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Chapitre XXXIV
La diplomatie de Georges Cadoudal

Le sentiment qu'éprouvait Roland en suivant Georges Cadoudal ressemblait à celui d'un homme à moitié éveillé qui se sent sous l'empire d'un rêve, et qui se rapproche peu à peu des limites qui séparent pour lui la nuit du jour : il cherche à se rendre compte s'il marche sur le terrain de la fiction ou sur celui de la réalité, et plus il creuse les ténèbres de son cerveau, plus il s'enfonce dans le doute.

Un homme existait pour lequel Roland avait un culte presque divin ; accoutumé à vivre dans l'atmosphère glorieuse qui enveloppait cet homme, habitué à voir les autres obéir à ses commandements et à y obéir lui-même avec une promptitude et une abnégation presque orientales, il lui semblait étonnant de rencontrer aux deux extrémités de la France deux pouvoirs organisés, ennemis du pouvoir de cet homme, et prêts à lutter contre ce pouvoir. Supposez un de ces Juifs de Judas Macchabée, adorateur de Jéhovah, l'ayant, depuis son enfance, entendu appeler le Roi des rois, le Dieu fort, le Dieu vengeur, le Dieu des armées, l'éternel, enfin, et se heurtant tout à coup au mystérieux Osiris des égyptiens ou au foudroyant Jupiter des Grecs.

Ses aventures à Avignon et à Bourg, avec Morgan et les compagnons de Jéhu, ses aventures au bourg de Muzillac et au village de la Trinité, avec Cadoudal et les Chouans, lui semblaient une initiation étrange à quelque religion inconnue ; mais, comme ces néophytes courageux qui risquent la mort pour connaître le secret de l'initiation, il était résolu d'aller jusqu'au bout.

D'ailleurs, il n'était pas sans une certaine admiration pour ces caractères exceptionnels ; ce n'était pas sans étonnement qu'il mesurait ces Titans révoltés, qui luttaient contre son Dieu, et il sentait bien que ce n'étaient point des hommes vulgaires, ceux-là qui poignardaient sir John à la Chartreuse de Seillon, et qui fusillaient l'évêque de Vannes au village de la Trinité.

Maintenant, qu'allait-il voir encore ? C'est ce qu'il ne tarderait pas à savoir ; on était en marche depuis cinq heures et demie, et le jour approchait.

Au-dessus du village de Tridon, on avait pris à travers champs ; puis, laissant Vannes à gauche, on avait gagné Tréfléon. à Tréfléon, Cadoudal, toujours suivi de son major général Branche-d'or, avait retrouvé Monte-à-l'assaut et Chante-en-hiver, leur avait donné des ordres, et avait continué sa route en appuyant à gauche et en gagnant la lisière du petit bois qui s'étend de Grandchamp à Larré.

Là, Cadoudal fit halte, imita trois fois de suite le houhoulement du hibou, et au bout d'un instant, se trouva entouré de ses trois cents hommes.

Une lueur grisâtre apparaissait du côté de Tréfléon et de Saint-Nolf ; c'étaient, non pas les premiers rayons du soleil, mais les premières lueurs du jour.

Une épaisse vapeur sortait de terre, et empêchait que l'on ne vît à cinquante pas devant soi.

Avant de se hasarder plus loin, Cadoudal semblait attendre des nouvelles.

Tout à coup, on entendit, à cinq cents pas à peu près, éclater le chant du coq.

Cadoudal dressa l'oreille ; ses hommes se regardèrent en riant.

Le chant retentit une seconde fois, mais plus rapproché.

– C'est lui, dit Cadoudal : répondez.

Le hurlement d'un chien se fit entendre à trois pas de Roland, imité avec une telle perfection, que le jeune homme, quoique prévenu, chercha des yeux l'animal qui poussait la plainte lugubre.

Presque au même instant, on vit se mouvoir au milieu du brouillard un homme qui s'avançait rapidement, et dont la forme se dessinait au fur et à mesure qu'il avançait.

Le survenant aperçut les deux cavaliers et se dirigea vers eux.

Cadoudal fit quelques pas en avant, tout en mettant un doigt sur sa bouche, pour inviter l'homme qui accourait à parler bas.

Celui-ci, en conséquence, ne s'arrêta que lorsqu'il fut près du général.

– Eh bien, Fleur-d'épine, demanda Georges, les tenons-nous ?

– Comme la souris dans la souricière, et pas un ne rentrera à Vannes, si vous le voulez.

– Je ne demande pas mieux. Combien sont-ils ?

– Cent hommes, commandés par le général en personne.

– Combien de chariots ?

– Dix-sept.

– Quant se mettent-ils en marche ?

– Ils doivent être à trois quarts de lieue d'ici.

