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Chapitre XXVI
Le bal des victimes

Au bout de cent pas à peine, Morgan ôta son masque ; au milieu des rues de Paris, il courait bien autrement risque d'être remarqué avec un masque que remarqué sans masque.

Arrivé rue Taranne, il frappa à la porte d'un petit hôtel garni qui faisait le coin de cette rue et de la rue du Dragon, entra, prit sur un meuble un chandelier, à un clou la clef du numéro 42, et monta sans éveiller d'autre sensation que celle d'un locataire bien connu qui rentre après être sorti.

Dix heures sonnaient à la pendule au moment même où il refermait sur lui la porte de sa chambre.

Il écouta attentivement les heures, la lumière de la bougie ne se projetant pas jusqu'à la cheminée ; puis, ayant compté dix coups :

– Bon ! se dit-il à lui-même, je n'arriverai pas trop tard.

Malgré cette probabilité, Morgan parut décidé à ne point perdre de temps ; il passa un papier flamboyant sous un grand foyer préparé dans la cheminée, et qui s'enflamma aussitôt, alluma quatre bougies, c'est-à-dire tout ce qu'il y en avait dans la chambre, en disposa deux sur la cheminée, deux sur la commode en face, ouvrit un tiroir de la commode, et étendit sur le lit un costume complet d'incroyable du dernier goût.

Ce costume se composait d'un habit court et carré par devant, long par derrière, d'une couleur tendre, flottant entre le vert d'eau et le gris-perle, d'un gilet de panne chamois à dix-huit boutons de nacre, d'une immense cravate blanche de la plus fine batiste, d'un pantalon collant de casimir blanc, avec un flot de rubans à l'endroit où il se boutonnait, c'est-à-dire au-dessous du mollet ; enfin des bas de soie gris-perle, rayés transversalement du même vert que l'habit, et de fins escarpins à boucles de diamants.

Le lorgnon de rigueur n'était pas oublié.

Quant au chapeau, c'était le même que celui dont Carle Vernet a coiffé son élégant du Directoire.

Ces objets préparés, Morgan parut attendre avec impatience.

Au bout de cinq minutes, il sonna ; un garçon parut.

– Le perruquier, demanda Morgan, n'est-il point venu ?

à cette époque, les perruquiers n'étaient pas encore des coiffeurs.

– Si fait, citoyen, répondit le garçon, il est venu ; mais vous n'étiez pas encore rentré, et il a dit qu'il allait revenir. Du reste, comme vous sonniez, on frappait à la porte ; c'était probablement...

– Voilà ! voilà ! dit une voix dans l'escalier.

– Ah ! bravo ! fit Morgan ; arrivez, maître Cadenette ! il s'agit de faire de moi quelque chose comme Adonis.

– Ce ne sera pas difficile, monsieur le baron, dit le perruquier.

– Eh bien, eh bien, vous voulez donc absolument me compromettre, citoyen Cadenette ?

– Monsieur le baron, je vous en supplie, appelez-moi Cadenette tout court, cela m'honorera, car ce sera une preuve de familiarité ; mais ne m'appelez pas citoyen : fi ! c'est une dénomination révolutionnaire ; et, au plus fort de la Terreur, j'ai toujours appelé mon épouse madame cadenette. Maintenant, excusez-moi de ne pas vous avoir attendu ; mais il y a ce soir grand bal rue du Bac, bal des victimes (le perruquier appuya sur ce mot) ; j'aurais cru que monsieur le baron devait en être.

– Ah çà ! fit Morgan en riant, vous êtes donc toujours royaliste, Cadenette ?

Le perruquier mit tragiquement la main sur son cœur.

– Monsieur le baron, dit-il, c'est non seulement une affaire de conscience, mais aussi une affaire d'état.

– De conscience ! je comprends, maître Cadenette, mais d'état ! que diable l'honorable corporation des perruquiers a-t-elle à faire à la politique ?

– Comment ! monsieur le baron, dit Cadenette tout en s'apprêtant à coiffer son client, vous demandez cela ? vous, un aristocrate !

