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Chapitre XII
Conclusion

Extrait du journal L'ABEILLE DU NORD, du mois d'août de l'année 1831.

« Hier est entrée dans notre rade la frégate l'Espérance, venant de la Méditerranée, et commandée par le capitaine-lieutenant Paulovitch. La beauté du vaisseau, l'ordre qui y règne, l'air de santé et de vigueur de l'équipage ont attiré l'attention des autorités et de tous les visiteurs de la frégate. »

Le 31 août de l'année 1832, eut lieu à Saint-Pétersbourg l'ouverture du théâtre Alexandre. à sept heures, la salle était comble. Le parterre, l'amphithéâtre resplendissaient de décorations et de riches uniformes. Cinq rangées de loges étalaient la variété des toilettes féminines ; vous eussiez dit un vase de fleurs émaillées d'une rosée de brillants.

On voyait de ravissants visages encadrés par des plumes comme des chérubins par leurs ailes.

Des milliers de bougies, distribuées entre les loges, joignaient leur clarté au lustre éblouissant.

Les dieux de l'Olympe semblaient jeter, du plafond, des regards envieux sur ce luxe terrestre ; les déesses rougissaient de dépit en se voyant éclipsées par la beauté des dames russes. Tout était charme, lumière, magie ! En un mot, la salle du théâtre Alexandre, et ce qu'elle renfermait, ressemblait en ce moment à un grandiose et magique rêve de la jeunesse sous le brûlant ciel du Midi... Oh ! croyez-moi, la vie du monde a aussi sa poésie, bien qu'elle soit rare et chère !

La famille impériale n'était pas encore arrivée, et la foule distrayait son impatience par un bourdonnement confus. Deux hommes entrèrent dans le troisième rang des fauteuils d'orchestre ; et, après s'être inclinés poliment chaque fois qu'ils heurtaient un pied ou une épaule, ils arrivèrent enfin à leur place, y posèrent leur chapeau, et, se tenant debout, se disposèrent à passer la salle en revue.

L'un de ces hommes était jeune encore, d'une taille et d'une physionomie agréables. Il était en petite tenue d'uniforme du Collège-étranger. Tournant le dos à la scène, et répondant à peine aux saluts que lui adressaient ses connaissances, il fixa fort attentivement à travers ses lunettes une loge encore vide. (Les lunettes sont l'appendice obligé de tous les diplomates ; on n'a pas encore pu s'assurer s'ils les portaient pour mieux saisir le regard d'autrui ou pour mieux dissimuler le leur.) Le second de ces messieurs était un jeune homme dans toute l'acception du mot, aux mouvements vifs, à l'expression joyeuse et expansive ; il paraissait si satisfait des revers rouges de son uniforme, si heureux du luxe qui rayonnait autour de lui, qu'il avait l'air d'un papillon par un beau jour de mai. Il examinait tout et chacun, et riait de plein cœur en écoutant les épigrammes de son élégant compagnon, qui avait peine à satisfaire à la rapidité de ses questions.

Au moment où ils achevaient la revue de tous les ambassadeurs et autres dignitaires, de toutes les femmes belles et connues, la porte de la loge restée vide s'ouvrit brusquement, livrant passage à deux femmes resplendissantes de toilette et de beauté.

Paraissant indifférentes aux murmures et aux regards admirateurs qui accueillirent leur entrée, elles se débarrassèrent de leur châle, secouèrent de la main leurs manches légères, et se tournèrent vers leur cavalier, lui faisant observer combien les couloirs étaient étroits.

Ce cavalier était un général d'un âge mûr ; sa poitrine était couverte de décorations ; un sourire épanouissait sa figure.

– Ah ! Joseph, s'écria avec feu le jeune homme en s'adressant au diplomate, dis-moi vite quelle est cette ravissante personne en toque rouge qui occupe la droite de la loge. Ses yeux semblent faits d'étincelles et de brillants ; sa bouche semble une coquille à perles entr'ouverte sous un rayon de soleil... Tout s'éclaire autour d'elle ; c'est la déesse de la joie ! Son nom, son nom ?

– Comme tu as pris feu, mon cher ! répondit le diplomate. Permets néanmoins que je te calme : c'est Sophie Lenovitch, ma femme.

Lenovitch, après s'être amusé quelque temps de la confusion où cette révélation avait plongé le jeune homme, poursuivit d'un ton de badinage :

– Oui, c'est ma femme ; mais tu ne seras pas son poète, cher ami. Pendant six mois, tu peux venir autant qu'il te plaira chez moi ; car, pendant six mois, tu seras encore sans danger ; mais, plus tard, mon cher, que cela te fâche ou non, je répondrai à cet enthousiasme par cette phrase : « Vous êtes un brave garçon, un homme honnête ; mais remarquez bien ma porte pour n'y entrer jamais ! »

Cette plaisanterie fut dite d'un ton si amical, que le jeune homme, rasséréné, voulut atténuer l'exaltation de ses premières louanges, en les reportant sur la dame qui accompagnait madame Lenovitch.