– Quelle route suivent-ils ?

– Celle de Grandchamp à Vannes.

– De sorte qu'en m'étendant de Meucon à Plescop...

– Vous leur barrez le chemin.

– C'est tout ce qu'il faut.

Cadoudal appela à lui ses quatre lieutenants : Chante-en-hiver, Monte-à-l'assaut, Fend-l'air et la Giberne.

Puis, quand ils furent près de lui, il donna à chacun ses hommes.

Chacun fit entendre à son tour le cri de la chouette et disparut avec cinquante hommes.

Le brouillard continuait d'être si épais, que les cinquante hommes formant chacun de ces groupes, en s'éloignant de cent pas, disparaissaient comme des ombres.

Cadoudal restait avec une centaine d'hommes, Branche-d'or et Fleur-d'épine.

Il revint près de Roland.

– Eh bien, général, lui demanda celui-ci, tout va-t-il selon vos désirs ?

– Mais, oui, à peu près, colonel, répondit le Chouan ; et, dans une demi-heure, vous allez en juger par vous-même.

– Il sera difficile de juger quelque chose avec ce brouillard-là.

Cadoudal jeta les yeux autour de lui.

– Dans une demi-heure, dit-il, il sera dissipé. Voulez-vous utiliser cette demi-heure en mangeant un morceau et en buvant un coup ?

– Ma foi, dit le jeune homme, j'avoue que la marche m'a creusé.

– Et moi, dit Georges, j'ai l'habitude, avant de me battre, de déjeuner du mieux que je puis.

– Vous allez donc vous battre ?

– Je le crois.

– Contre qui ?

– Mais contre les républicains, et, comme nous avons affaire au général Natry en personne, je doute qu'il se rende sans faire résistance.

– Et les républicains savent-ils qu'ils vont se battre contre vous ?

– Ils ne s'en doutent pas.

– De sorte que c'est une surprise ?

– Pas tout à fait, attendu que le brouillard se lèvera et qu'ils nous verront à ce moment comme nous les verrons eux-mêmes.

Alors, se retournant vers celui qui paraissait chargé du département des vivres :

– Brise-Bleu, demanda Cadoudal, as-tu de quoi nous donner, à déjeuner ?

Brise-Bleu fit un signe affirmatif, entra dans le bois et en sortit traînant un âne chargé de deux paniers.

En un instant un manteau fut étendu sur une butte de terre, et, sur le manteau, un poulet rôti, un morceau de petit salé froid, du pain et des galettes de sarrasin furent étalés.

Cette fois, Brise-Bleu y avait mis du luxe : il s'était procuré une bouteille de vin et un verre.

Cadoudal montra à Roland la table mise et le repas improvisé.

Roland sauta à bas de son cheval et remit la bride à un Chouan.

Cadoudal l'imita.

– Maintenant, dit celui-ci en se tournant vers ses hommes, vous avez une demi-heure pour en faire autant que nous ; ceux qui n'auront pas déjeuné dans une demi-heure, sont prévenus qu'ils se battront le ventre vide.

L'invitation semblait équivaloir à un ordre, tant elle fut exécutée avec promptitude et précision. Chacun tira un morceau de pain ou une galette de sarrasin de son sac ou de sa poche, et imita l'exemple de son général, qui avait déjà écartelé le poulet à son profit et à celui de Roland.

Comme il n'avait qu'un verre, tout deux burent dans le même.

Pendant qu'ils déjeunaient côte à côte, pareils à deux amis qui font une halte de chasse, le jour se levait, et, comme l'avait prédit Cadoudal, le brouillard devenait de moins en moins intense.

Bientôt on commença à apercevoir les arbres les plus proches, puis on distingua la ligne du bois s'étendant à droite de Meucon à Grandchamp, tandis qu'à gauche, la plaine de Plescop, coupée par un ruisseau, allait en s'abaissant jusqu'à Vannes.

On y sentait cette déclivité naturelle à la terre au fur et à mesure qu'elle approche de l'Océan.

Sur la route de Grandchamp à Plescop, on distingua bientôt une ligne de chariots dont la queue se perdait dans le bois.

Cette ligne de chariots était immobile ; il était facile de comprendre qu'un obstacle imprévu l'arrêtait dans sa course.

En effet, à un demi-quart de lieue en avant du premier chariot, on pouvait distinguer les deux cents hommes de Monte-à-l'assaut, de Chante-en-hiver, de Fend-l'air et de la Giberne qui barraient le chemin.

Les républicains, inférieurs en nombre – nous avons dit qu'ils n'étaient que cent – avaient fait halte, et attendaient l'évaporation entière du brouillard pour s'assurer du nombre de leurs ennemis et des gens à qui ils avaient affaire.

