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Chapitre XXXV
Proposition de mariage

La première visite de Roland, en arrivant à Paris, fut pour le premier consul ; il lui apportait la double nouvelle de la pacification de la Vendée, mais de l'insurrection plus ardente que jamais de la Bretagne.

Bonaparte connaissait Roland : le triple récit de l'assassinat de Thomas Millière, du jugement de l'évêque Audrein et du combat de Grandchamp, produisit donc sur lui une profonde impression ; il y avait, d'ailleurs, dans la narration du jeune homme, une espèce de désespoir sombre auquel il ne pouvait se tromper.

Roland était désespéré d'avoir manqué cette nouvelle occasion de se faire tuer.

Puis il lui paraissait qu'un pouvoir inconnu veillait sur lui, qu'il sortait sain et sauf de dangers où d'autres laissaient leur vie ; où sir John avait trouvé douze juges et un jugement à mort, lui n'avait trouvé qu'un fantôme, invulnérable, c'est vrai, mais inoffensif.

Il s'accusa avec amertume d'avoir cherché un combat singulier avec Georges Cadoudal, combat prévu par celui-ci, au lieu de s'être jeté dans la mêlée générale, où, du moins, il eût pu tuer ou être tué.

Le premier consul le regardait avec inquiétude tandis qu'il parlait ; il trouvait persistant dans son cœur ce désir de mort qu'il avait cru voir guérir par le contact de la terre natale, par les embrassements de la famille.

Il s'accusa pour innocenter, pour exalter le général Hatry ; mais, juste et impartial comme un soldat, il fit à Cadoudal la part de courage et de générosité que méritait le général royaliste.

Bonaparte l'écouta gravement, presque tristement ; autant il était ardent à la guerre étrangère, pleine de rayonnements glorieux, autant il répugnait à cette guerre intestine où le pays verse son propre sang, déchire ses propres entrailles.

C'était dans ce cas qu'il lui paraissait que la négociation devait être substituée à la guerre.

Mais comment négocier avec un homme comme Cadoudal ?

Bonaparte n'ignorait point tout ce qu'il y avait en lui de séductions personnelles lorsqu'il voulait y mettre un peu de bonne volonté ; il prit la résolution de voir Cadoudal, et, sans en rien dire à Roland, compta sur lui pour cette entrevue lorsque l'heure en serait arrivée.

En attendant, il voulait savoir si Brune, dans les talents militaires duquel il avait une grande confiance, serait plus heureux que ses prédécesseurs.

Il congédia Roland après lui avoir annoncé l'arrivée de sa mère, et son installation dans la petite maison de la rue de la Victoire.

Roland sauta dans une voiture et se fit conduire à l'hôtel.

Il y trouva madame de Montrevel, heureuse et fière autant que puisse l'être une femme et une mère.

édouard était installé de la veille au Prytanée français.
Madame de Montrevel s'apprêtait à quitter Paris pour retourner auprès d'Amélie, dont la santé continuait de lui donner des inquiétudes.

Quant à sir John, il était non seulement hors de danger, mais à peu près guéri ; il était à Paris, était venu pour faire une visite à madame de Montrevel, l'avait trouvée sortie pour conduire édouard au Prytanée, et avait laissé sa carte.

Sur cette carte était son adresse. Sir John logeait rue de Richelieu, hôtel Mirabeau.

Il était onze heures du matin : c'était l'heure du déjeuner de sir John ; Roland avait toute chance de le rencontrer à cette heure. Il remonta en voiture et ordonna au cocher de toucher à l'hôtel Mirabeau.

Il trouva sir John, en effet, devant une table servie à l'anglaise, chose rare à cette époque, et buvant de grandes tasses de thé, et mangeant des côtelettes saignantes.

En apercevant Roland, sir John jeta un cri de joie, se leva et courut au-devant de lui.

Roland avait pris, pour cette nature exceptionnelle où les qualités du cœur semblaient prendre à tâche de se cacher sous les excentricités nationales, un sentiment de profonde affection.

Sir John était pâle et amaigri ; mais, du reste, il se portait à merveille.

Sa blessure était complètement cicatrisée, et, à part une oppression qui allait chaque jour diminuant et qui bientôt devait disparaître tout à fait, il était tout prêt à recouvrer sa première santé.
Lui, de son côté, fit à Roland des tendresses que l'on eût été bien loin d'attendre de cette nature concentrée, et prétendit que la joie qu'il éprouvait de le revoir allait lui rendre ce complément de santé qui lui manquait.

Et d'abord, il offrit à Roland de partager son repas, en s'engageant à le faire servir à la française.

Roland accepta ; mais, comme tous les soldats qui avaient fait ces rudes guerres de la Révolution où le pain manquait souvent, Roland était peu gastronome, et il avait pris l'habitude de manger de toutes les cuisines, dans la prévoyance des jours où il n'aurait pas de cuisine du tout.

