Le dévouement des pauvres Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre II


Je ne sais rien de plus beau à étudier, rien qui relève plus l'homme à ses propres yeux, que la lutte du travail contre la misère.
Le plus grand malheur qui puisse entrer dans toutes les maisons, mais surtout dans la maison des travailleurs, c'est la mort. Pendant deux ou trois jours, la mort brise le travail. On travaille mal en pleurant.
Les grandes douleurs ont leurs moments d'atonie et d'immobilité : l'âme se replie sur elle-même et paralyse le corps. Puis la mort coûte cher à Paris.
Or, la mort était entrée, comme nous l'avons dit, dans notre chapitre précédent, chez la pauvre famille de la rue Myrrha. à la place d'une mère qui vivait à part et qui ne coûtait rien, restait un enfant, qui, certes ne coûterait pas grand-chose en nourriture, mais qui allait coûter beaucoup, en insomnies, en soins, en empêchement de travail, pour la personne chargée de veiller sur lui.
Au milieu de la douleur générale, il fallut penser aux dépenses mortuaires. Il ne s'agissait pas de songer à acheter une tombe. Cette consolation du riche, qui sera propriétaire de sa couche funèbre, est encore ôtée au pauvre.
Le plus mesquin enterrement à Paris coûte soixante-dix francs ; quarante-cinq francs payables aux pompes funèbres, quinze francs à l'église et dis francs en frais divers.
La mort était entrée à l'improviste dans la maison et avait trouvé la bourse complètement vide.
On emporta ces soixante-dix francs à un ami, à qui on promit de les rendre, et, à qui on les rendit, dix francs par mois.
Il ne fallut pas songer à travailler ce jour-là, ni le jour de l'enterrement, ni même le lendemain. On vécut comme on pu ces trois jours.
Les ressources ordinaires de la maison étaient le travail du père qui peut gagner cinq francs par jour, mais qui ne les gagne pas tous les jours ; le travail des deux jeunes filles, qui, de son côté, peut monter à cinq francs ; il ne fallait plus compter sur le travail de la mère, qui avait spécialement hérité de la petite orpheline.
Les gens riches, et nous ne faisons allusion à personne, ne se doutent pas des sacrifices qu'il faut s'imposer pour vivre à onze personnes avec dix francs par jour, que l'on ne gagne pas tous les jours : et surtout avec six mâchoires d'enfants et deux estomacs de jeunes filles, qui ne demanderaient pas mieux que de bien vivre pour entretenir leur jeunesse et leur beauté, et cela, quand le pain est à vingt sous les quatre livres.
Avec dix francs par jour, dont il faut ôter vingt sous de loyer, on boit du mauvais cidre à quatre sous, moins sains que de l'eau pure, mais qui, enfin, n'est pas de l'eau ; puis, de temps en temps, le père et la mère, en faveur de leur âge, boivent un verre de vin ; et de quel vin !...
Un nouveau malheur, contre lequel la Providence réagit heureusement à l'instant même, faillit atteindre la famille.
Envoyée en commission par son père, un soir, vers dix heures, la plus jeune des deux filles ne rentra point.
Avant d'aller plus loin je dois raconter par quel étrange moyen la Providence, que je viens de mettre en scène, combattit, comme je l'ai dit, ce nouveau malheur. Jane l'aînée des deux jeunes filles, celle qui était venue intercéder près de moi pour son frère, avait continué de venir me faire une visite une fois par semaine, et je l'avoue, l'heure qu'elle me donnait était attendue par moi avec impatience.
C'était une de ces natures essentiellement parisiennes, étiolées, nerveuses, mêlant avec facilité le rire aux larmes.
De sorte qu'un soir où elle avait une de ces crises, je lui dis en riant :
- Vous seriez, j'en suis sûr, ma chère Jane, une excellente voyante.
Jane ne connaissait les voyantes que par mon roman de Basalmo, elle resta donc un instant sans comprendre, ne sachant pas ce que je voulais lui dire.
Je le lui expliquai, et Lorenza l'aida à comprendre ce qu'elle pouvait devenir.
- Essayez ! me dit la douce enfant, je ne réagirai pas contre vous, et je serais même bien curieuse, je l'avoue, de savoir par moi-même ce que c'est que le somnambulisme.
- Vous ne le saurez pas, lui répondis-je, car une fois éveillée, vous ne vous rappellerez pas même avoir été endormie. Donnez vos mains.
Elle les donna.
J'ai une assez grande puissance magnétique, pour dire d'avance, quand je tiens les mains d'une femme, au bout d'une minute que je les tiens, si je l'endormirai, ou si elle me résistera.
Au bout d'une minute, les mains étaient humides, les yeux clignotaient, la tête se balançait d'une épaule à l'autre et je n'avais plus de doute ; l'enfant finit par se renverser sur le dossier du fauteuil ; enfin, trois minutes avaient suffi, pour son complet endormissement.