Hommes et chariots étaient dans un triangle dont Cadoudal et ses cent hommes formaient une des extrémités.

à la vue de ce petit nombre d'hommes enveloppés par des forces triples, à l'aspect de cet uniforme dont la couleur avait fait donner le nom de bleus aux républicains, Roland se leva vivement.

Quant à Cadoudal, il resta nonchalamment étendu, achevant son repas.

Des cent hommes qui entouraient le général, pas un ne semblait préoccupé du spectacle qu'il avait sous les yeux ; on eût dit qu'ils attendaient l'ordre de Cadoudal pour y faire attention.

Roland n'eut besoin de jeter qu'un seul coup d'œil sur les républicains pour voir qu'ils étaient perdus.

Cadoudal suivait sur le visage du jeune homme les divers sentiments qui s'y succédaient.

– Eh bien, lui demanda le Chouan après un moment de silence, trouvez-vous mes dispositions bien prises, colonel ?

– Vous pourriez même dire vos précautions, général, répondit Roland avec un sourire railleur.

– N'est-ce point l'habitude du premier consul, demanda Cadoudal, de prendre ses avantages quand il les trouve ?

Roland se mordit les lèvres, et, au lieu de répondre à la question du chef royaliste :

– Général, dit-il, j'ai à vous demander une faveur que vous ne me refuserez pas, je l'espère.

– Laquelle ?

– C'est la permission d'aller me faire tuer avec mes compagnons.

Cadoudal se leva.

– Je m'attendais à cette demande, dit-il.

– Alors, vous me l'accordez, dit Roland, dont les yeux étincelaient de joie.

– Oui ; mais j'ai auparavant un service à réclamer de vous, dit le chef royaliste avec une suprême dignité.

– Dites, monsieur.

– C'est d'être mon parlementaire près du général Hatry.

– Dans quel but ?

– J'ai plusieurs propositions à lui faire avant de commencer le combat.

– Je présume que, parmi ces propositions dont vous voulez me faire l'honneur de me charger, vous ne comptez pas celle de mettre bas les armes ?

– Vous comprenez, au contraire, colonel, que celle-là vient en tête des autres.

– Le général Hatry refusera.

– C'est probable.

– Et alors ?

– Alors, je lui laisserai le choix entre deux autres propositions qu'il pourra accepter, je crois, sans forfaire à l'honneur.

– Lesquelles ?

– Je vous les dirai en temps et lieu ; commencez par la première.

– Formulez-la.

– Voici. Le général Hatry et ses cent hommes sont entourés par des forces triples : je leur offre la vie sauve ; mais ils déposeront leurs armes, et feront serment de ne pas servir à nouveau, de cinq ans, dans la Vendée.

Roland secoua la tête.

– Cela vaudrait mieux cependant que de faire écraser ses hommes ?

– Soit ; mais il aimera mieux les faire écraser et se faire écraser avec eux.

– Ne croyez-vous point, en tout cas, dit en riant Cadoudal, qu'il serait bon, avant tout, de le lui demander ?

– C'est juste, dit Roland.

– Eh bien, colonel, ayez la bonté de monter à cheval, de vous faire reconnaître par le général et de lui transmettre ma proposition.

– Soit, dit Roland.

– Le cheval du colonel, dit Cadoudal en faisant signe au Chouan qui le gardait.

Un amena le cheval à Roland.

Le jeune homme sauta dessus, et on le vit traverser rapidement l'espace qui le séparait du convoi arrêté.

Un groupe s'était formé sur les flancs de ce convoi : il était évident qu'il se composait du général Hatry et de ses officiers.

Roland se dirigea vers ce groupe, éloigné des Chouans de trois portées de fusil à peine.

L'étonnement fut grand, de la part du général Hatry, quand il vit venir à lui un officier portant l'uniforme de colonel républicain.

Il sortit du groupe, et fit trois pas au-devant du messager.

Roland se fit reconnaître, raconta comment il se trouvait parmi les blancs, et transmit la proposition de Cadoudal au général Hatry.

Comme l'avait prévu le jeune homme, celui-ci refusa.

Roland revint vers Cadoudal, le cœur joyeux et fier.

– Il refuse ! cria-t-il d'aussi loin que sa voix put se faire entendre.

Cadoudal fit un signe de tête annonçant qu'il n'était aucunement étonné de ce refus.

– Eh bien, dans ce cas, dit-il, portez-lui ma seconde proposition ; je ne veux avoir rien à me reprocher, ayant à répondre à un juge d'honneur comme vous.

Roland s'inclina.

– Voyons la seconde proposition ? dit-il

– La voici : le général Hatry viendra au-devant de moi, dans l'espace qui est libre entre nos deux troupes ; il aura les mêmes armes que moi : c'est-à-dire son sabre et deux pistolets, et la question se décidera entre nous deux ; si je le tue, ses hommes se soumettront aux conditions que j'ai dites, car, des prisonniers, nous n'en pouvons pas faire ; s'il me tue, ses hommes passeront librement et gagneront Vannes sans être inquiétés. Ah ! j'espère que voilà une proposition que vous accepteriez, colonel !

– Aussi, je l'accepte pour moi, dit Roland.

– Oui, fit Cadoudal ; mais vous n'êtes pas le général Hatry ; contentez-vous donc, pour le moment, d'être son parlementaire, et, si cette proposition, qu'à sa place je ne laisserais pas échapper, ne lui agrée pas encore, eh bien, je suis bon prince ! vous reviendrez, et je lui en ferai une troisième.

Roland s'éloigna une seconde fois ; il était attendu du côté des républicains avec une visible impatience.

Il transmit son message au général Hatry.

– Citoyen, répondit le général, je dois compte de ma conduite au premier consul, vous êtes son aide de camp, et c'est vous que je charge, à votre retour à Paris, de témoigner pour moi auprès de lui. Que feriez-vous à ma place ? Ce que vous feriez, je le ferai.

Roland tressaillit ; sa figure prit l'expression grave de l'homme qui discute avec lui-même une question d'honneur.

Puis, au bout de quelques secondes :

– Général, dit-il, je refuserais.

– Vos raisons, citoyen ? demanda le général.

– C'est que les chances d'un duel sont aléatoires : c'est que vous ne pouvez soumettre la destinée de cent braves à ces chances ; c'est que, dans une affaire comme celle-ci, où chacun est engagé pour son compte, c'est à chacun à défendre sa peau de son mieux.

– C'est votre avis, colonel ?

– Sur mon honneur !

– C'est aussi le mien ; portez ma réponse au général royaliste.

Roland revint au galop vers Cadoudal, et lui transmit la réponse du général Hatry.

Cadoudal sourit.

– Je m'en doutais, dit-il.

– Vous ne pouviez pas vous en douter, puisque ce conseil, c'est moi qui le lui ai donné.

– Vous étiez cependant d'un avis contraire ; tout à l'heure ?

– Oui ; mais vous-même m'avez fait observer que je n'étais pas le général Hatry... Voyons donc votre troisième proposition ? demanda Roland avec impatience ; car il commençait à s'apercevoir, ou plutôt il s'apercevait depuis le commencement, que le général royaliste avait le beau rôle.

– Ma troisième proposition, dit Cadoudal, n'est point une proposition ; c'est un ordre : l'ordre que je donne à deux cents de mes hommes de se retirer. Le général Hatry a cent hommes, j'en garde cent ; mes aïeux les Bretons ont été habitués à se battre pied contre pied, poitrine contre poitrine, homme contre homme, et plutôt un contre trois que trois contre un ; si le général Hatry est vainqueur, il passera sur nos corps et rentrera tranquillement à Vannes ; s'il est vaincu, il ne dira point qu'il l'a été par le nombre... Allez, monsieur de Montrevel, et restez avec vos amis ; je leur donne l'avantage du nombre à leur tour : vous valez dix hommes à vous seul.

Roland leva son chapeau.

– Que faites-vous, monsieur ? demanda Cadoudal.

– J'ai l'habitude de saluer tout ce qui me paraît grand, monsieur, et je vous salue...

– Allons, colonel, dit Cadoudal, un dernier verre de vin ! chacun de nous le boira à ce qu'il aime, à ce qu'il regrette de quitter sur la terre, à ce qu'il espère revoir au ciel.

Puis, prenant la bouteille et le verre unique, il l'emplit à moitié et le présenta à Roland.

– Nous n'avons qu'un verre, monsieur de Montrevel, buvez le premier.

– Pourquoi le premier ?

– Parce que, d'abord, vous êtes mon hôte ; ensuite, parce qu'il y a un proverbe qui dit que quiconque boit après un autre sait sa pensée.

Puis, il ajouta en riant :

– Je veux savoir votre pensée, monsieur de Montrevel.

Roland vida le verre, et rendit le verre vide à Cadoudal.

Cadoudal, comme il l'avait fait pour Roland, l'emplit à moitié, et le vida à son tour.

– Eh bien, maintenant, demanda Roland, savez-vous ma pensée, général ?

– Non, répondit celui-ci, le proverbe est faux.

– Eh bien, dit Roland avec sa franchise habituelle, ma pensée est que vous êtes un brave général, et je serai honoré qu'au moment de combattre l'un contre l'autre, vous vouliez bien me donner la main.

Les deux jeunes gens se tendirent et se serrèrent la main plutôt comme deux amis qui se quittent pour une longue absence, que comme deux ennemis qui vont se retrouver sur un champ de bataille.

