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Chapitre XXXI
Le fils du meunier de Leguerno

Nous avons dit qu'au moment même où Morgan et ses trois compagnons arrêtaient la diligence de Genève, entre Bar-sur-Seine et Châtillon, Roland entrait à Nantes.

Si nous voulons savoir le résultat de sa mission, nous devons, non pas le suivre pas à pas, au milieu des tâtonnements dont l'abbé Bernier enveloppait ses désirs ambitieux, mais le prendre au bourg de Muzillac, situé entre Ambon et le Guernic, à deux lieues au-dessus du petit golfe dans lequel se jette la Vilaine.

Là, nous sommes en plein Morbihan, c'est-à-dire à l'endroit où la Chouannerie a pris naissance ; c'est près de Laval, sur la closerie des Poiriers, que sont nés de Pierre Cottereau et de Jeanne Moyné, les quatre frères Chouans. Un de leurs aïeux, bûcheron misanthrope, paysan morose, se tenait éloigné des autres paysans comme le chat-huant se tient éloigné des autres oiseaux : de là, par corruption, le nom de Chouan.

Ce nom devint celui de tout un parti ; sur la rive droite de la Loire, on disait les Chouans pour dire les Bretons, comme, sur la rive gauche, on disait les brigands pour dire les Vendéens.

Ce n'est pas à nous de raconter la mort, la destruction de cette héroïque famille, de suivre sur l'échafaud les deux sœurs et un frère, sur les champs de bataille, où ils se couchent blessés ou morts, Jean et René, martyrs de leur foi. Depuis les exécutions de Perrine, de René et de Pierre, depuis la mort de Jean, bien des années se sont écoulées, et le supplice des sœurs et les exploits des frères sont passés à l'état de légende.

C'est à leurs successeurs que nous avons affaire.

Il est vrai que ces gars sont fidèles aux traditions : tels on les a vus combattre aux côtés de la Rouërie, de Bois-Hardy et de Bernard de Villeneuve, tels ils combattent aux côtés de Bourmont, de Frotté et de Georges Cadoudal ; c'est toujours le même courage et le même dévouement ; ce sont toujours les soldats chrétiens et les royalistes exaltés ; leur aspect est toujours le même, rude et sauvage ; leurs armes sont toujours les mêmes, le fusil ou le simple bâton que, dans le pays, on appelle une ferte ; c'est toujours le même costume, c'est-à-dire le bonnet de laine brune ou le chapeau à larges bords, ayant peine à couvrir les longs cheveux plats qui coulent en désordre sur leurs épaules ; ce sont encore les vieux Aulerci Cenomani, comme au temps de César, promisso capilto ; ce sont encore les Bretons aux larges braies, dont Martial a dit :

« Tam taxa est...

« Quam veteres braccae Britonis pauperis. »

Pour se protéger contre la pluie et le froid, ils portent la casaque de peau de chèvre garnie de longs poils ; et, pour signe de ralliement, sur la poitrine ceux-ci un scapulaire et un chapelet, ceux-là un tueur, le tueur de Jésus, marque distincte d'une confrérie qui s'astreignait chaque jour à une prière commune.

Tels sont les hommes qui, à l'heure où nous traversons la limite qui sépare la Loire-Inférieure du Morbihan, sont éparpillés de la Roche-Bernard à Vannes, et de Quertemberg à Billers, enveloppant, par conséquent, le bourg de Muzillac.

Seulement, il faut l'œil de l'aigle qui plane du haut des airs, ou du chat-huant qui voit dans les ténèbres, pour les distinguer au milieu des genêts, des bruyères et des buissons où ils sont tapis.

Passons au milieu de ce réseau de sentinelles invisibles, et, après avoir traversé à gué deux ruisseaux affluents du fleuve sans nom qui vient se jeter à la mer près de Billiers, entre Arzal et Damgan, entrons hardiment dans le village de Muzillac. Tout y est sombre et calme ; une seule lumière brille à travers les fentes des volets d'une maison ou plutôt d'une chaumière que rien, d'ailleurs, ne distingue des autres.

C'est la quatrième à droite, en entrant.

Approchons notre œil d'une des fenêtres de ce volet, et regardons.

