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Chapitre XLV
Le chercheur de piste

Le lecteur n'a pas oublié dans quelle situation l'escorte du 7e chasseurs avait retrouvé la malle-poste de Chambéry.

La première chose dont on s'occupa fut de chercher l'obstacle qui s'opposait à la sortie de Roland ; on reconnut la présence d'un cadenas, on brisa la portière.

Roland bondit hors de la voiture comme un tigre hors de sa cage.

Nous avons dit que la terre était couverte de neige.

Roland, chasseur et soldat, n'avait qu'une idée : c'était de suivre la piste des compagnons de Jéhu.

Il les avait vus s'enfoncer dans la direction de Thoissey ; mais il avait pensé qu'ils n'avaient pu suivre cette direction, puisque entre cette petite ville et eux coulait la Saône, et qu'il n'y avait de ponts pour traverser la rivière qu'à Belleville et à Mâcon.

Il donna l'ordre à l'escorte et au conducteur de l'attendre sur la grande route, et, à pied, s'enfonça seul, sans songer même à recharger ses pistolets, sur les traces de Morgan et de ses compagnons.

Il ne s'était pas trompé : à un quart de lieue de la route, les fugitifs avaient trouvé la Saône ; là, ils s'étaient arrêtés, avaient délibéré un instant – on le voyait au piétinement des chevaux – puis ils s'étaient séparés en deux troupes : l'une avait remonté la rivière du côté de Mâcon, l'autre l'avait descendue du côté de Belleville.

Cette division avait eu pour but évident de jeter dans le doute ceux qui les poursuivraient s'ils étaient poursuivis.

Roland avait entendu le cri de ralliement du chef : « Demain soir où vous savez. »

Il ne doutait donc pas que, quelle que fût la piste qu'il suivît, soit celle qui remontait, soit celle qui descendait la Saône, elle ne le conduisît – si la neige ne fondait pas trop vite – au lieu du rendez-vous, puisque, soit réunis, soit séparément, les compagnons de Jéhu devaient aboutir au même but.

Il revint, suivant ses propres traces, ordonna au conducteur de passer les bottes abandonnées sur la grande route par le faux postillon, de monter à cheval et de conduire la malle jusqu'au prochain relais, c'est-à-dire jusqu'à Belleville ; le maréchal des logis des chasseurs et quatre chasseurs sachant écrire devaient accompagner le conducteur pour signer avec lui au procès-verbal.

Défense absolue de faire mention de lui, Roland, ni de ce qu'il était devenu, rien ne devant mettre les détrousseurs de diligences en éveil sur ses projets futurs.

Le reste de l'escorte ramènerait le corps du chef de brigade à Mâcon, et ferait, de son côté, un procès-verbal qui concorderait avec celui du conducteur, et dans lequel il ne serait pas plus question de Roland que dans l'autre.

Ces ordres donnés, le jeune homme démonta un chasseur, choisissant dans toute l'escorte le cheval qui lui paraissait le plus solide ; puis il rechargea ses pistolets qu'il mit dans les fontes de sa selle à la place des pistolets d'arçon du chasseur démonté.

Après quoi, promettant au conducteur et aux soldats une prompte vengeance, subordonnée cependant à la façon dont ils lui garderaient le secret, il monta à cheval et disparut dans la même direction qu'il avait déjà suivie.

Arrivé au point où les deux troupes s'étaient séparées, il lui fallut faire un choix entre les deux pistes.

Il choisit celle qui descendait la Saône et se dirigeait vers Belleville. Il avait, pour faire ce choix, qui peut-être l'éloignait de deux ou trois lieues, une excellente raison.

D'abord, il était plus près de Belleville que de Mâcon.

Puis il avait fait un séjour de vingt-quatre heures à Mâcon, et pouvait être reconnu, tandis qu'il n'avait jamais stationné à Belleville que le temps de changer de chevaux, lorsque par hasard il y avait passé en poste.

Tous les événements que nous venons de raconter avaient pris une heure à peine ; huit heures du soir sonnaient donc à l'horloge de Thoissey lorsque Roland se lança à la poursuite des fugitifs.

La route était toute tracée ; cinq ou six chevaux avaient laissé leurs empreintes, sur la neige ; un de ces chevaux marchait l'amble.

Roland franchit les deux ou trois ruisseaux qui coupent la prairie qu'il traversait pour arriver à Belleville.