Il y avait une grandeur simple et cependant pleine de majesté dans ce qui venait de se passer.

Chacun d'eux leva son chapeau.

– Bonne chance ! dit Roland à Cadoudal ; mais permettez-moi de douter que mon souhait se réalise. Je dois vous avouer, il est vrai, que je le fais des lèvres et non du cœur.

– Dieu vous garde, monsieur ! dit Cadoudal à Roland, et j'espère que mon souhait, à moi, se réalisera, car il est l'expression complète de ma pensée.

– Quel sera le signal annonçant que vous êtes prêt ? demanda Roland.

– Un coup de fusil tiré en l'air et auquel vous répondrez par un coup de fusil de votre côté.

– C'est bien, général, répondit Roland.

Et, mettant son cheval au galop, il franchit, pour la troisième fois, l'espace qui se trouvait entre le général royaliste et le général républicain.

Alors, étendant la main vers Roland :

– Mes amis, dit Cadoudal, vous voyez ce jeune homme ?

Tous les regards se dirigèrent vers Roland, toutes les bouches murmurèrent le mot oui.

– Eh bien, il nous est recommandé par nos frères du midi ; que sa vie vous soit sacrée ; on peut le prendre, mais vivant et sans qu'il tombe un cheveu de sa tête.

– C'est bien, général, répondirent les Chouans.

– Et, maintenant, mes amis, souvenez-vous que vous êtes les fils de ces trente Bretons qui combattirent trente Anglais entre Ploermel et Josselin, à dix lieues d'ici, et qui furent vainqueurs.

Puis, avec un soupir et à demi-voix :

– Par malheur, ajouta-t-il, nous n'avons point, cette fois, affaire à des Anglais.

Le brouillard s'était dissipé tout à fait, et, comme il arrive presque toujours en ce cas, quelques rayons d'un soleil d'hiver marbraient d'une teinte jaunâtre la plaine de Plescop.

On pouvait donc distinguer tous les mouvements qui se faisaient dans les deux troupes.

En même temps que Roland retournait vers les républicains, Branche-d'or partait au galop, se dirigeant vers ses deux cents hommes qui leur coupaient la route.

à peine Branche-d'or eut-il parlé aux quatre lieutenants de Cadoudal, que l'on vit cent hommes se séparer et faire demi-tour à droite, et cent autres nommés, par un mouvement opposé, faire demi-tour à gauche.

Les deux troupes s'éloignèrent chacune dans sa direction : l'une marchant sur Plumergat, l'autre marchant sur Saint-Avé, et laissant la route libre.

Chacune fit halte à un quart de lieue de la route, mit la crosse du fusil à terre et se tint immobile.

Branche-d'or revint vers Cadoudal.

– Avez-vous des ordres particuliers à me donner, général ? dit-il.

– Un seul, répondit Cadoudal ; prends huit hommes et suis-moi ; quand tu verras le jeune républicain avec lequel j'ai déjeuné tomber sous son cheval, tu te jetteras sur lui, toi et tes huit hommes, avant qu'il ait eu le temps de se dégager, et tu le feras prisonnier.

– Oui, général.

– Tu sais que je veux le retrouver sain et sauf.

– C'est convenu, général.

– Choisis tes huit hommes ; M. de Montrevel prisonnier et sa parole donnée, vous pouvez agir à votre volonté.

– Et s'il ne veut pas donner sa parole ?

– Vous l'envelopperez de manière à ce qu'il ne puisse fuir, et vous le garderez jusqu'à la fin du combat.

– Soit ! dit Branche-d'or en poussant un soupir ; seulement, ce sera un peu triste de se tenir les bras croisés tandis que les autres s'égayeront.

– Bah ! qui sait ? dit Cadoudal, il y en aura probablement pour tout le monde.

Puis, jetant un regard sur la plaine, voyant ses hommes à l'écart et les républicains massés en bataille :

– Un fusil ! dit-il.

On lui apporta un fusil.

Cadoudal le leva au-dessus de sa tête et lâcha le coup en l'air.

Presque au même instant, un coup de feu lâché dans les mêmes conditions, au milieu des républicains, répondit comme un écho au coup de Cadoudal.

On entendit, deux tambours qui battaient la charge ; un clairon les accompagnait.

Cadoudal se dressa sur ses étriers.

– Enfants ! demanda-t-il, tout le monde a-t-il fait sa prière du matin ?

– Oui ! oui ! répondit la presque totalité des voix.

– Si quelqu'un d'entre vous avait oublié ou n'avait pas eu le temps de la faire, qu'il la fasse.

Cinq ou six paysans se mirent aussitôt à genoux et prièrent.