– Sais-tu, Joseph, que l'amie de ta femme est charmante comme la mélancolie ? Remarque : chacun des regards de ses yeux noirs brille comme une larme, sa respiration semble un soupir, ses boucles noires se jouent autour de son pâle visage, ses formes sont comme voilées sous une fumée diaphane.

– Est-ce de l'assaut de Varsovie, mon cher, que tu as rapporté cette fumée ? Mets-la immédiatement en rimes, et sois persuadé qu'en arrosant ton œuvre de quelques bouteilles de champagne tes amis te proclameront poète.

– Plaisante à ton aise ; les traits de cette beauté se sont si profondément gravés dans ma mémoire, que, demain, je ferai son portrait, et quiconque aura vu l'original, ne fût-ce qu'une fois, dira : « C'est elle ! » Dis-moi donc son nom ?

– Tu vois le général qui est assis derrière Sophie : c'est le prince Pierre, un de mes parents éloignés, et cette dame aux yeux noirs est sa femme.

– La princesse Flora ? s'écria le jeune militaire avec une joie si immodérée, que plusieurs lorgnettes se braquèrent sur lui. La princesse Flora, qui, durant une année, a eu de si grands succès dans tous les salons de Saint-Pétersbourg ! Flora était l'idéal de mon frère. à son retour de Saint-Pétersbourg, en 1829, il ne m'entretenait que d'elle... Il m'est enfin donné de contempler à mon tour cette merveilleuse créature !

– Le merveilleux ne reste pas longtemps sur terre, dit Lenovitch en soupirant. Cette dame brune est la seconde femme du prince Pierre, et Flora, cet ange de bonté et de beauté, Flora, à laquelle je suis redevable de mon bonheur, est morte en Angleterre. Je te raconterai quelque jour sa triste histoire !

Les yeux de Lenovitch, quelque diplomate qu'il fût, ne purent cacher une larme.

Le jeune militaire se taisait, en proie à de pénibles réflexions. Mais l'orchestre fit entendre sa voix, le rideau se leva... et le sort de Flora fut oublié.

L'oubli nous attend tous, l'oubli inoffensif. Mais peut-être, un jour, quelque Lovelace sans âme saura extraire un doux poison de l'amour de Flora et de Pravdine, en ne racontant à l'inexpérience que ce qui peut servir ses projets. Peut-être lira-t-il cette histoire du cœur en tête-à-tête dans le boudoir de quelque charmante femme, à laquelle il n'aura jusqu'à ce moment osé dire, que des yeux seulement : « Je vous aime ! » Les couleurs de la passion animeront ses joues, sa voix tremblera sous la feinte émotion de son âme, et une larme d'emprunt brillera sur ses cils... Il épiera avidement un soupir de tristesse, une larme de compassion, la compassion étant l'avant-coureur de l'amour, et, lorsqu'il aura saisi ces signes, il tombera aux genoux de la femme émue en s'écriant :

– Oh ! soyez ma Flora, car je vous adore comme Pravdine l'adorait.

– Vous oubliez leurs infortunes ? répondra-t-elle.

– Chacun a ses infortunes... Mais une part de félicité nous attend ! Mon sort, dût-il être plus malheureux que celui de Pravdine, je l'accepterais volontiers pour une seconde de bonheur... Oh ! si vous saviez combien je vous aime !

Et on l'écoute, on le croit presque !

à cette pensée, l'envie me prend de briser ma plume.

Mais, hélas ! y a-t-il une chose au monde, outre les idées, les paroles, les sensations, où le mal ne soit constamment mêlé au bien ? L'abeille extrait son miel de la belladone, et les hommes en tirent du poison. Le vin ranime l'homme sobre et abat l'ivrogne jusqu'à l'âme.

Rejetons, par conséquent, la plaisante idée de vouloir réformer l'humanité par des paroles ; laissons ce soin à la Providence. Contentons-nous de dire : « Telle chose s'est passée ainsi, » et que le temps y prenne sa part de bien et de mal.

Les habitants des ports de mer sont épouvantés, le soir à la vue d'un vaisseau qui périt ; le lendemain matin, ils vont sur la grève, et, rassemblant les débris que le flot y a jetés, ils en construisent une fragile nacelle, et s'élancent en chantant sur la mer orageuse...

FIN

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