Je sais bien que je fais un mot qui n'est pas français ; mais la science du magnétisme est nouvelle. à science nouvelle, il faut des mots nouveaux, et si endormissement n'est pas français, il le deviendra.
Non seulement toutes les femmes ne dorment point mais bon nombre de celles qui dorment ne parlent pas ; enfin, un certain nombre seulement de celles qui parlent atteignent l'état de voyante, pour lequel il faut des conditions physiques très spéciales.
Si Jeanne d'Arc avait eu des nerfs, ce dont je doute en lui voyant manier d'une façon si résolue la lance et l'épée, elle eût été une excellente voyante.
En général, les somnambules hommes ou femmes, non seulement conservent dans le sommeil le sentiment de la famille, mais encore ce sentiment se développe et s'exalte chez eux.
Si on veut les faire entrer dans la voie de la clairvoyance, et les faire voir à distance, il faut d'abord les interroger sur ce qui se passe chez eux.
C'est ce que je fis.
L'enfant eut d'abord quelques difficultés à desserrer les dents ; mais, sur mon ordre, elle parla, et après la seconde ou troisième phrase, du même accent absolument, que si elle eût été éveillée, ce qui était une preuve de son aptitude au sommeil magnétique et à la clairvoyance pendant ce sommeil.
Il pouvait être dix heures du soir : je lui dis de regarder chez elle et de me dire ce qu'elle y voyait.
Elle eut quelques frémissements de paupière, comme si son œil voilé cherchait à voir malgré l'obstacle ; puis, tout à coup, elle me dit avec un accent, qui n'était pas exempt de surprise :
- Je vois !
- Eh ! que vois-tu, chère enfant ?
- Je vois ma sœur et ma mère qui travaillent, les enfants sont couchés ; mais, chose singulière, mon père, que j'ai laissé dans son lit pour venir chez vous, n'y est plus.
- Qu'est-il donc arrivé !
- Je ne sais pas.
Cherche.
Son front se plissa, elle fit un effort pour m'obéir.
- La femme d'un de ses amis est venue le chercher, dit-elle enfin.
- Pourquoi ?
- Parce que son mari est malade.
- De quoi est-il malade ?
- D'un indigestion.
- Qu' a-t-il mangé ?
- De l'omelette.
Je me mis à rire.
- Es-tu bien sûre de ce que tu me dis, lui demandai-je.
- Je vois mon père assis auprès de son lit ; il lui donne du thé.
- Sont-ils éclairés par des bougies ou par une lampe ?
- Par une lampe.
- C'est bien, lui dis-je. – Prends une plume et écris.
« Mon père est sorti à neuf heures de chez nous, il est allé chez Mme Corot, rue Rochechouart, n°30, qui est venue le chercher, parce que son mari avait une indigestion ; je le vois au quatrième, dans la chambre à coucher de M. Corot : le malade prend du thé que mon père lui verse. »
« Onze heures du soir »
Puis je la réveillai.
Malgré la distance énorme qu'il y a du boulevard Malesherbes à l'ancienne chapelle Saint-Denis, Jane a l'habitude de s'en aller à pied.
Elle fut donc bien étonnée lorsque, après l'avoir réveillée, je lui dis :
- Prends une voiture.
- Pourquoi faire ? demanda-t-elle.
- Pour aller chercher ton père, qui est rue de Rochechouart, n°30.
- Mais mon père n'est pas rue de Rochechouart, n°30, puisqu'il était couché quand je suis partie.
- Oui, mais depuis que tu es partie, il s'est levé, et il est à l'adresse que je te dis.
- On vous a donc écrit de chez nous ?
- Non. Voici, pour l'explication de toute cette énigme, une lettre que tu as écrite pendant que tu dormais ; tu l'ouvriras chez toi.
J'envoyai chercher une voiture par mon domestique. Jane y monta, sa lettre en poche, alla chercher son père, rue Rochechouart, et le ramena chez lui, à son grand étonnement, et, comme il fallait une explication qui fit le dénouement de cette scène incompréhensible, la lettre qu'elle avait écrite pendant son sommeil fut lue en famille.
Le lendemain, elle m'arriva toute éplorée. Sa mère, voyant de la magie dans ce qui était arrivé la veille, lui avait dit que si elle tentait Dieu, Dieu la punirait, et qu'elle mourrait dans le cours d'une de ces expériences.
Comme elle rapportait de l'ouvrage dans mon quartier, elle avait poussé jusque chez moi, quoique ce ne fût pas son jour. Je lui promis, pour rassurer sa mère et un peu aussi elle-même, de ne plus l'endormir. Je tins parole.
Mais avant que huit jours se fussent écoulés, c'était elle-même qui venait à moi et qui me disait.
- Je viens au nom de ma mère vous prier de m'endormir.
- Comment ! m'écriai-je, au nom de votre mère, vous endormir, vous ? et pourquoi vous endormir ?
- Parce que ma sœur a été enlevée hier soir, et que ma mère espère, puisque je suis si voyante, que je pourrai vous dire où elle est.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente