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Chapitre XXXIII
La peine du talion

– Maintenant, général, dit Roland lorsque le souper fut fini, et que les deux jeunes gens, les coudes sur la table, allongés devant un grand feu ; commencèrent d'éprouver ce bien-être, suite ordinaire d'un repas dont l'appétit et la jeunesse ont été l'assaisonnement ; maintenant, vous m'avez promis de me faire voir des choses que je puisse reporter au premier consul.

– Et vous avez promis, vous, de ne pas vous y opposer ?

– Oui ; mais je me réserve, si ce que vous me ferez voir heurtait trop ma conscience, de me retirer.

– On n'aura que la selle à jeter sur le dos de votre cheval, colonel, ou, sur le dos du mien dans le cas où le vôtre serait trop fatigué, et vous êtes libre.

– Très bien.

– Justement, dit Cadoudal, les événements vous servent ; je suis ici non seulement général, mais encore haut justicier, et il y a longtemps que j'ai une justice à faire. Vous m'avez dit, colonel, que le général Brune était à Nantes : je le savais ; vous m'avez dit que son avant-garde était à quatre lieues d'ici, à la Roche-Bernard, je le savais encore ; mais une chose que vous ne savez peut-être pas, c'est que cette avant-garde n'est pas commandée par un soldat comme vous et moi : elle est commandée par le citoyen Millière, commissaire du pouvoir exécutif. Une autre chose, que vous ignorez peut-être, c'est que le citoyen Thomas Millière ne se bat point comme nous, avec des canons, des fusils, des baïonnettes, des pistolets et des sabres, mais avec un instrument inventé par un de vos philanthropes républicains et qu'on appelle la guillotine.
– Il est impossible, monsieur, s'écria Roland, que, sous le premier consul, on fasse cette sorte de guerre.

– Ah ! entendons-nous bien, colonel ; je ne vous dis pas que c'est le premier consul qui la fait, je vous dis qu'elle se fait en son nom.

– Et quel est le misérable qui abuse ainsi de l'autorité qui lui est confiée pour faire la guerre avec un état-major de bourreaux ?

– Je vous l'ai dit, il s'appelle le citoyen Thomas Millière ; informez-vous, colonel, et, dans toute la Vendée et dans toute la Bretagne, il n'y aura qu'une seule voix sur cet homme. Depuis le jour du premier soulèvement vendéen et breton, c'est-à-dire depuis six ans, ce Millière a été toujours et partout un des agents les plus actifs de la Terreur ; pour lui, la Terreur n'a point fini avec Robespierre. Dénonçant aux autorités supérieures ou se faisant dénoncer à lui-même les soldats bretons ou vendéens, leurs parents, leurs amis, leurs frères, leurs sœurs, leurs femmes, leurs filles, jusqu'aux blessés, jusqu'aux mourants, il ordonnait de tout fusiller, de tout guillotiner sans jugement. à Daumeray, par exemple, il a laissé une trace de sang, qui n'est point encore effacée, qui ne s'effacera jamais ; plus de quatre-vingts habitants ont été égorgés sous ses yeux ; des fils ont été frappés dans les bras de leurs mères, qui jusqu'ici ont vainement, pour demander vengeance, levé leurs bras sanglants au ciel. Les pacifications successives de la Vendée ou de la Bretagne n'ont point calmé cette soif de meurtre qui brûle ses entrailles. En 1800, il est le même qu'en 1793. Eh bien, cet homme...

Roland regarda le général.

– Cet homme, continua Georges avec le plus grand calme, voyant que la société ne le condamnait pas, je l'ai condamné, moi ; cet homme va mourir.

– Comment ! il va mourir, à la Roche-Bernard, au milieu des républicains, malgré sa garde d'assassins, malgré son escorte de bourreaux ?

– Son heure a sonné, il va mourir.

Cadoudal prononça ces paroles avec une telle solennité, que pas un doute ne demeura dans l'esprit de Roland, non seulement sur l'arrêt prononcé, mais encore sur l'exécution de cet arrêt.

Il demeura pensif un instant.

– Et vous vous croyez le droit de juger et de condamner cet homme, tout coupable qu'il est ?

– Oui ; car cet homme a jugé et condamné, non pas des coupables, mais des innocents.

– Si je vous disais : à mon retour à Paris, je demanderai la mise en accusation et le jugement de cet homme, n'auriez-vous pas foi en ma parole ?