Nous voyons un homme vêtu du costume des riches paysans du Morbihan ; seulement, un galon d'or, large d'un doigt, borde le collet et les boutonnières de son habit et les extrémités de son chapeau.

Le reste de son costume se complète d'un pantalon de peau et de bottes à retroussis.

Sur une chaise son sabre est jeté.

Une paire de pistolets est à la portée de sa main.

Dans la cheminée, les canons de deux ou trois carabines reflètent un feu ardent.

Il est assis devant une table ; une lampe éclaire des papiers qu'il lit avec la plus grande attention, et éclaire en même temps son visage.

Ce visage est celui d'un homme de trente ans ; quand les soucis d'une guerre de partisans ne l'assombrissent pas, on voit que son expression doit être franche et joyeuse : de beaux cheveux blonds l'encadrent, de grands yeux bleus l'animent ; la tête a cette forme particulière aux têtes bretonnes, et qu'ils doivent, si l'on en croit le système de Gall, au développement exagéré des organes de l'entêtement.

Aussi, cet homme a-t-il deux noms :

Son nom familier, le nom sous lequel le désignent ses soldats : la tête ronde.

Puis son nom véritable, celui qu'il a reçu de ses dignes et braves parents, Georges Cadudal, ou plutôt Georges Cadoudal, la tradition ayant changé l'orthographe de ce nom devenu historique.

Georges était le fils d'un cultivateur de la paroisse de Kerléano, dans la paroisse de Brech. La légende veut que ce cultivateur ait été en même temps meunier. Il venait, au collège de Vannes – dont Brech n'est distant que de quelques lieues –, de recevoir une bonne et solide éducation, lorsque les premiers appels de l'insurrection royaliste éclatèrent dans la Vendée : Cadoudal les entendit, réunit quelques-uns de ses compagnons de chasse et de plaisir, traversa la Loire à leur tête, et vint offrir ses services à Stofflet ; mais Stofflet exigea de le voir à l'œuvre avant de l'attacher à lui : c'est ce que demandait Georges. On n'attendait pas longtemps ces sortes d'occasions dans l'armée vendéenne ; dès le lendemain, il y eut combat ; Georges se mit à la besogne, et s'y acharna si bien, qu'en le voyant charger les bleus, l'ancien garde-chasse de M. de Maulevrier ne put s'empêcher de dire tout haut à Bonchamp, qui était près de lui :

– Si un boulet de canon n'emporte pas cette grosse tête ronde, elle ira loin, je vous le prédis.

Le nom en resta à Cadoudal.

C'était ainsi que, cinq siècles auparavant, les sires de Malestroit, de Penhoët, de Beaumanoir et de Rochefort désignaient le grand connétable dont les femmes de la Bretagne filèrent la rançon.

« Voilà la grosse tête ronde, disaient-ils : nous allons échanger de bons coups d'épée avec les Anglais. »

Par malheur, ce n'était plus Bretons contre Anglais que l'on échangeait les coups d'épée ; à cette heure : c'était Français contre Français.

Georges resta en Vendée jusqu'à la déroute de Savenay.

L'armée vendéenne tout entière demeura sur le champ de bataille, ou s'évanouit comme une fumée.

Georges avait, pendant près de trois ans, fait des prodiges de courage, d'adresse et de force ; il repassa la Loire et rentra dans le Morbihan avec un seul de ceux qui l'avaient suivi.

Celui-là sera à son tour aide de camp, ou plutôt son compagnon de guerre ; il ne le quittera plus, et, en échange de la rude campagne qu'ils ont faite ensemble, il changera son nom de Lemercier contre celui de Tiffauges. Nous l'avons vu, au bal des victimes, chargé d'une mission pour Morgan.

Rentré sur sa terre natale, c'est pour son compte que Cadoudal y fomente dès lors l'insurrection ; les boulets ont respecté la grosse tête ronde, et la grosse tête ronde, justifiant la prophétie de Stofflet, succédant aux La Rochejacquelein, aux d'Elbée, aux Bonchamp, aux Lescure, à Stofflet lui-même, est devenu leur rival en gloire et leur supérieur en puissance ; car il en était arrivé – chose qui donnera la mesure de sa force – à lutter à peu près seul contre le gouvernement de Bonaparte, nommé premier consul depuis trois mois.