– Chut, Cadenette !

– Monsieur le baron, entre ci-devant, on peut se dire ces choses-là.

– Alors vous êtes un ci-devant ?

– Tout ce qu'il y a de plus ci-devant. Quelle coiffure monsieur le baron désire-t-il ?

– Les oreilles de chien, et les cheveux retroussés par derrière.

– Avec un œil de poudre ?

– Deux yeux si vous voulez, Cadenette.

– Ah ! monsieur, quand on pense que, pendant cinq ans, on n'a trouvé que chez moi de la poudre à la maréchale ! monsieur le baron, pour une boîte de poudre, on était guillotiné.

– J'ai connu des gens qui l'ont été pour moins que cela, Cadenette. Mais expliquez-moi comment vous vous trouvez être un ci-devant ; j'aime à me rendre compte de tout.

– C'est bien simple, monsieur le baron. Vous admettez, n'est-ce pas, que, parmi les corporations, il y en avait de plus ou moins aristocrates ?

– Sans doute, selon qu'elles se rapprochaient des hautes classes de la société.

– C'est cela, monsieur le baron. Eh bien, les hautes classes de la société, nous les tenions par les cheveux ; moi, tel que vous me voyez, j'ai coiffé un soir madame de Polignac ; mon père a coiffé madame du Barry, mon grand-père madame de Pompadour ; nous avions nos privilèges, monsieur : nous portions l'épée. Il est vrai que, pour éviter les accidents qui pouvaient arriver entre têtes chaudes comme les nôtres, la plupart du temps nos épées étaient en bois ; mais tout au moins, si ce n'était pas la chose, c'était le simulacre. Oui, monsieur le baron, continua Cadenette avec un soupir, ce temps-là, c'était le beau temps, non seulement des perruquiers, mais aussi de la France. Nous étions de tous les secrets, de toutes les intrigues, on ne se cachait pas de nous : et il n'y a pas d'exemple, monsieur le baron, qu'un secret ait été trahi par un perruquier. Voyez notre pauvre reine, à qui a-t-elle confié ses diamants ? au grand, à l'illustre Léonard, au prince de la coiffure. Eh bien, monsieur le baron, deux hommes ont suffi pour renverser l'échafaudage d'une puissance qui reposait sur les perruques de Louis XIV, sur les poufs de la Régence, sur les crêpes de Louis XV et sur les galeries de Marie-Antoinette.

– Et ces deux hommes, ces deux niveleurs, ces deux révolutionnaires, quels sont-ils, Cadenette ? que je les voue, autant qu'il sera en mon pouvoir, à l'exécration publique.

– M. Rousseau et le citoyen Talma. M. Rousseau, qui a dit cette absurdité : « Revenez à la nature » et le citoyen Talma, qui a inventé les coiffures à la Titus.

– C'est vrai, Cadenette, c'est vrai.

– Enfin, avec le Directoire, on a eu un instant d'espérance. M. Barras n'a jamais abandonné la poudre, et le citoyen Moulin a conservé la queue ; mais, vous comprenez, le 18 brumaire a tout anéanti : le moyen de faire friser les cheveux de M. Bonaparte !... Ah ! tenez, continua Cadenette en faisant bouffer les oreilles de chien de sa pratique, à la bonne heure, voilà de véritables cheveux d'aristocrate, doux et fins comme de la soie, et qui tiennent le fer, que c'est à croire que vous portez perruque. Regardez-vous, monsieur le baron ; vous vouliez être beau comme Adonis... Ah ! si Vénus vous avait vu, ce n'est point d'Adonis que Mars eût été jaloux.

Et Cadenette, arrivé, au bout de son travail, et satisfait de son œuvre, présenta un miroir à main à Morgan, qui se regarda avec complaisance.

– Allons, allons ! dit-il au perruquier, décidément, mon cher, vous êtes un artiste ! Retenez bien cette coiffure-là : si jamais on me coupe le cou, comme il y aura probablement des femmes à mon exécution, c'est cette coiffure-là que je me choisis.