– J'aurais foi en votre parole ; mais je vous dirais : une bête enragée se sauve de sa cage, un meurtrier se sauve de sa prison ; les hommes sont des hommes sujets à l'erreur. Ils ont parfois condamné des innocents, ils peuvent épargner un coupable. Ma justice est plus sûre que la vôtre, colonel, car c'est la justice de Dieu. Cet homme mourra.

– Et de quel droit dites-vous que votre justice, à vous, homme soumis à l'erreur comme les autres hommes, est la justice de Dieu ?

– Parce que j'ai mis Dieu de moitié dans mon jugement. Oh ! ce n'est pas d'hier qu'il est jugé.

– Comment cela ?

– Au milieu d'un orage où la foudre grondait sans interruption, où l'éclair brillait de minute en minute, j'ai levé les bras au ciel et j'ai dit à Dieu : « Mon Dieu ! toi dont cet éclair est le regard, toi dont ce tonnerre est la voix, si cet homme doit mourir, éteins pendant dix minutes ton tonnerre et tes éclairs ; le silence des airs et l'obscurité du ciel seront ta réponse ! » et, ma montre à la main, j'ai compté onze minutes sans éclairs et sans tonnerre... J'ai vu à la pointe du grand mont, par une tempête terrible, une barque montée par un seul homme et qui menaçait à chaque instant d'être submergée ; une lame l'enleva comme le souffle d'un enfant enlève une plume, et la laissa retomber sur un rocher. La barque vola en morceaux, l'homme se cramponna au rocher ; tout le monde s'écria : « Cet homme est perdu ! » Son père était là, ses deux frères étaient là et ni frères ni père n'osaient lui porter secours. Je levai les bras au Seigneur et je dis : « Si Millière est condamné, mon Dieu, par vous comme par moi, je sauverai cet homme, et sans autre secours que vous, je me sauverai moi-même. » Je me déshabillai, je nouai le bout d'une corde autour de mon bras, et je nageai jusqu'au rocher. On eût dit que la mer s'aplanissait sous ma poitrine ; j'atteignis l'homme. Son père et ses frères tenaient l'autre bout de la corde. Il gagna le rivage. Je pouvais y revenir comme lui, en fixant ma corde au rocher. Je la jetai loin de moi, et me confiai à Dieu et aux flots ; les flots me portèrent au rivage aussi doucement et aussi sûrement que les eaux du Nil portèrent le berceau de Moïse vers la fille de Pharaon. Une sentinelle ennemie était placée en avant du village de Saint-Nolf ; j'étais caché dans le bois de Grandchamp avec cinquante hommes. Je sortis seul du bois en recommandant mon âme à Dieu et en disant : « Seigneur, si vous avez décidé la mort de Millière, cette sentinelle tirera sur moi et me manquera, et, moi, je reviendrai vers les miens sans faire de mal à cette sentinelle, car vous aurez été avec elle un instant. » Je marchai au républicain ; à vingt pas, il fit feu sur moi et me manqua. Voici le trou de la balle dans mon chapeau, à un pouce de ma tête ; la main de Dieu elle-même a levé l'arme. C'est hier que la chose est arrivée. Je croyais Millière à Nantes. Ce soir, on est venu m'annoncer que Millière et sa guillotine étaient à la Roche-Bernard. Alors j'ai dit : « Dieu me l'amène, il va mourir ! »

Roland avait écouté avec un certain respect la superstitieuse narration du chef breton. Il ne s'étonnait point de trouver cette croyance et cette poésie dans l'homme habitué à vivre en face de la mer sauvage, au milieu des dolmens de Karnac. Il comprit que Millière était véritablement condamné, et que Dieu, qui semblait trois fois avoir approuvé son jugement, pouvait seul le sauver.

Seulement, une dernière question lui restait à faire.

– Comment le frapperez-vous ? demanda-t-il.

– Oh ! dit Georges, je ne m'inquiète point de cela ; il sera frappé.

Un des deux hommes qui avaient apporté la table du souper entrait en ce moment.

– Brise-Bleu, lui dit Cadoudal, préviens Cœur-de-Roi que j'ai un mot à lui dire.

Deux minutes après, le Breton était en face de son général.

– Cœur-de-Roi, lui demanda Cadoudal, n'est-ce pas toi qui m'as dit que l'assassin Thomas Millière était à la Roche-Bernard ?

– Je l'y ai vu entrer côte à côte avec le colonel républicain, qui paraissait même peu flatté du voisinage.