Les deux chefs restés fidèles, avec lui, à la dynastie bourbonienne étaient Frotté et Bourmont.

à l'heure où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au 26 janvier 1800, Cadoudal commande à trois ou quatre mille hommes avec lesquels il s'apprête à bloquer dans Vannes le général Hatry.

Tout le temps qu'il a attendu la réponse du premier consul à la lettre de Louis XVIII, il a suspendu les hostilités ; mais, depuis deux jours, Tiffauges est arrivé et la lui a remise.

Elle est déjà expédiée pour l'Angleterre, d'où elle passera à Mittau ; et, puisque le premier consul ne veut point la paix aux conditions dictées par Louis XVIII, Cadoudal, général en chef de Louis XVIII, dans l'Ouest, continuera la guerre contre Bonaparte, dût-il la faire seul avec son ami Tiffauges, en ce moment, au reste, à Pouancé, où se tiennent les conférences entre Châtillon, d'Autichamp, l'abbé Bernier et le général Hédouville.

Il réfléchit, à cette heure, ce dernier survivant des grands lutteurs de la guerre civile, et les nouvelles qu'il vient d'apprendre sont, en effet, matière à réflexion.

Le général Brune, le vainqueur d'Alkmaar et de Castricum, le sauveur de la Hollande, vient d'être nommé général en chef des armées républicaines de l'Ouest, et, depuis trois jours, est arrivé à Nantes ; il doit, à tout prix, écraser Cadoudal et ses Chouans.

à tout prix, il faut que les Chouans et Cadoudal prouvent au nouveau général en chef que l'on n'a pas peur et qu'il n'a rien à attendre de l'intimidation.

Dans ce moment, le galop d'un cheval retentit ; sans doute, le cavalier a le mot d'ordre, car il passe sans difficulté au milieu des patrouilles échelonnées sur la route de la Roche-Bernard, et, sans difficulté, il est entré dans le bourg de Muzillac.

Il s'arrête devant la porte de la chaumière où est Georges. Celui-ci lève la tête, écoute, et, à tout hasard, met la main sur ses pistolets, quoiqu'il soit probable qu'il va avoir affaire à un ami.

Le cavalier met pied à terre, s'engage dans l'allée, et ouvre la porte de la chambre où se trouve Georges.

– Ah ! c'est toi, Cœur-de-Roi ! dit Cadoudal ; d'où viens-tu ?

– De Pouancé, général !

– Quelles nouvelles ?

– Une lettre de Tiffauges.

– Donne.

Georges prit vivement la lettre des mains de Cœur-de-Roi, et la lut.

– Ah ! fit-il.

Et il la relut une seconde fois.

– As-tu vu celui dont il m'annonce l'arrivée ? demanda Cadoudal.

– Oui, général, répondit le courrier.
– Quel homme est-ce ?

– Un beau jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans.

– Son air ?

– Déterminé !

– C'est bien cela ; quand arrive-t-il ?

– Probablement cette nuit.

– L'as-tu recommandé tout le long de la route ?

– Oui ; il passera librement.

– Recommande-le de nouveau ; il ne doit rien lui arriver de mal : il est sauvegardé par Morgan.

– C'est convenu, général.

– As-tu autre chose à me dire ?

– L'avant-garde des républicains est à la Roche-Bernard.

– Combien d'hommes ?

– Un millier d'hommes à peu près ; ils ont avec eux une guillotine et le commissaire du pouvoir exécutif Milliére.

– Tu en es sûr ?

– Je les ai rencontrés en route ; le commissaire était à cheval près du colonel, je l'ai parfaitement reconnu. Il a fait exécuter mon frère, et j'ai juré qu'il ne mourrait que de ma main.

– Et tu risqueras ta vie pour tenir ton serment ?

– à la première occasion.

– Peut-être ne se fera-t-elle point attendre.

En ce moment, le galop d'un cheval retentit dans la rue.

– Ah ! dit Cœur-de-Roi, voilà probablement celui que vous attendez.

– Non, dit Georges ; le cavalier qui nous arrive vient du côté de Vannes.

En effet, le bruit étant devenu plus distinct, on put reconnaître que Cadoudal avait raison.