– Monsieur le baron veut qu'on le regrette, dit sérieusement le perruquier.

– Oui, et, en attendant, mon cher Cadenette, voici un écu pour la peine que vous avez prise. Ayez la bonté de dire en descendant que l'on m'appelle une voiture.

Cadenette poussa un soupir.

– Monsieur le baron, dit-il, il y a une époque où je vous eusse répondu : Montrez-vous à la cour avec cette coiffure, et je serai payé ; mais il n'y a plus de cour, monsieur le baron, et il faut vivre... Vous aurez votre voiture.

Sur quoi, Cadenette poussa un second soupir, mit l'écu de Morgan dans sa poche, fit le salut révérencieux des perruquiers et des maîtres de danse, et laissa le jeune homme parachever sa toilette.

Une fois la coiffure achevée, ce devait être chose bientôt faite ; la cravate, seule, prit un peu de temps à cause des brouillards qu'elle nécessitait, mais Morgan se tira de cette tâche difficile en homme expérimenté, et, à onze heures sonnantes, il était prêt à monter en voiture.

Cadenette n'avait point oublié la commission : un fiacre attendait à la porte.

Morgan y sauta en criant :

– Rue du Bac, n° 60.

Le fiacre prit la rue de Grenelle, remonta la rue du Bac et s'arrêta au n° 60.

– Voilà votre course payée double, mon ami, dit Morgan, mais à la condition que vous ne stationnerez pas à la porte.

Le fiacre reçut trois francs et disparut au coin de la rue de Varennes.

Morgan jeta les yeux sur la façade de la maison ; c'était à croire qu'il s'était trompé de porte, tant cette façade était sombre et silencieuse.

Cependant Morgan n'hésita point, il frappa d'une certaine façon.

La porte s'ouvrit.

Au fond de la cour s'étendait un grand bâtiment ardemment éclairé.

Le jeune homme se dirigea vers le bâtiment ; à mesure qu'il approchait, le son des instruments venait à lui.

Il monta un étage et se trouva dans le vestiaire.

Il tendit son manteau au contrôleur chargé de veiller sur les pardessus.

– Voici un numéro, lui dit le contrôleur ; quant aux armes, déposez-les dans la galerie, de manière que vous puissiez les reconnaître.

Morgan mit le numéro dans la poche de son pantalon, et entra dans une grande galerie transformée en arsenal.

Il y avait là une véritable collection d'armes de toutes les espèces : pistolets, tromblons, carabines, épées, poignards. Comme le bal pouvait être tout à coup interrompu par une descente de la police, il fallait qu'à la seconde chaque danseur pût se transformer en combattant.

Débarrassé de ses armes, Morgan entra dans la salle du bal.

Nous doutons que la plume puisse donner à nos lecteurs une idée de l'aspect qu'offrait ce bal.

En général, comme l'indiquait son nom, bal des victimes, on n'était admis à ce bal qu'en vertu des droits étranges que vous y avaient donnés vos parents envoyés sur l'échafaud par la Convention ou la commune de Paris, mitraillés par Collot-d'Herbois, ou noyés par Carrier ; mais comme, à tout prendre, c'étaient les guillotinés qui, pendant les trois années de terreur que l'on venait de traverser, l'avaient emporté en nombre sur les autres victimes, les costumes qui formaient la majorité étaient les costumes des victimes de l'échafaud.

Ainsi, la plus grande partie des jeunes filles, dont les mères et les sœurs aînées étaient tombées sous la main du bourreau, portaient elles-mêmes le costume que leur mère et leur sœur avaient revêtu pour la suprême et lugubre cérémonie, c'est-à-dire la robe blanche, le châle rouge et les cheveux coupés à fleur de cou.

Quelques-unes, pour ajouter à ce costume, déjà si caractéristique, un détail plus significatif encore, quelques-unes avaient noué autour de leur cou un fil de soie rouge, mince comme le tranchant d'un rasoir, lequel, comme chez la Marguerite de Faust au sabbat, indiquait le passage du fer entre les mastoïdes et les clavicules.