– N'as-tu pas ajouté qu'il était suivi de sa guillotine ?

– Je vous ai dit que sa guillotine suivait entre deux canons, et je crois que, si les canons avaient pu s'écarter d'elle, ils l'eussent laissée rouler toute seule.

– Quelles sont les précautions que prend Millière dans les villes qu'il habite ?

– Il a autour de lui une garde spéciale ; il fait barricader les rues qui conduisent à sa maison ; il a toujours une paire de pistolets à portée de sa main.

– Malgré cette garde, malgré cette barricade, malgré ces pistolets, te charges-tu d'arriver jusqu'à lui ?

– Je m'en charge, général !

– J'ai, à cause de ses crimes, condamné cet homme ; il faut qu'il meure !

– Ah ! s'écria Cœur-de-Roi, le jour de la justice est donc venu !

– Te charges-tu d'exécuter mon jugement, Cœur-de-Roi ?

– Je m'en charge, général.

– Va, Cœur-de-Roi, prends le nombre d'hommes que tu voudras... imagine le stratagème que tu voudras... mais parviens jusqu'à lui et frappe.

– Si je meurs, général...

– Sois tranquille, le curé de Leguerno dira assez de messes à ton intention pour que ta pauvre âme ne demeure pas en peine ; mais tu ne mourras pas, Cœur-de-Roi.

– C'est bien, c'est bien, général ! du moment où il y aura des messes, on ne vous en demande pas davantage ; j'ai mon plan.

– Quand pars-tu ?

– Cette nuit.

– Quand sera-t-il mort ?

– Demain.

– Va, et que trois cents hommes soient prêts à me suivre dans une demi-heure.

Cœur-de-Roi sortit aussi simplement qu'il était entré.

– Vous voyez, dit Cadoudal, voilà les hommes auxquels je commande ; votre premier consul est-il aussi bien servi que moi, monsieur de Montrevel ?

– Par quelques-uns, oui.

– Eh bien, moi, ce n'est point par quelques-uns, c'est par tous.

Bénédicité entra et interrogea Georges du regard.

– Oui, répondit Georges, tout à la fois de la voix et de la tête.

Bénédicité sortit.

– Vous n'avez pas vu un homme en venant ici ? dit Georges.

– Pas un.

– J'ai demandé trois cents hommes dans une demi-heure, et, dans une demi-heure, ils seront là ; j'en eusse demandé cinq cents, mille, deux mille, qu'ils eussent été prêts aussi promptement.

– Mais, dit Roland, vous avez, comme nombre du moins, des limites que vous ne pouvez franchir.

– Voulez-vous connaître l'effectif de mes forces, c'est bien simple : je ne vous le dirai pas moi-même, vous ne me croiriez pas ; mais attendez, je vais vous le faire dire.

Il ouvrit la porte et appela :

– Branche-d'or ?

Deux secondes après, Branche-d'or parut.

– C'est mon major général, dit en riant Cadoudal ; il remplit près de moi les fonctions que le général Berthier remplit près du premier consul. Branche-d'or ?

– Mon général !

– Combien d'hommes échelonnés depuis la Roche-Bernard jusqu'ici, c'est-à-dire sur la route suivie par monsieur pour me venir trouver ?

– Six cents dans les landes d'Arzal, six cents dans les bruyères de Marzan, trois cents à Péaule, trois cents à Billiers.

– Total dix-huit cents ; combien entre Noyal et Muzillac ?

– Quatre cents.

– Deux mille deux cents ; combien d'ici à Vannes ?

– Cinquante à Theig, trois cents à la Trinité, six cents entre la Trinité et Muzillac.

– Trois mille deux cents ; et d'Ambon à Leguerno ?

– Douze cents.

– Quatre mille quatre cents ; et dans le bourg même, autour de moi, dans les maisons, dans les jardins, dans les caves ?

– Cinq à six cents, général.

– Merci, Bénédicité.

Il fit un signe de tête, Bénédicité sortit.

– Vous le voyez, dit simplement Cadoudal, cinq mille hommes à peu près. Eh bien, avec ces cinq mille hommes, tous du pays, qui connaissent chaque arbre, chaque pierre, chaque buisson, je puis faire la guerre aux cent mille hommes que le premier consul menace d'envoyer contre moi.

Roland sourit.

– Oui, c'est fort, n'est-ce pas ?

– Je crois que vous vous vantez un peu, général, ou plutôt que vous vantez vos hommes.

