvons nous défendre seulement jusqu'au point du jour, nous serons vainqueurs. Attendez, attendez, dans un quart d'heure les misérables seront ici.

– Les voilà ! dit Robin.

En effet, les Normands s'avançaient vers le château en jetant de grands cris et en portant à deux mains des tisons enflammés.

– à vos postes, enfants, à vos postes ! cria le neveu de sir Guy ; dirigez vos flèches avec attention, visez avec soin, et ne perdez aucun de vos coups. Quant à vous, Robin, restez auprès de moi, vous frapperez de mort ceux que je désignerai.

Les Normands entourèrent le château, et, tout en se tenant à distance des fenêtres et des barbacanes, ils lancèrent contre la porte des torches allumées ; mais ces torches, aussitôt atteintes par les torrents d'eau que versaient les paysans, s'éteignaient sans faire aucun mal.

Le feu fut suspendu, et une sorte de joyeux rugissement poussé par les soldats appela Petit-Jean et Robin à une fenêtre.

Précédés du chef, une dizaine de soldats traînaient un instrument qui, selon toute probabilité, devait servir à enfoncer la porte. Au moment où, sous la direction de leur capitaine, les Normands allaient établir la machine à la place qu'elle devait occuper, Petit-Jean dit à Robin :

– Envoyez donc une flèche à ce maudit capitaine.

– Je le veux bien ; mais il sera difficile de l'atteindre mortellement, car il est revêtu d'une cotte de mailles, et il faudrait pouvoir l'atteindre à la figure.

– Attention, dit Jean, préparez votre arc... tirez, mon cher Robin, mais tirez donc ! voilà son visage sous la lueur de la torche. La mort de cet homme nous sauvera.

Robin, qui suivait les mouvements du chef, tira tout à coup. La flèche partit. Le capitaine, frappé entre les deux sourcils, tomba en arrière. Les soldats éperdus se pressèrent confusément autour de leur chef, et un épouvantable désordre se mit dans les rangs.

– Maintenant, Saxons ! cria Jean d'une voix vibrante, envoyez une volée de flèches sur les incendiaires.

Cette nouvelle décharge fut tellement écrasante que les soldats restés debout se sentirent perdus. Ils allaient fuir lorsqu'un Normand, se plaçant de sa propre autorité à la tête de ses compagnons, leur proposa d'employer un dernier moyen pour contraindre les paysans à sortir de la forteresse. Un bosquet d'arbres, principalement composé de pins, se trouvait placé vis-à-vis de la façade intérieure du château, c'est-à-dire du côté des jardins. Les Normands, conduits par leur nouveau chef, scièrent à demi le tronc des arbres les plus rapprochés de la toiture du bâtiment, après en avoir au préalable enflammé les hautes branches. Petit-Jean, qui surveillait avec angoisse les rapides progrès de cette infernale destruction, laissa bientôt échapper un cri de fureur, et dit à Robin :

– Ils ont trouvé le moyen de nous obliger à sortir ; les arbres vont incendier le toit, et dans quelques instants le château sera enveloppé de flammes. Robin, faites tomber les porteurs de torches, et vous, mes amis, n'épargnez pas vos flèches. à bas les loups normands ! à bas les loups !

Les arbres, rapidement embrasés, tombèrent sur la toiture avec un bruit épouvantable, et une lueur rouge couronna bientôt le dôme du château.

Petit-Jean rassembla ses hommes dans la grande salle, les divisa en trois parties, se mit avec Robin Hood à la tête de la première, donna au moine Tuck le commandement de la seconde, confia la troisième à la direction du vieux Lincoln, et chacune de ces bandes se prépara à sortir du hall par une porte différente.

Sir Guy avait assisté d'un air impassible aux préparatifs de ce départ ; mais quand son neveu vint l'engager à quitter la salle avec lui, le vieux baronnet s'écria :

– Je veux mourir sur les ruines de ma maison.

Petit-Jean, Robin et les jeunes Gamwell supplièrent vainement le vieillard, vainement ils lui montrèrent la flamme empourprée qui jetait dans la salle une sanglante lueur, vainement ils lui parlèrent de sa femme, de ses filles, le vieux Saxon restait sourd à leurs prières, insensible à leurs larmes.

– Alerte ! alerte ! cria soudain Robin Hood ; la toiture va tomber.

Petit-Jean saisit son oncle, l'entoura de ses bras, et, malgré les plaintes du vieillard, malgré ses lamentations, il l'emporta hors de la salle.

à peine les Saxons eurent-ils franchi les portes du hall qu'un bruit sinistre se fit entendre : les étages, surchargés par la chute du toit, s'effondrèrent les uns après les autres, et la vieille demeure seigneuriale lança par ses ouvertures des trombes de flammes et de fumée.

Petit-Jean confia sir Guy à la garde de quelques hommes déterminés, et leur ordonna de prendre en toute hâte le chemin du Yorkshire.

L'esprit tranquille de ce côté-là, l'invincible Petit-Jean s'arma une fois encore de sa triomphante épée, et s'élança sur l'ennemi en criant :

– Victoire ! victoire ! Demandez grâce ! demandez merci !