Quant aux hommes qui se trouvaient dans le même cas, ils avaient le collet de leur habit rabattu en arrière, celui de leur chemise flottant, le cou nu et les cheveux coupés.

Mais beaucoup avaient d'autres droits, pour entrer dans ce bal, que d'avoir eu des victimes dans leurs familles : beaucoup avaient fait eux-mêmes des victimes.

Ceux-là cumulaient.

Il y avait là des hommes de quarante à quarante-cinq ans, qui avaient été élevés dans les boudoirs des belles courtisanes du XVIIe siècle, qui avaient connu madame du Barry dans les mansardes de Versailles, la Sophie Arnoult chez M. de Lauraguais, la Duthé chez le comte d'Artois, qui avaient emprunté à la politesse du vice le vernis dont ils recouvraient leur férocité. Ils étaient encore jeunes et beaux ; ils entraient dans un salon secouant leurs chevelures odorantes et leurs mouchoirs parfumés, et ce n'était point une précaution inutile, car, s'ils n'eussent senti l'ambre ou la verveine, ils eussent senti le sang.

Il y avait là des hommes de vingt-cinq à trente ans, mis avec une élégance infinie, qui faisaient partie de l'Association des Vengeurs, qui semblaient saisis de la monomanie de l'assassinat, de la folie de l'égorgement ; qui avaient la frénésie du sang, et que le sang ne désaltérait pas ; qui, lorsque l'ordre leur était venu de tuer, tuaient celui qui leur était désigné, ami ou ennemi ; qui portaient la conscience du commerce dans la comptabilité du meurtre ; qui recevaient la traite sanglante qui leur demandait la tête de tel ou tel jacobin, et qui la payaient à vue.

Il y avait là des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, des enfants presque, mais des enfants nourris comme Achille, de la moelle des bêtes féroces, comme Pyrrhus de la chair des ours ; c'étaient des élèves bandits de Schiller, des apprentis francs-juges de la sainte Vehme ; c'était cette génération étrange qui arrive après les grandes convulsions politiques, comme vinrent les Titans après le chaos, les hydres après le déluge, comme viennent enfin les vautours et les corbeaux après le carnage.

C'était un spectre de bronze, impassible, implacable, inflexible qu'on appelle le talion.

Et ce spectre se mêlait aux vivants ; il entrait dans les salons dorés, il faisait un signe du regard, un geste de la main, un mouvement de la tête, et on le suivait.

On faisait, dit l'auteur auquel nous empruntons ces détails si inconnus et cependant si véridiques, on faisait Charlemagne à la bouillotte pour une partie d'extermination.

La Terreur avait affecté un grand cynisme dans ses vêtements, une austérité lacédémonienne dans ses repas, le plus profond mépris enfin d'un peuple sauvage pour tous les arts et pour tous les spectacles.

La réaction thermidorienne, au contraire, était élégante, parée et opulente ; elle épuisait tous les luxes et toutes les voluptés, comme sous la royauté de Louis XV ; seulement, elle ajouta le luxe de la vengeance, la volupté du sang.

Fréron donna son nom à toute cette jeunesse que l'on appela la jeunesse de Fréron ou jeunesse dorée.

Pourquoi Fréron, plutôt qu'un autre, eut-il cet étrange et fatal honneur ?

Je ne me chargerai pas de vous le dire : mes recherches – et ceux qui me connaissent me rendront cette justice que, quand je veux arriver à un but, les recherches ne me coûtent pas – mes recherches ne m'ont rien appris là-dessus.

Ce fut un caprice de la mode ; la mode est la seule déesse plus capricieuse encore que la fortune.

à peine nos lecteurs savent-ils aujourd'hui ce que c'était que Fréron, et celui qui fut le patron de Voltaire est plus connu que celui qui fut le patron de ces élégants assassins.

L'un était le fils de l'autre. Louis Stanislas était le fils d'élie-Catherine ; le père était mort de colère de voir son journal supprimé par le garde des sceaux, Miromesnil.