– Non ; car j'ai pour auxiliaire toute la population ; un de vos généraux ne peut pas faire un mouvement que je ne le sache ; il ne peut pas envoyer une ordonnance, que je ne la surprenne ; il ne peut pas trouver un refuge, que je ne l'y poursuive ; la terre même est royaliste et chrétienne ! elle parlerait à défaut d'habitants pour me dire : « Les bleus sont passés ici ; les égorgeurs sont cachés là ! » Au reste vous allez en juger.

– Comment ?

– Nous allons faire une expédition à six lieues d'ici. Quelle heure est-il ?

Les jeunes gens tirèrent leurs montres tous deux à la fois.

– Minuit moins un quart, dirent-ils.

– Bon ! fit Georges, nos montres marquent la même heure, c'est bon signe ; peut-être, un jour, nos cœurs seront-ils d'accord comme nos montres.

– Vous disiez, général ?

– Je disais qu'il était minuit moins un quart, colonel, qu'à six heures, avant le jour, nous devions être à sept lieues d'ici ; avez-vous besoin de repos ?

– Moi !

– Oui, vous pouvez dormir une heure.

– Merci ; c'est inutile.

– Alors, nous partirons quand vous voudrez.

– Et vos hommes ?

– Oh ! mes hommes sont prêts.

– Où cela ?

– Partout.

– Je voudrais les voir.

– Vous les verrez.

– Quand ?

– Quand cela vous sera agréable ; oh ! mes hommes sont des hommes fort discrets, et ils ne se montrent que si je leur fais signe de se montrer.

– De sorte que, quand je désirerai les voir...

– Vous me le direz, je ferai un signe, et ils se montreront.

– Partons, général !

– Partons.

Les deux jeunes gens s'enveloppèrent de leurs manteaux et sortirent.

à la porte, Roland se heurta à un petit groupe de cinq hommes.

Ces cinq hommes portaient l'uniforme républicain ; l'un deux avait sur ses manches des galons de sergent.

– Qu'est-ce que cela ? demanda Roland.

– Rien, répondit Cadoudal en riant.

– Mais, enfin, ces hommes, quels sont-ils ?

– Cœur-de-Roi et les siens, qui partent pour l'expédition que vous savez.

– Alors, ils comptent à l'aide de cet uniforme ?...

– Oh ! vous allez tout savoir, colonel, je n'ai point de secret pour vous.

Et, se tournant du côté du groupe :

– Cœur-de-Roi ! dit Cadoudal.

L'homme dont les manches étaient ornées de deux galons se détacha du groupe et vint à Cadoudal.

– Vous m'avez appelé, général ? demanda le faux sergent.

– Je veux savoir ton plan.

– Oh ! général, il est bien simple.

– Voyons, j'en jugerai.

– Je passe ce papier dans la baguette de mon fusil...

Cœur-de-Roi montra une large enveloppe scellée d'un cachet rouge qui, sans doute, avait renfermé quelque ordre républicain surpris par les Chouans.

– Je me présente aux factionnaires en disant : « Ordonnance du général de division ! » J'entre au premier poste, je demande qu'on m'indique la maison du citoyen commissaire ; on me l'indique, je remercie : il faut toujours être poli ; j'arrive à la maison, j'y trouve un second factionnaire, je lui fais le même conte qu'au premier, je monte ou je descends chez le citoyen Millière, selon qu'il demeure au grenier ou à la cave, j'entre sans difficulté aucune ; vous comprenez : Ordre du général de division ! je le trouve dans son cabinet ou ailleurs, je lui présente mon papier, et, tandis qu'il le décachette, je le tue avec ce poignard caché dans ma manche.

– Oui, mais toi et tes hommes ?

– Ah ! ma foi, à la garde de Dieu ! nous défendons sa cause, c'est à lui de s'inquiéter de nous.

– Eh bien, vous le voyez, colonel, dit Cadoudal, ce n'est pas plus difficile que cela. à cheval, colonel ! Bonne chance, Cœur-de-Roi !

– Lequel des deux chevaux dois-je prendre ? demanda Roland.

– Prenez au hasard : ils sont aussi bons l'un que l'autre, et chacun a dans ses fontes une excellente paire de pistolets de fabrique anglaise.

– Tout chargés ?

– Et bien chargés, colonel ; c'est une besogne pour laquelle je ne me fie à personne.

– Alors à cheval.