à cent pas de Belleville, il s'arrêta : là avait eu lieu une nouvelle division : deux des six cavaliers avaient pris à droite, c'est-à-dire s'étaient éloignés de la Saône, quatre avaient pris à gauche, c'est-à-dire avaient continué leur chemin vers Belleville.

Aux premières maisons de Belleville, une troisième scission s'était opérée : trois cavaliers avaient tourné la ville ; un seul avait suivi la rue.

Roland s'attacha à celui qui avait suivi la rue, bien certain de retrouver la trace des autres.

Celui qui avait suivi la rue s'était lui-même arrêté à une jolie maison entre cour et jardin, portant le n° 67. Il avait sonné ; quelqu'un était venu lui ouvrir. On voyait à travers la grille les pas de la personne qui était venue lui ouvrir, puis, à côté de ces pas, une autre trace : celle du cheval, que l'on menait à l'écurie.

Il était évident qu'un des compagnons de Jéhu s'était arrêté là.

Roland, en se rendant chez le maire, en exhibant ses pouvoirs, en requérant la gendarmerie, pouvait le faire arrêter à l'instant même.

Mais ce n'était point là son but, ce n'était point un individu isolé qu'il voulait arrêter : c'était toute la troupe qu'il tenait à prendre d'un coup de filet.

Il grava dans son souvenir le n° 67 et continua son chemin.

Il traversa toute la ville, fit une centaine de pas au-delà de la dernière maison sans revoir aucune trace.

Il allait retourner sur ses pas ; mais il songea que ces traces, si elles devaient reparaître, reparaîtraient à la tête du pont seulement.

En effet, à la tête du pont, il reconnut la piste de ses trois chevaux. C'étaient bien les mêmes : un des chevaux marchait l'amble.

Roland galopa sur la voie même de ceux qu'il poursuivait. En arrivant à Monceaux, même précaution ; les trois cavaliers avaient tourné le village ; mais Roland était trop bon limier pour s'inquiéter de cela ; il suivit son chemin, et, à l'autre bout de Monceaux il retrouva les traces des fugitifs.

Un peu avant Châtillon, un des trois chevaux quittait la route, prenait à droite, et se dirigeait vers un petit château situé sur une colline, à quelques de la route de Châtillon à Trévoux.

Cette fois, les cavaliers restants, croyant avoir assez fait pour dépister ceux qui auraient eu envie de les suivre, avaient tranquillement traversé Châtillon et pris la route de Neuville.

La direction suivie par les fugitifs réjouissait fort Roland ; ils se rendaient évidemment à Bourg : s'ils ne s'y fussent pas rendus, ils eussent pris la route de Marlieux.

Or, Bourg était le quartier général qu'avait choisi lui-même Roland pour en faire le centre de ses opérations ; Bourg, c'était sa ville à lui, et, avec cette sûreté des souvenirs de l'enfance, il connaissait jusqu'au moindre buisson, jusqu'à la moindre masure, jusqu'à la moindre grotte des environs.

à Neuville, les fugitifs avaient tourné le village.

Roland ne s'inquiéta pas de cette ruse déjà connue et éventée : seulement, de l'autre côté de Neuville, il ne retrouva plus que la trace d'un seul cheval.

Mais il n'y avait pas à s'y tromper : c'était celui qui marchait l'amble.

Sûr de retrouver la trace qu'il abandonnait pour un instant, Roland remonta la piste.

Les deux amis s'étaient séparés à la route de Vannas ; l'un l'avait suivie, l'autre avait contourné le village, et, comme nous l'avons dit, était revenu prendre la route de Bourg.

C'était celui-là qu'il fallait suivre ; d'ailleurs, l'allure de son cheval donnait une facilité de plus à celui qui le poursuivait, puisque son pas ne pouvait se confondre avec un autre pas.

Puis il prenait la route de Bourg, et, de Neuville à Bourg, il n'y avait d'autre village que Saint-Denis.

Au reste, il n'était pas probable que le dernier des fugitifs allât plus loin que Bourg.

Roland se remit sur la voie avec d'autant plus d'acharnement, qu'il approchait visiblement du but. En effet, le cavalier n'avait pas tourné Bourg, il s'était bravement engagé dans la ville.

Là, il parut à Roland que le cavalier avait hésité sur le chemin qu'il devait suivre, à moins que l'hésitation ne fût une ruse pour faire perdre sa trace.

Mais, au bout de dix minutes employées à suivre ces tours et ces détours, Roland fut sûr de son fait ; ce n'était point une ruse, c'était de l'hésitation.