On entendit les tambours et le clairon qui se rapprochaient.

– Général ! général ! dirent plusieurs voix avec impatience, vous voyez qu'ils approchent.

Le général montra d'un geste les Chouans agenouillés.

– C'est juste, dirent les impatients.

Ceux qui priaient se relevèrent tour à tour, selon que leur prière avait été plus ou moins longue.

Lorsque le dernier fut debout, les républicains avaient déjà franchi à peu près le tiers de la distance.

Ils marchaient, la baïonnette en avant, sur trois rangs, chaque rang ayant trois hommes d'épaisseur.

Roland marchait en tête du premier rang ; le général Hatry entre le premier et le second.

Ils étaient tous deux faciles à reconnaître, étant les seuls qui fussent à cheval.

Parmi les Chouans, Cadoudal était le seul cavalier.

Branche-d'or avait mis pied à terre en prenant le commandement des huit hommes qui devaient suivre Georges.

– Général, dit une voix, la prière est faite et tout le monde est debout.
Cadoudal s'assura que la chose était vraie.

Puis, d'une voix forte :

– Allons ! cria-t-il, égayez-vous, mes gars !

Cette permission, qui, pour les Chouans et les Vendéens, équivalait à la charge battue ou sonnée, était à peine donnée, que les Chouans se répandirent dans la plaine aux cris de « Vive le roi ! » en agitant leur chapeau d'une main et leur fusil de l'autre.

Seulement, au lieu de rester serrés comme les républicains, ils s'éparpillèrent en tirailleurs, prenant la forme d'un immense croissant dont Georges et son cheval étaient le centre.

En un instant les républicains furent débordés, et la fusillade commença à pétiller.

Presque tous les hommes de Cadoudal étaient des braconniers, c'est-à-dire d'excellents tireurs armés de carabines anglaises d'une portée double des fusils de munition.

Quoique ceux qui avaient tiré les premiers coups eussent paru être hors de portée, quelques messagers de mort n'en pénétrèrent pas moins dans les rangs des républicains, et trois ou quatre hommes tombèrent.

– En avant ! cria le général.

Les soldats continuèrent de marcher à la baïonnette.

Mais, en quelques secondes, ils n'eurent plus rien devant eux.

Les cent hommes de Cadoudal étaient devenus des tirailleurs, et avaient disparu comme troupe.

Cinquante hommes s'étaient répandus sur chaque aile.

Le général Hatry ordonna face à droite et face à gauche.

Puis, on entendit retentir le commandement :

– Feu !

Deux décharges s'accomplirent avec l'ensemble et la régularité d'une troupe parfaitement exercée ; mais elles furent presque sans résultat, les républicains tirant sur des hommes isolés.

Il n'en était point ainsi des Chouans qui tiraient sur une masse ; de leur part, chaque coup portait.

Roland vit le désavantage de la position.

Il regarda tout autour de lui, et, au milieu de la fumée, distingua Cadoudal, debout et immobile comme une statue équestre.

Il comprit que le chef royaliste l'attendait.

Il jeta un cri et piqua droit à lui.

De son côté, pour lui épargner une partie du chemin, Cadoudal mit son cheval au galop.

Mais, à cent pas de Roland, il s'arrêta.

– Attention ! dit-il à Branche-d'or et à ses hommes.

– Soyez tranquille, général ; on est là, dit Branche-d'or.

Cadoudal tira un pistolet de ses fontes et l'arma.

Roland avait mis le sabre à la main et chargeait couché sur le cou de son cheval.

Lorsqu'il ne fut plus qu'à vingt pas de lui, Cadoudal leva lentement la main dans la direction de Roland.

à dix pas, il fit feu.

Le cheval que montait Roland avait une étoile blanche au milieu du front.

La balle frappa au milieu de l'étoile.

Le cheval, mortellement blessé, vint rouler avec son cavalier aux pieds de Cadoudal.

Cadoudal mit les éperons au ventre de sa propre monture, et sauta par-dessus cheval et cavalier.

Branche-d'or et ses hommes se tenaient prêts. Ils bondirent comme une troupe de jaguars sur Roland, engagé sous le corps de son cheval.

Le jeune homme lâcha son sabre et voulut saisir ses pistolets ; mais, avant qu'il eût mis la main à ses fontes, deux hommes s'étaient emparés de chacun de ses bras, tandis que les quatre autres lui tiraient le cheval d'entre les jambes.

La chose s'était faite avec un tel ensemble, qu'il était facile de voir que c'était une manœuvre combinée d'avance.

Roland rugissait de rage.

Branche-d'or s'approcha de lui et mit le chapeau à la main.

– Je ne me rends pas ! cria Roland.

– Il est inutile que vous vous rendiez, monsieur de Montrevel, répondit Branche-d'or avec la plus grande politesse.