Les deux jeunes gens se mirent en selle, et prirent la route qui conduisait à Vannes, Cadoudal servant de guide à Roland, et Branche-d'or, le major général de l'armée, comme l'avait appelé Georges, marchant une vingtaine de pas en arrière.

Arrivé à l'extrémité du village, Roland plongea son regard sur la route qui s'étend sur une ligne presque tirée au cordeau de Muzillac à la Trinité.

La route, entièrement découverte, paraissait parfaitement solitaire.

On fit ainsi une demi-lieue à peu près.

Au bout de cette demi-lieue :

– Mais où diable sont donc vos hommes ? demanda Roland.

– à notre droite, à notre gauche, devant nous, derrière nous.

– Ah la bonne plaisanterie ! fit Roland.

– Ce n'est point une plaisanterie, colonel ; croyez-vous que je suis assez imprudent pour me hasarder ainsi sans éclaireurs ?

– Vous m'avez dit, je crois, que, si je désirais voir vos hommes, je n'avais qu'à vous le dire.

– Je vous l'ai dit.

– Eh bien, je désire les voir.

– En totalité ou en partie ?

– Combien avez-vous dit que vous en emmeniez avec vous ?

– Trois cents.

– Eh bien, je désire en voir cent cinquante.

– Halte ! fit Cadoudal.

Et, rapprochant ses deux mains de sa bouche, il fit entendre un houhoulement de chat-huant, suivi d'un cri de chouette ; seulement, il jeta le houhoulement à droite, et le cri de chouette à gauche.

Presque instantanément, aux deux côtés de la route, on vit s'agiter des formes humaines, lesquelles, franchissant le fossé qui séparait le chemin du taillis, vinrent se ranger aux deux côtés des chevaux.

– Qui commande à droite ? demanda Cadoudal.

– Moi, Moustache, répondit un paysan s'approchant.

– Qui commande, à gauche ? répéta le général.

– Moi, Chante-en-hiver, répondit un paysan s'approchant.

– Combien d'hommes avec toi, Moustache ?

– Cent.

– Combien d'hommes avec toi, Chante-en-hiver ?

– Cinquante.

– En tout cent cinquante, alors ? demanda Georges.

– Oui, répondirent les deux chefs bretons.

– Est-ce votre compte, colonel ? demanda Cadoudal en riant.

– Vous êtes un magicien, général.

– Eh ! non, je suis un pauvre paysan comme eux ; seulement, je commande une troupe où chaque cerveau se rend compte de ce qu'il fait, où chaque cœur bat pour les deux grands principes de ce monde : la religion et la royauté.

Puis, se retournant vers ses hommes :

– Qui commande l'avant-garde ? demanda Cadoudal.

– Fend-l'air, répondirent les deux Chouans.

– Et l'arrière-garde ?

– La Giberne.

La seconde réponse fut faite avec le même ensemble que la première.

– Alors, nous pouvons continuer tranquillement notre route ?

– Ah ! général, comme si vous alliez à la messe à l'église de votre village.

– Continuons donc notre route, colonel, dit Cadoudal à Roland.

Puis, se retournant vers ses hommes :

– égayez-vous, mes gars, leur dit-il.

Au même instant chaque homme sauta le fossé et disparut.

On entendit, pendant quelques secondes, le froissement des branches dans le taillis, et le bruit des pas dans les broussailles.

Puis on n'entendit plus rien.

– Eh bien, demanda Cadoudal, croyez-vous qu'avec de pareils hommes j'aie quelque chose à craindre de vos bleus, si braves qu'ils soient ?

Roland poussa un soupir ; il était parfaitement de l'avis de Cadoudal.

On continua de marcher.

à une lieue à peu près de la Trinité, on vit sur la route apparaître un point noir qui allait grossissant avec rapidité.

Devenu plus distinct, ce point sembla tout à coup rester fixe.

– Qu'est-ce que cela ? demanda Roland.

– Vous le voyez bien, répondit Cadoudal, c'est un homme.

– Sans doute, mais cet homme, qui est-il ?

– Vous avez pu deviner, à la rapidité de sa course, que c'est un messager.

– Pourquoi s'arrête-t-il ?

– Parce qu'il nous a aperçus de son côté, et qu'il ne sait s'il doit avancer ou reculer.

– Que va-t-il faire ?

– Il attend pour se décider.

– Quoi ?

– Un signal.

– Et à ce signal, il répondra ?