L'apparition de Tuck, revêtu de sa robe de moine, jeta une terreur panique parmi les Normands ; pas un seul n'osa se défendre contre un membre de la sainte église, et, saisis d'un soudain effroi, ils s'élancèrent, poursuivis par les Saxons, vers l'endroit où stationnaient les chevaux, se mirent lestement en selle, et s'éloignèrent à franc étrier. Des trois cents Normands arrivés le matin, il en restait à peine soixante-dix. Les villageois, enivrés de leur victoire, entouraient Petit-Jean, qui après avoir fait recueillir les blessés et les morts, parla ainsi à ses compagnons :

– Saxons ! vous avez donné la preuve aujourd'hui que vous étiez dignes de porter ce noble nom ; mais, hélas ! en dépit de votre vaillance, les Normands ont atteint leur but ; ils ont brûlé vos chaumières, ils ont fait de vous de pauvres bannis. Votre séjour ici est désormais impossible ; bientôt une nouvelle troupe de soldats enveloppera ces ruines, il faut donc vous en éloigner. Il nous reste encore un moyen de salut : la forêt nous offre un asile. Quel est celui de vous, enfant, qui n'a pas dormi sur la mousse du bois et sous le rideau ondoyant des vertes feuilles et des grands arbres ?

– Allons dans la forêt ! allons dans la forêt ! crièrent plusieurs voix.

– Oui, allons dans la forêt, répéta Petit-Jean ; nous y vivrons ensemble, nous travaillerons les uns pour les autres ; mais, pour que notre bonheur puisse s'appuyer sur la sécurité d'une constante harmonie, il faut vous nommer un chef.

– Un chef ? Alors ce sera vous, Petit-Jean.

– Hourra pour Petit-Jean ! répondirent les vassaux d'une voix unanime.

– Mes chers amis, reprit le jeune homme, je vous remercie infiniment de l'honneur que vous voulez me faire ; mais je ne puis l'accepter. Permettez-moi de vous présenter sur-le-champ celui qui est digne d'être placé à votre tête.

– Où est-il ? où est-il ?

– Le voici, dit Jean en posant sa main sur l'épaule de Robin Hood. Robin Hood, mes enfants, est un véritable Saxon, de plus il est brave. Sa discrétion et son jugement égalent la sagesse d'un vieillard. Vous voyez en Robin Hood le comte de Huntingdon, le descendant de Waltheof, fils bien-aimé de l'Angleterre. Les Normands, qui lui ont volé ses biens, lui disputent encore ses titres de noblesse ; le roi Henri a proscrit Robin Hood. Maintenant, mes garçons, répondez à ma demande : voulez-vous pour chef le neveu de sir Guy de Gamwell, le notre Robin Hood ?

– Oui ! oui ! s'écrièrent les paysans, flattés d'avoir pour chef le comte de Huntingdon.

Le cœur de Robin Hood bondissait de joie, ses plans secrets avaient donc enfin une espérance de réalisation. Il se sentait fier, et, disons-le, il se savait digne de remplir la difficile mission qui lui était dévolue par la tendresse de son ami. Après avoir promené sur les Saxons un regard étincelant, il se découvrit, et, la main appuyée sur le bras de Petit-Jean, il dit d'un ton ému :

– Mes amis, je suis heureux de voir que vous m'acceptez pour chef, et je vous en remercie du plus profond de mon cœur. Je ferai, soyez-en certains, tout ce qui dépendra de moi pour mériter votre estime et votre affection. Ma jeunesse pourrait être pour vous un sujet de crainte et de méfiance si je ne prenais le soin de vous dire que mes pensées, mes sentiments et mes actions sont ceux d'un homme qui a souffert, et par conséquent d'un homme fait. Vous trouverez en moi un frère, un compagnon, un ami, un chef dans les cas de nécessité absolue. Je connais la forêt, notre future demeure, et je m'engage à vous y trouver un asile sûr, à y rendre votre existence heureuse et agréable. Le secret de cet asile ne devra jamais être confié à personne ; nous serons nos propres gardiens, et il sera nécessaire de se montrer discret et prudent. Préparez-vous au départ, je vais vous conduire dans une retraite inaccessible à nos ennemis. Encore une fois, chers frères Saxons, je vous remercie de votre confiance ; elle sera méritée, je serai avec vous dans le malheur aussi bien que dans le bonheur.

Les préparatifs de départ furent bientôt faits, les Normands n'avaient rien laissé aux malheureux proscrits.

Trois heures après, Robin Hood et Petit-Jean, accompagnés des villageois, pénétraient dans une cave spacieuse située au centre de la forêt. Cette cave, parfaitement sèche, avait à son plafond de larges ouvertures qui permettaient à l'air et à la lumière de circuler librement dans toute son étendue.

– En vérité, Robin, dit Petit-Jean, moi qui connais le bois aussi bien que vous, je suis émerveillé de votre découverte ; comment se peut-il faire que la forêt de Sherwood possède une demeure aussi confortable ?

– Il est probable, répondit Robin, qu'elle a été construite sous Guillaume Ier par des réfugiés saxons.

Quelques jours après l'installation de nos amis dans la forêt de Sherwood, deux hommes de leur bande, qui étaient allés faire des emplettes à Mansfeld, apprirent à Robin qu'une troupe composée de cinq cents Normands avait, ne pouvant mieux faire, achevé de démolir les murailles de l'hospitalière maison qui avait été le hall de Gamwell.

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