– Et pourquoi cela ? demanda Roland épuisant ses forces dans une lutte aussi désespérée qu'inutile.

– Parce que vous êtes pris, monsieur.

La chose était si parfaitement vraie, qu'il n'y avait rien à répondre.

– Eh bien, alors, tuez-moi ! s'écria Roland.

– Nous ne voulons pas vous tuer, monsieur, répliqua Branche-d'or.

– Alors, que voulez-vous ?

– Que vous nous donniez votre parole de ne plus prendre part au combat ; à ce prix, nous vous lâchons, et vous êtes libre.

– Jamais ! dit Roland.

– Excusez-moi, monsieur de Montrevel, dit Branche-d'or, mais ce que vous faites là n'est pas loyal.

– Comment ! s'écria Roland au comble de la rage, pas loyal ? Tu m'insultes, misérable, parce que tu sais que je ne puis ni me défendre, ni te punir.

– Je ne suis pas un misérable et je ne vous insulte pas, monsieur de Montrevel ; seulement, je dis qu'en ne donnant pas votre parole, vous privez le général du secours de neuf hommes qui peuvent lui être utiles et qui vont être forcés de rester ici pour vous garder ; ce n'est pas comme cela qu'a agi la grosse tête ronde vis-à-vis de vous ; il avait deux cents hommes de plus que vous, et il les a renvoyés ; maintenant, nous ne sommes plus que quatre-vingt-onze contre cent.

Une flamme passa sur le visage de Roland ; puis presque aussitôt il devint pâle comme la mort.

– Tu as raison, Branche-d'or, lui répondit-il, secouru ou non secouru, je me rends ; tu peux aller te battre avec tes compagnons.

Les Chouans jetèrent un cri de joie, lâchèrent Roland, et se précipitèrent vers les républicains en agitant leurs chapeaux et leurs fusils et en écriant :

– Vive le roi !

Roland, libre de leur étreinte, mais désarmé matériellement par sa chute, moralement par sa parole, alla s'asseoir sur la petite éminence encore couverte du manteau qui avait servi de nappe pour le déjeuner.

De là, il dominait tout le combat et n'en perdait pas un détail.

Cadoudal était debout sur son cheval au milieu du feu et de la fumée, pareil au démon de la guerre, invulnérable et acharné comme lui.

çà et là, on voyait les cadavres d'une douzaine de Chouans éparpillés sur le sol.

Mais il était évident que les républicains, toujours serrés en masse, avaient déjà perdu plus du double.

Des blessés se traînaient dans l'espace vide, se joignaient, se redressaient comme des serpents brisés et luttaient, les républicains avec leurs baïonnettes, et les Chouans avec leurs couteaux.

Ceux des Chouans qui, blessés, étaient trop loin pour se battre corps à corps avec des blessés comme eux, rechargeaient leurs fusils, se relevaient sur un genou, faisaient feu et retombaient.

Des deux côtés, la lutte était impitoyable, incessante, acharnée ; on sentait que la guerre civile, c'est-à-dire la guerre sans merci, sans pitié, secouait sa torche au-dessus du champ de bataille.

Cadoudal tournait, sur son cheval, tout autour de la redoute vivante, faisait feu à vingt pas, tantôt de ses pistolets, tantôt d'un fusil à deux coups qu'il jetait après l'avoir déchargé et qu'il reprenait tout chargé en repassant.

à chacun de ses coups, un homme tombait.

à la troisième fois qu'il renouvelait cette manœuvre, un feu de peloton l'accueillit ; le général Hatry lui en faisait les honneurs pour lui tout seul.
Il disparut dans la flamme et dans la fumée, et Roland le vit s'affaisser, lui et son cheval, comme s'ils eussent été foudroyés tous deux.

Dix ou douze républicains s'élancèrent hors des rangs contre autant de Chouans.

Ce fut une lutte terrible, corps à corps, dans laquelle les Chouans, avec leurs couteaux, devaient avoir l'avantage.

Tout à coup, Cadoudal se retrouva debout, un pistolet de chaque main ; c'était la mort de deux hommes : deux hommes tombèrent.

Puis, par la brèche de ces dix ou douze hommes, il se précipita avec trente.

Il avait ramassé un fusil de munition, il s'en servait comme d'une massue et à chaque coup abattait un homme.

Il troua le bataillon et reparut de l'autre côté.

Puis, comme un sanglier qui revient sur un chasseur culbuté et qui lui fouille les entrailles, il rentra dans la blessure béante en l'élargissant.

Dès lors, tout fut fini.

Le général Hatry rallia à lui une vingtaine d'hommes, et, la baïonnette en avant, fonça sur le cercle qui l'enveloppait ; il marchait à pied à la tête de ses vingt soldats ; son cheval avait été éventré.