– Non seulement il répondra, mais il obéira. Voulez-vous qu'il avance ? Voulez-vous qu'il recule ? voulez-vous qu'il se jette de côté ?

– Je désire qu'il s'avance : c'est un moyen que nous sachions la nouvelle qu'il porte.

Cadoudal fit entendre le chant du coucou avec une telle perfection, que Roland regarda tout autour de lui.

– C'est moi, dit Cadoudal, ne cherchez pas.

– Alors, le messager va venir ?

– Il ne va pas venir, il vient.

En effet, le messager avait repris sa course, et s'avançait rapidement : en quelques secondes il fut près de son général.

– Ah ! dit celui-ci, c'est toi, Monte-à-l'assaut !

Le général se pencha ; Monte-à-l'assaut lui dit quelques mots à l'oreille.

– J'étais déjà prévenu par Bénédicité, dit Georges.

Puis, se retournant vers Roland :

– Il va, dit-il, se passer, dans un quart d'heure, au village de la Trinité, une chose grave et que vous devez voir ; au galop !

Et, donnant l'exemple, il mit son cheval au galop.

Roland le suivit.

En arrivant au village, on put distinguer de loin une multitude s'agitant sur la place, à la lueur des torches résineuses.

Les cris et les mouvements de cette multitude annonçaient, en effet, un grave événement.

– Piquons ! piquons ! dit Cadoudal.

Roland ne demandait pas mieux : il mit les éperons au ventre de sa monture.

Au bruit du galop des chevaux, les paysans s'écartèrent ; ils étaient cinq ou six cents au moins, tous armés.

Cadoudal et Roland se trouvèrent dans le cercle de lumière, au milieu de l'agitation et des rumeurs.

Le tumulte se pressait, surtout à l'entrée de la rue conduisant au village de Tridon.

Une diligence venait par cette rue, escortée de douze Chouans : deux se tenaient à chaque côté du postillon, les dix autres gardaient les portières.

Au milieu de la place, la voiture s'arrêta.

Tout le monde était si préoccupé de la diligence, qu'à peine si l'on avait fait attention à Cadoudal.

– Holà ! cria Georges, que se passe-t-il donc ?

à cette voix bien connue, chacun se retourna, et les fronts se découvrirent.

– La grosse tête ronde ! murmura chaque voix.

– Oui, dit Cadoudal.

Un homme s'approcha de Georges.

– N'étiez-vous pas prévenu, et par Bénédicité et par Monte-à-l'assaut ? demanda-t-il.

– Si fait ; est-ce donc la diligence de PloĆ«rmel à Vannes que vous ramenez là ?

– Oui, mon général ; elle a été arrêtée entre Tréfléon et Saint-Nolf.

– Est-il dedans ?

– On le croit.

– Faites selon votre conscience ; s'il y a crime vis-à-vis de Dieu, prenez-le sur vous ; je ne me charge que de la responsabilité vis-à-vis des hommes ; j'assisterai à ce qui va se passer, mais sans y prendre part, ni pour l'empêcher, ni pour y aider.

– Eh bien, demandèrent cent voix, qu'a-t-il dit, Sabre-tout ?

– Il a dit que nous pouvions faire selon notre conscience, et qu'il s'en lavait les mains.

– Vive la grosse tête ronde ! s'écrièrent tous les assistants en se précipitant vers la diligence.

Cadoudal resta immobile au milieu de ce torrent.

Roland était debout près de lui, immobile comme lui, plein de curiosité ; car il ignorait complètement de qui et de quoi il était question.

Celui qui était venu parler à Cadoudal, et que ses compagnons avaient désigné sous le nom de Sabre-tout, ouvrit la portière.

On vit alors les voyageurs se presser, tremblants, dans les profondeurs de la diligence.

– Si vous n'avez rien à vous reprocher contre le roi et la religion, dit Sabre-tout d'une voix pleine et sonore, descendez sans crainte ; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des chrétiens et des royalistes.

Sans doute cette déclaration rassura les voyageurs, car un homme se présenta à la portière et descendit, puis deux femmes, puis une mère serrant son enfant entre ses bras, puis un homme encore.

Les Chouans les recevaient au bas du marchepied, les regardaient avec attention, puis, ne reconnaissant pas celui qu'ils cherchaient : « Passez ! »

Un seul homme resta dans la voiture.

Un Chouan y introduisit la flamme d'une torche, et l'on vit que cet homme était un prêtre.