L'attention de sir John de le faire servir à la française fut donc une attention à peu près perdue.

Mais ce qui ne fut point perdu, ce que remarqua Roland, ce fut la préoccupation de sir John.

Il était évident que son ami avait sur les lèvres un secret qui hésitait à en sortir.

Roland pensa qu'il fallait l'y aider.

Aussi, le déjeuner arrivé à sa dernière période, Roland, avec cette franchise qui allait chez lui presque jusqu'à la brutalité, appuyant ses coudes sur la table et son menton entre ses deux mains :

– Eh bien ! fit-il, mon cher lord, vous avez donc à dire à votre ami Roland quelque chose que vous n'osez pas lui dire ?

Sir John tressaillit, et, de pâle qu'il était, devint pourpre.
– Peste ! continua Roland, il faut que cela vous paraisse bien difficile ; mais, si vous avez beaucoup de choses à me demander, sir John, j'en sais peu, moi, que j'aie le droit de vous refuser. Parlez donc, je vous écoute.

Et Roland ferma les yeux, comme pour concentrer toute son attention sur ce qu'allait lui dire sir John.

Mais, en effet, c'était, au point de vue de lord Tanlay, quelque chose sans doute de bien difficile à dire, car, au bout d'une dizaine de secondes, voyant que sir John restait muet, Roland rouvrit les yeux.

Sir John était redevenu pâle ; seulement, il était redevenu plus pâle qu'il n'était avant de devenir rouge.

Roland lui tendit la main.

– Allons, dit-il, je vois que vous voulez vous plaindre à moi de la façon dont vous avez été traité au château des Noires-Fontaines.

– Justement, mon ami ; attendu que de mon séjour dans ce château datera le bonheur ou le malheur de ma vie.

Roland regarda fixement sir John.

– Ah ! pardieu ! dit-il, serais-je assez heureux ?...

Et il s'arrêta, comprenant qu'au point de vue ordinaire de la société, il allait commettre une faute d'inconvenance.

– Oh ! dit sir John, achevez mon cher Roland.

– Vous le voulez ?

– Je vous en supplie.

– Et si je me trompe ? si je dis une niaiserie ?

– Mon ami, mon ami, achevez.

– Eh bien ! je disais, milord, serais-je assez heureux pour que Votre Seigneurie fit à ma sœur l'honneur d'être amoureuse d'elle ?

Sir John jeta un cri de joie, et, d'un mouvement si rapide qu'on l'en eût cru, lui, l'homme flegmatique, complètement incapable, il se précipita dans les bras de Roland.

– Votre sœur est un ange, mon cher Roland, s'écria-t-il, et je l'aime de toute mon âme !

– Vous êtes complètement libre, Milord ?

– Complètement ; depuis douze ans, je vous l'ai dit, je jouis de ma fortune, et cette fortune est de vingt-cinq mille livres sterling par an.

– C'est beaucoup trop, mon cher, pour une femme qui n'a à vous apporter qu'une cinquantaine de mille francs.

– Oh ! fit l'Anglais avec cet accent national qu'il retrouvait parfois dans les grandes émotions, s'il faut se défaire de la fortune, on s'en défera.

– Non, dit en riant Roland, c'est inutile ; vous êtes riche, c'est un malheur ; mais qu'y faire ?... Non, là n'est point la question. Vous aimez ma sœur ?

– Oh ! j'adore elle.

– Mais elle, reprit Roland parodiant l'anglicisme de son ami, aime-t-elle vous, ma sœur ?

–Vous comprenez bien, reprit sir John, que je ne le lui ai pas demandé ; je devais, avant toute chose, mon cher Roland, m'adresser à vous, et, si la chose vous agréait, vous prier de plaider ma cause près de votre mère ; puis, votre aveu à tous deux obtenu, alors je me déclarais, ou plutôt, mon cher Roland, vous me déclariez, car, moi, je n'oserais jamais.

– Alors, c'est moi qui reçois votre première confidence ?

– Vous êtes mon meilleur ami, c'est trop juste.

– Eh bien ! mon cher, vis-à-vis de moi, votre procès est gagné naturellement.

– Restent votre mère et votre sœur.

– C'est tout un. Vous comprenez : ma mère laissera Amélie entièrement libre de son choix, et je n'ai pas besoin de vous dire que, si ce choix se porte sur vous, elle en sera parfaitement heureuse ; mais il reste quelqu'un que vous oubliez.

– Qui cela ? demanda sir John en homme qui a longtemps pesé dans sa tête les chances contraires et favorables à un projet, qui croit les avoir toutes passées en revue, et auquel on présente un nouvel obstacle qu'il n'attendait pas.
– Le premier consul, fit Roland.

– God... ! laissa échapper l'Anglais avalant la moitié du juron national.

– Il m'a justement, avant mon départ pour la Vendée, continua Roland, parlé du mariage de ma sœur, me disant que cela ne nous regardait plus, ma mère ni moi, mais bien lui-même.