Dix hommes tombèrent avant d'avoir rompu ce cercle.

Le général se trouva de l'autre côté du cercle.

Les Chouans voulurent le poursuivre.

Mais Cadoudal, d'une voix de tonnerre :

– Il ne fallait pas le laisser passer, cria-t-il : mais, du moment où il a passé, qu'il se retire librement.

Les Chouans obéirent avec la religion qu'ils avaient pour les paroles de leur chef.

– Et maintenant, cria Cadoudal, que le feu cesse ; plus de morts : des prisonniers.

Les Chouans se resserrèrent, enveloppant le monceau de morts et les quelques vivants plus ou moins blessés qui s'agitaient au milieu des cadavres.

Se rendre, c'était encore combattre dans cette guerre, où, de part et d'autre, on fusillait les prisonniers : d'un côté, parce qu'on regardait Chouans et Vendéens comme des brigands ; de l'autre côté, parce qu'on ne savait où les mettre.

Les républicains jetèrent loin d'eux leurs fusils pour ne pas les rendre.

Lorsqu'on s'approcha d'eux, tous avaient la giberne ouverte.

Ils avaient brûlé jusqu'à leur dernière cartouche.

Cadoudal s'achemina vers Roland.

Pendant toute cette lutte suprême, le jeune homme était resté assis, et, les yeux fixés sur le combat, les cheveux mouillés de sueur, la poitrine haletante, il avait attendu.

Puis, quand il avait vu venir la fortune contraire, il avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et était demeuré le front courbé vers la terre.

Cadoudal arriva jusqu'à lui sans qu'il parut entendre le bruit de ses pas ; il lui toucha l'épaule : le jeune homme releva lentement la tête sans essayer de cacher deux larmes qui roulaient sur ses joues.

– Général ! dit Roland, disposez de moi, je suis votre prisonnier.

– On ne fait pas prisonnier un ambassadeur du premier consul, répondit Cadoudal en riant, mais on le prie de rendre un service.

– Ordonnez, général !

– Je manque d‘ambulance pour les blessés, je manque de prison pour les prisonniers ; chargez-vous de ramener à Vannes les soldats républicains prisonniers ou blessés.

– Comment, général ? s'écria Roland.

– C'est à vous que je les donne, ou plutôt à vous que je les confie ; je regrette que votre cheval soit mort, je regrette que le mien ait été tué ; mais il vous reste celui de Branche-d'or, acceptez-le.

Le jeune homme fit un mouvement.

– Jusqu'à ce que vous ayez pu vous en procurer un autre, bien entendu, fit Cadoudal en s'inclinant.

Roland comprit qu'il fallait être, par la simplicité du moins, à la hauteur de celui auquel il avait affaire.

– Vous reverrai-je, général ? demanda-t-il en se levant.

– J'en doute, monsieur ; mes opérations m'appellent sur la côte de Port-Louis, votre devoir vous appelle au Luxembourg.

– Que dirai-je au premier consul, général ?

– Ce que vous avec vu, monsieur ; il jugera entre la diplomatie de l'abbé Bernier et celle de Georges Cadoudal.

– D'après ce que j'ai vu, monsieur, je doute que vous ayez jamais besoin de moi, dit Roland, mais, en tout cas, souvenez-vous que vous avez un ami près du premier consul.

Et il tendit la main à Cadoudal.

Le chef royaliste la lui prit avec la même franchise et le même abandon qu'il l'avait fait avant le combat.

– Adieu, monsieur de Montrevel, lui dit-il, je n'ai point à vous recommander, n'est-ce pas, de justifier le général Hatry ? Une semblable défaite est aussi glorieuse qu'une victoire.

Pendant ce temps, on avait amené au colonel républicain le cheval de Branche-d'or.

Il sauta en selle.

– à propos, lui dit Cadoudal, informez-vous un peu, en passant à la Roche-Bernard, de ce qu'est devenu le citoyen Thomas Millière.

– Il est mort, répondit une voix.

Cœur-de-Roi et ses quatre hommes, couverts de sueur et de boue, venaient d'arriver, mais trop tard pour prendre part à la bataille.

Roland promena un dernier regard sur le champ de bataille, poussa un soupir, et, jetant un adieu à Cadoudal, partit au galop, et à travers champs, pour aller attendre sur la route de Vannes la charrette de blessés et de prisonniers qu'il était chargé de reconduire au général Hatry. Cadoudal avait fait donner un écu de six livres à chaque homme.

Roland ne put s'empêcher de penser que c'était avec l'argent du Directoire, acheminé vers l'ouest par Morgan et ses compagnons, que le chef royaliste faisait ses libéralités.

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