– Ministre du Seigneur, dit Sabre-tout, pourquoi ne descends-tu pas avec les autres ? n'as-tu pas entendu que j'ai dit que nous étions des royalistes et des chrétiens ?

Le prêtre ne bougea pas ; seulement ses dents claquèrent.

– Pourquoi cette terreur ? continua Sabre-tout ; ton habit ne plaide-t-il pas pour toi ?... L'homme qui porte une soutane ne peut avoir rien fait contre la royauté ni contre la religion.

Le prêtre se ramassa sur lui-même en murmurant :

– Grâce ! grâce !

– Pourquoi grâce ? demanda Sabre-tout ; tu te sens donc coupable, misérable !

– Oh ! oh ! fit Roland ; messieurs les royalistes et chrétiens, voilà comme vous parlez aux hommes de Dieu !

– Cet homme, répondit Cadoudal, n'est pas l'homme de Dieu, mais l'homme du démon !

– Qui est-ce donc ?

– C'est à la fois un athée et un régicide ; il a renié son Dieu et voté la mort de son roi : c'est le conventionnel Audrein.

Roland frissonna.

– Que vont-ils lui faire ? demanda-t-il.

– Il a donné la mort, il recevra la mort, répondit Cadoudal.

Pendant ce temps, les Chouans avaient tiré Audrein de la diligence.

– Ah ! c'est donc bien toi, évêque de Vannes ! dit Sabre-tout.

– Grâce ! s'écria l'évêque.

– Nous étions prévenus de ton passage, et c'est toi que nous attendions.

– Grâce ! répéta l'évêque pour la troisième fois.

– As-tu avec toi tes habits pontificaux ?

– Oui, mes amis, je les ai.

– Eh bien, habille-toi en prélat ; il y a longtemps que nous n'en avons vu.

On descendit de la diligence une malle au nom du prélat ; on l'ouvrit, on en tira un costume complet d'évêque, et on le présenta à Audrein, qui le revêtit.

Puis, lorsque le costume fut entièrement revêtu, les paysans se rangèrent en cercle, chacun tenant son fusil à la main.

La lueur des torches se reflétait sur les canons, qui lançaient de sinistres éclairs.

Deux hommes prirent l'évêque et l'amenèrent dans ce cercle, en le soutenant par-dessous les bras.

Il était pâle comme un mort.

Il se fit un instant de lugubre silence.

Une voix le rompit ; c'était celle de Sabre-tout.

– Nous allons, dit le Chouan, procéder à ton jugement ; prêtre de Dieu, tu as trahi l'église ; enfant de la France, tu as condamné ton roi.

– Hélas ! hélas ! balbutia le prêtre.

– Est-ce vrai ?

– Je ne le nie pas.

– Parce que c'est impossible à nier. Qu'as-tu à répondre pour ta justification ?

– Citoyens...

– Nous ne sommes pas des citoyens, dit Sabre-tout d'une voix de tonnerre, nous sommes des royalistes.

– Messieurs...

– Nous ne sommes pas des messieurs, nous sommes des Chouans.

– Mes amis...

– Nous ne sommes pas tes amis, nous sommes tes juges ; tes juges t'interrogent, réponds.

– Je me repens de ce que j'ai fait, et j'en demande pardon à Dieu et aux hommes.

– Les hommes ne peuvent te pardonner, répondit là même voix implacable, car, pardonné aujourd'hui, tu recommencerais demain ; tu peux changer de peau, jamais de cœur. Tu n'as plus que la mort à attendre des hommes ; quant à Dieu, implore sa miséricorde.

Le régicide courba la tête, le renégat fléchit le genou.

Mais, tout à coup, se redressant :

– J'ai voté la mort du roi, dit-il, c'est vrai, mais avec la réserve...

– Quelle réserve ?

– La réserve du temps où l'exécution devait avoir lieu.

– Proche ou éloignée, c'était toujours la mort que tu votais, et le roi était innocent.

– C'est vrai, c'est vrai, dit le prêtre, mais j'avais peur.

– Alors ; tu es non seulement un régicide, non seulement un apostat ; mais encore, un lâche ! Nous ne sommes pas des prêtres, nous ; mais nous serons plus justes que toi : tu as voté la mort d'un innocent ; nous votons la mort d'un coupable. Tu as dix minutes pour te préparer à paraître devant Dieu.

L'évêque jeta un cri d'épouvante et tomba sur ses deux genoux ; les cloches de l'église sonnèrent comme si elles s'ébranlaient toutes seules, et deux de ces hommes, habitués aux chants d'église, commencèrent à répéter les prières des agonisants.