Les pas d'un homme à pied venaient par une rue transversale ; le cavalier et l'homme à pied avaient conféré un instant ; puis le cavalier avait obtenu du piéton qu'il lui servît de guide. On voyait, à partir de ce moment, des pas d'homme côtoyant les pas de l'animal.

Les uns et les autres aboutissaient à l'auberge de la Belle-Alliance.

Roland se rappela que c'était à cette auberge qu'on avait ramené le cheval blessé après l'attaque des Carronnières.

Il y avait, selon toute probabilité, connivence entre l'aubergiste et les compagnons de Jéhu.

Au reste, selon toute probabilité encore, le voyageur de la Belle-Alliance y resterait jusqu'au lendemain soir. Roland sentait à sa propre fatigue que celui-ci devait avoir besoin de se reposer.

Et Roland, pour ne point forcer son cheval et aussi pour reconnaître la route suivie, avait mis six heures à faire les douze lieues.

Trois heures sonnaient au clocher tronqué de Notre-Dame.

Qu'allait faire Roland ? S'arrêter dans quelque auberge de la ville ? Impossible ; il était trop connu à Bourg ; d'ailleurs son cheval, équipé d'une chabraque de chasseur, donnerait des soupçons.

Une des conditions de son succès était que sa présence à Bourg fût complètement ignorée.

Il pouvait se cacher au château des Noires-Fontaines, et là, se tenir en observation ; mais serait-il sûr de la discrétion des domestiques ?

Michel et Jacques se tairaient, Roland était sûr d'eux ; Amélie se tairait ; mais Charlotte, la fille du geôlier, ne bavarderait-elle point ?

Il était trois heures du matin, tout le monde dormait ; le plus sûr pour le jeune homme était de se mettre en communication avec Michel.

Michel trouverait bien moyen de le cacher.

Au grand regret de sa monture, qui avait sans doute flairé une auberge, Roland lui fit tourner bride et prit la route de Pont-d'Ain.

En passant devant l'église de Brou, il jeta un regard sur la caserne des gendarmes. Selon toute probabilité, les gendarmes et leur capitaine dormaient du sommeil des justes.

Roland traversa la petite aile de forêt qui enjambait par-dessus la route. La neige amortissait le bruit des pas de son cheval.

En débouchant de l'autre côté, il vit deux hommes qui longeaient le fossé en portant un chevreuil suspendu à un petit arbre par ses quatre pattes liées.

Il lui sembla reconnaître la tournure de ces hommes.

Il piqua son cheval pour les rejoindre.

Les deux hommes avaient l'oreille au guet ; ils se retournèrent, virent un cavalier qui semblait en vouloir à eux ; ils jetèrent l'animal dans le fossé, et s'enfuirent à travers champs, pour regagner la forêt de Seillon.

– Hé ! Michel ! cria Roland de plus en plus convaincu qu'il avait affaire à son jardinier.

Michel s'arrêta court ; l'autre homme continua de gagner aux champs.

– Hé ! Jacques ! cria Roland.

L'autre homme s'arrêta.

S'ils étaient reconnus, inutile de fuir ; d'ailleurs, l'appel n'avait rien d'hostile : la voix était plutôt amie que menaçante.

– Tiens ! fit Jacques, on dirait M. Roland.

– Et que c'est lui tout de même, dit Michel.

Et les deux hommes, au lieu de continuer à fuir vers le bois, revinrent vers la grande route.

Roland n'avait point entendu ce qu'avaient dit les deux braconniers, mais il l'avait deviné.

– Eh ! pardieu, oui, c'est moi ! cria-t-il.

Au bout d'un instant, Michel et Jacques étaient près de lui.

Les interrogations du père et du fils se croisèrent, et il faut convenir qu'elles étaient motivées.

Roland en bourgeois, monté sur un cheval de chasseur, à trois heures du matin, sur la route de Bourg aux Noires-Fontaines.

Le jeune officier coupa court aux questions.

– Silence, braconniers ! dit-il ; que l'on mette ce chevreuil en croupe derrière moi et que l'on s'achemine vers la maison ; tout le monde doit ignorer ma présence aux Noires-Fontaines, même ma sœur.

Roland parlait avec la fermeté d'un militaire, et chacun savait que, lorsqu'une fois il avait donné un ordre, il n'y avait point à répliquer.

On ramassa le chevreuil, on le mit en croupe derrière Roland, et les deux hommes, prenant le grand trot, suivirent le petit trot du cheval.