Comme le premier, le second cavalier s'arrêta devant la porte ; comme le premier, il mit pied à terre ; comme le premier il entra.

Le chef royaliste le reconnut tout de suite, malgré le large manteau dont il était enveloppé.

– C'est toi, Bénédicité, dit-il.

– Oui, mon général.

– D'où viens-tu ?
– De Vapues, où vous m'aviez envoyé pour surveiller les bleus.

– Eh bien que font-ils les bleus ?

– Ils craignent de mourir de faim, si vous bloquez la ville, et, pour se procurer des vivres, le général Harty a le projet d'enlever cette nuit les magasins de Grandchamp ; le général commandera en personne l'expédition, et pour qu'elle se fasse plus lestement, la colonne sera de cent hommes seulement.

– Es-tu fatigué, Bénédicité ?

– Jamais, général.

– Et ton cheval ?

– Il est venu bien vite, mais il peut faire encore quatre ou cinq lieues du même train sans crever.

– Donne-lui deux heures de repos, double ration d'avoine, et qu'il en fasse dix.

– à ces conditions, il les fera.

– Dans deux heures, tu partiras ; tu seras à Grandchamp au point du jour ; tu donneras en mon nom l'ordre d'évacuer le village : je me charge du général Hatry et de sa colonne. Est-ce tout ce que tu as à me dire ?

– Non, j'ai à vous apprendre une nouvelle.

– Laquelle ?
– C'est que Vannes a un nouvel évêque.

– Ah ! l'on nous rend donc nos évêques ?

– Il paraît ; mais, s'ils sont tous comme celui-là, ils peuvent bien les garder.

– Et quel est celui-là ?

– Audrein !

– Le régicide ?

– Audrein le renégat.

– Et quand arrive-t-il ?

– Cette nuit ou demain.

– Je n'irai pas au-devant de lui, mais qu'il ne tombe pas entre les mains de mes hommes !

Bénédicité et Cœur-de-Roi firent entendre un éclat de rire qui complétait la pensée de Georges.

– Chut ! fit Cadoudal.

Les trois hommes écoutèrent.

– Cette fois, c'est probablement lui, dit Georges.

On entendait le galop d'un cheval venant du côté de la Roche-Bernard.

– C'est lui, bien certainement, répéta Cœur-de-Roi.

– Alors, mes amis, laissez-moi seul... Toi, Bénédicité, à Grandchamp le plus tôt possible ; toi, Cœur-de-Roi, dans la cour avec une trentaine d'hommes : je puis avoir des messagers à expédier sur différentes routes. à propos, arrange-toi pour que l'on m'apporte ce que l'on aura de mieux à souper dans le village.

– Pour combien de personnes, général ?

– Oh ! pour deux personnes.

– Vous sortez ?

– Non, je vais au-devant de celui qui arrive.

Deux ou trois gars avaient déjà fait passer dans la cour les chevaux des deux messagers.

Les messagers s'esquivèrent à leur tour.

Georges arrivait à la porte de la rue, juste au moment où un cavalier, arrêtant son cheval et regardant de tous côtés, paraissait hésiter.

– C'est ici, monsieur, dit Georges.

– Qui est ici ? demanda le cavalier.

– Celui que vous cherchez.

– Comment savez-vous quel est celui que je cherche ?

– Je présume que c'est Georges Cadoudal, autrement dit la grosse tête ronde.

– Justement.

– Soyez le bienvenu alors, monsieur Roland de Montrevel, car je suis celui que vous cherchez.

– Ah ! ah ! fit le jeune homme étonné.

Et, mettant pied à terre, il sembla chercher des yeux quelqu'un à qui confier sa monture.

– Jetez la bride sur le cou de votre cheval, et ne vous inquiétez point de lui ; vous le retrouverez quand vous en aurez besoin : rien ne se perd en Bretagne, vous êtes sur la terre de la loyauté.

Le jeune homme ne fit aucune observation, jeta la bride sur le cou de son cheval, comme il en avait reçu l'invitation, et suivit Cadoudal, qui marcha devant lui.

– C'est pour vous montrer le chemin, colonel, dit le chef des Chouans.

Et tous deux entrèrent dans la chaumière dont une main invisible venait de ranimer le feu.

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