L'évêque fut quelque temps sans trouver les paroles par lesquelles il devait répondre.

Il tournait sur ses juges des regards effarés qui allaient suppliants des uns aux autres ; mais sur aucun visage il n'eut la consolation de rencontrer la douce expression de la pitié.

Les torches qui tremblaient au vent donnaient, au contraire, à tous ces visages une expression sauvage et terrible.

Alors, il se décida à mêler sa voix aux voix qui priaient pour lui.

Les juges laissèrent s'épuiser jusqu'au dernier mot de la prière funèbre.

Pendant ce temps, des hommes préparaient un bûcher.

– Oh ! s'écria le prêtre, qui voyait ces apprêts avec une terreur croissante, auriez-vous la cruauté de me réserver une pareille mort ?

– Non, répondit l'inflexible accusateur, le feu est la mort des martyrs, et tu n'es pas digne d'une pareille mort. Allons, apostat, ton heure est venue.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria le prêtre en levant les bras au ciel.

– Debout ! dit le Chouan.

L'évêque essaya d'obéir, mais les forces lui manquèrent et il retomba sur ses genoux.

– Allez-vous donc laisser s'accomplir cet assassinat sous vos yeux ? demanda Roland à Cadoudal.

– J'ai dit que je m'en lavais les mains, répondit celui-ci.

– C'est le mot de Pilate et les mains de Pilate sont restées rouges du sang de Jésus-Christ.

– Parce que Jésus-Christ était un juste ; mais cet homme, ce n'est pas Jésus-Christ, c'est Barrabas.

– Baise ta croix, baise ta croix ! s'écria Sabre-tout.

Le prélat le regarda d'un air effaré, mais sans obéir ! il était évident qu'il ne voyait déjà plus, qu'il n'entendait déjà plus.

– Oh ! s'écria Roland en faisant un mouvement pour descendre de cheval, il ne sera pas dit que l'on aura assassiné un homme devant moi et que je ne lui aurai pas porté secours.

Un murmure de menaces gronda tout autour de Roland ; les paroles qu'il venait de prononcer avaient été entendues.

C'était juste ce qu'il fallait pour exciter l'impétueux jeune homme.

– Ah ! c'est ainsi ? dit-il.

Et il porta la main droite à une de ses fontes.

Mais, d'un mouvement rapide comme la pensée, Cadoudal lui saisit la main, et, tandis que Roland essayait vainement de la dégager de l'étreinte de fer :

– Feu ! dit Cadoudal.

Vingt coups de fusil retentirent à la fois, et, pareil à une masse inerte, l'évêque tomba foudroyé.

– Ah ! s'écria Roland, que venez-vous de faire ?

– Je vous ai forcé de tenir votre serment, répondit Cadoudal ; vous aviez juré de tout voir et de tout entendre sans vous opposer à rien...

– Ainsi périra tout ennemi de Dieu et du roi, dit Sabre-tout d'une voix solennelle.

– Amen ! répondirent tous les assistants d'une seule voix et avec un sinistre ensemble.

Puis ils dépouillèrent le cadavre de ses ornements sacerdotaux, qu'ils jetèrent dans la flamme du bûcher, firent remonter les autres voyageurs dans la diligence, remirent le postillon en selle, et s'ouvrant pour les laisser passer :

– Allez avec Dieu ! dirent-ils.

La diligence s'éloigna rapidement.

– Allons, allons, en route ! dit Cadoudal ; nous avons encore quatre lieues à faire, et nous avons perdu une heure ici.

Puis, s'adressant aux exécuteurs :

– Cet homme était coupable, cet homme a été puni ; la justice humaine et la justice divine sont satisfaites. Que les prières des morts soient dites sur son cadavre, et qu'il ait une sépulture chrétienne, vous entendez ?

Et, sûr d'être obéi, Cadoudal mit son cheval au galop.

Roland sembla hésiter un instant s'il le suivrait, puis, comme s'il se décidait à accomplir un devoir :

– Allons jusqu'au bout, dit-il.

Et, lançant à son tour son cheval dans la direction qu'avait prise Cadoudal, il le rejoignit en quelques élans.

Tous deux disparurent bientôt dans l'obscurité, qui allait s'épaississant au fur et à mesure que l'on s'éloignait de la place où les torches éclairaient le prélat mort, où le feu dévorait ses vêtements.

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