Il restait à peine un quart de lieue à faire.

Il se fit en dix minutes.

à cent pas du château, Roland s'arrêta.

Les deux hommes furent envoyés en éclaireurs, pour s'assurer que tout était calme.

L'exploration achevée, ils firent signe à Roland de venir.

Roland vint, descendit de cheval, trouva la porte du pavillon ouverte et entra.

Michel conduisit le cheval à l'écurie et porta le chevreuil à l'office ; car Michel appartenait à cette honorable classe de braconniers qui tuent le gibier pour le plaisir de le tuer, et non pour l'intérêt de le vendre.

Il ne fallait s'inquiéter ni du cheval ni du chevreuil ; Amélie ne se préoccupait pas plus de ce qui se passait à l'écurie que de ce qu'on lui servait à table.

Pendant ce temps, Jacques allumait du feu.

En revenant, Michel apporta un reste de gigot et une demi-douzaine d'œufs destinés à faire une omelette ; Jacques prépara un lit dans un cabinet.

Roland se réchauffa et soupa sans prononcer une parole.

Les deux hommes le regardaient avec un étonnement qui n'était point exempt d'une certaine inquiétude.

Le bruit de l'expédition de Seillon s'était répandu, et l'on disait tout bas que c'était Roland qui l'avait dirigée.

Il était évident qu'il revenait pour quelque expédition du même genre.

Lorsque Roland eut soupé, il releva la tête et appela Michel.

– Ah ! tu étais là ? fit Roland.

– J'attendais les ordres de monsieur.

– Voici mes ordres ; écoute-moi bien.

– Je suis tout oreilles.

– Il s'agit de vie et de mort ; il s'agit de plus encore : il s'agit de mon honneur.

– Parlez, monsieur Roland.

Roland tira sa montre.

– Il est cinq heures. à l'ouverture de l'auberge de la Belle-Alliance, tu seras là comme si tu passais, tu t'arrêteras à causer avec celui qui t'ouvrira.

– Ce sera probablement Pierre.

– Pierre ou un autre, tu sauras de lui quel est le voyageur qui est arrivé chez son maître sur un cheval marchant l'amble ; tu sais ce que c'est, l'amble ?

– Parbleu ! c'est un cheval qui marche comme les ours, les deux jambes du même côté à la fois.

– Bravo... Tu pourras bien savoir aussi, n'est-ce pas, si le voyageur est disposé à partir ce matin, ou s'il paraît devoir passer la journée à l'hôtel ?

– Pour sûr je le saurai.

– Eh bien, quand tu sauras tout cela, tu viendras me le dire ; mais le plus grand silence sur mon séjour ici. Si l'on te demande de mes nouvelles, on a reçu une lettre de moi hier ; je suis à Paris, près du premier consul.

– C'est convenu.

Michel partit. Roland se coucha et s'endormit, laissant à Jacques la garde du pavillon.

Lorsque Roland se réveilla, Michel était de retour.

Il savait tout ce que son maître lui avait recommandé de savoir.

Le cavalier arrivé dans la nuit devait repartir dans la soirée, et, sur le registre des voyageurs que chaque aubergiste était forcé de tenir régulièrement à cette époque, on avait écrit :

« Samedi, 30 pluviôse, dix heures du soir : le citoyen Valensolle, arrivant de Lyon, allant à Genève. »

Ainsi l'alibi était préparé, puisque le registre faisait foi que le citoyen Valensolle était arrivé à dix heures du soir et qu'il était impossible qu'il eût arrêté, à huit heures et demie, la malle à la Maison-Blanche, et qu'il fût entré à dix heures à l'hôtel de la Belle-Alliance.

Mais ce qui préoccupa le plus Roland, c'est que celui qu'il avait suivi une partie de la nuit, et dont il venait de découvrir la retraite et le nom, n'était autre que le témoin d'Alfred de Barjols, tué par lui en duel à la fontaine de Vaucluse, témoin qui, selon toute probabilité, avait joué le rôle du fantôme dans la chartreuse du Seillon.

Les compagnons de Jéhu n'étaient donc pas des voleurs ordinaires, mais, au contraire, comme le bruit en courait, des gentilshommes de bonne famille, qui, tandis que les nobles bretons risquaient leur vie dans l'Ouest pour la cause royaliste, affrontaient, de leur côté, l'échafaud pour faire passer aux combattants l'argent recueilli à l'autre bout de la France dans leurs hasardeuses expéditions.

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