– Alors, dit sir John, je suis perdu.

– Pourquoi cela ?

– Le premier consul, il n'aime pas les Anglais.

– Dites que les Anglais n'aiment pas le premier consul.

– Mais qui parlera de mon désir au premier consul ?

– Moi.

– Et vous parlerez de ce désir comme d'une chose qui vous est agréable, à vous ?

– Je ferai de vous une colombe de paix entre les deux nations, dit Roland en se levant.

– Oh ! merci, s'écria sir John en saisissant la main du jeune homme.

Puis, avec regret :

– Et vous me quittez ?
– Cher ami, j'ai un congé de quelques heures : j'en ai donné une à ma mère, deux à vous, j'en dois une à votre ami édouard... Je vais l'embrasser et recommander à ses maîtres de le laisser se cogner tout à son aise avec ses camarades ; puis je rentre au Luxembourg.

– Eh bien, portez-lui mes compliments, et dites-lui que je lui ai commandé une paire de pistolets, afin qu'il n'ait plus besoin, quand il sera attaqué par des brigands, de se servir des pistolets du conducteur.

Roland regarda sir John.

– Qu'est-ce encore ? demanda-t-il.

– Comment ! vous ne savez pas ?

– Non ; qu'est-ce que je ne sais pas ?

– Une chose qui a failli faire mourir de terreur notre pauvre Amélie !

– Quelle chose ?

– L'attaque de la diligence.

– Mais quelle diligence ?

– Celle où était votre mère.

– La diligence où était ma mère ?

– Oui.
– La diligence où était ma mère a été arrêtée ?

– Vous avez vu madame de Montrevel, et elle ne vous a rien dit ?

– Pas un mot de cela, du moins.

– Eh bien, mon cher édouard a été un héros ; comme personne ne se défendait, lui s'est défendu. Il a pris les pistolets du conducteur et a fait feu.

– Brave enfant ! s'écria Roland.

– Oui ; mais par malheur, ou par bonheur, le conducteur avait eu la précaution d'enlever les balles ; édouard a été caressé par MM. les Compagnons de Jéhu, comme étant le brave des braves, mais il n'a tué ni blessé personne.

– Et vous êtes sûr de ce que vous me dites là ?

– Je vous répète que votre sœur a pensé en mourir d'effroi.

– C'est bien, dit Roland.

– Quoi, c'est bien ? fit sir John.

– Oui... raison de plus pour que je voie édouard.

– Qu'avez-vous encore ?

– Un projet.

– Vous m'en ferez part.
– Ma foi, non ; mes projets, à moi, ne tournent pas assez bien pour vous.

– Cependant vous comprenez, cher Roland, s'il y avait une revanche à prendre ?

– Eh bien, je la prendrai pour nous deux ; vous êtes amoureux, mon cher lord, vivez dans votre amour.

– Vous me promettez toujours votre appui ?

– C'est convenu ; j'ai le plus grand désir de vous appeler mon frère.

– êtes-vous las de m'appeler votre ami ?

– Ma foi, oui : c'est trop peu.

– Merci.

Et tous deux se serrèrent la main et se séparèrent.

Un quart d'heure après, Roland était au Prytanée français, situé où est situé aujourd'hui le lycée Louis-le-Grand, c'est-à-dire vers le haut de la rue Saint-Jacques, derrière la Sorbonne.

Au premier mot que lui dit le directeur de l'établissement, Roland vit que son jeune frère avait été recommandé tout particulièrement.

On fit venir l'enfant.

édouard se jeta dans les bras de son grand frère avec cet élan d'adoration qu'il avait pour lui.

Roland, après les premiers embrassements, mit la conversation sur l'arrestation de la diligence.

Si madame de Montrevel n'avait rien dit, si lord Tanlay avait été sobre de détails, il n'en fut pas de même d'édouard.

Cette arrestation de diligence, c'était son Iliade à lui.

Il raconta la chose à Roland dans ses moindres détails, la connivence de Jérôme avec les bandits, les pistolets chargés, mais à poudre seulement, l'évanouissement de sa mère, les secours prodigués pendant cet évanouissement par ceux-là mêmes qui l'avaient causé, son nom de baptême connu des agresseurs, enfin le masque un instant tombé du visage de celui qui portait secours à madame de Montrevel, ce qui faisait que madame de Montrevel avait dû voir le visage de celui qui la secourait.

Roland s'arrêta surtout à ce dernier détail.

Puis vint, racontée par l'enfant, la relation de l'audience du premier consul, comment celui-ci l'avait embrassé, caressé, choyé, et enfin recommandé au directeur du Prytanée français.

Roland apprit de l'enfant tout ce qu'il en voulait savoir, et, comme il n'y a que cinq minutes de chemin de la rue Saint-Jacques au Luxembourg, il était au Luxembourg cinq minutes après.

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