L'autre, irrité par les injustices dont son père avait été victime, avait d'abord embrassé avec ardeur les principes révolutionnaires, et, à la place de l'Année littéraire, morte et étranglée en 1775, il avait, en 1789, créé l'Orateur du peuple. Envoyé dans le Midi, comme agent extraordinaire, Marseille et Toulon gardent encore aujourd'hui le souvenir de ses cruautés.

Mais tout fut oublié quand, au 9 thermidor, il se prononça contre Robespierre, et aida à précipiter de l'autel de l'être suprême le colosse qui, d'apôtre, s'était fait dieu. Fréron, répudié par la Montagne, qui l'abandonna aux lourdes mâchoires de Moïse Bayle ; Fréron, repoussé avec dédain par la Gironde, qui le livra aux imprécations d'Isnard ; Fréron, comme le disait le terrible et pittoresque orateur du Var, Fréron tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, fut recueilli, caressé, choyé par les thermidoriens ; puis, du camp de ceux-ci, il passa dans le camp des royalistes, et, sans aucune raison d'obtenir ce fatal honneur, se trouva tout à coup à la tête d'un parti puissant de jeunesse, d'énergie et de vengeance, placé entre les passions du temps, qui menaient à tout, et l'impuissance des lois, qui souffraient tout.

Ce fut au milieu de cette jeunesse dorée, de cette jeunesse de Fréron, grasseyant, zézayant, donnant sa parole d'honneur à tout propos, que Morgan se fraya un passage.

Toute cette jeunesse, il faut le dire, malgré le costume dont elle était revêtue, malgré les souvenirs que rappelaient ces costumes, toute cette jeunesse était d'une gaieté folle.

C'est incompréhensible, mais c'était ainsi.

Expliquez si vous pouvez cette danse macabre qui, au commencement du XVe siècle, avec la furie d'un galop moderne conduit par Musard, déroulant ses anneaux dans le cimetière même des Innocents, laissa choir au milieu des tombes cinquante mille de ses funèbres danseurs.

Morgan cherchait évidemment quelqu'un.

Un jeune élégant qui plongeait, dans une bonbonnière de vermeil que lui tendait une charmante victime, un doigt rouge de sang, seule partie de sa main délicate qui eût été soustraite à la pâte d'amande, voulait l'arrêter pour lui donner des détails sur l'expédition dont il avait rapporté ce sanglant trophée ; mais Morgan lui sourit, pressa celle de ses deux mains qui était gantée, et se contenta de lui répondre :

– Je cherche quelqu'un.

– Affaire pressée ?

– Compagnie de Jéhu.

Le jeune homme au doigt sanglant le laissa passer.

Une adorable furie, comme eût dit Corneille, qui avait ses cheveux retenus par un poignard à la lame plus pointue que celle d'une aiguille, lui barra le passage en lui disant :

– Morgan, vous êtes le plus beau, le plus brave et le plus digne d'être aimé de tous ceux qui sont ici. Qu'avez-vous à répondre à la femme qui vous dit cela ?

– J'ai à lui répondre que j'aime, dit Morgan, et que mon cœur est trop étroit pour une haine et deux amours.

Et il continua sa recherche.

Deux jeunes gens qui discutaient, l'un disant : « C'est un Anglais » l'autre disant : « C'est un Allemand » arrêtèrent Morgan :

– Ah ! pardieu ! dit l'un, voilà l'homme qui peut nous tirer d'embarras.

– Non, répondit Morgan en essayant de rompre la barrière qu'ils lui opposaient, car je suis pressé.

– Il n'y a qu'un mot à répondre, dit l'autre. Nous venons de parier, Saint-Amand et moi, que l'homme jugé et exécuté dans la chartreuse de Seillon était selon lui un Allemand, selon moi un Anglais.

– Je ne sais, répondit Morgan ; je n'y étais pas. Adressez-vous à Hector ; c'est lui qui présidait ce soir-là.

– Dis-nous alors où est Hector ?

– Dites-moi plutôt où est Tiffauges ; je le cherche.

– Là-bas, au fond, dit le jeune homme en indiquant un point de la salle où la contredanse bondissait plus joyeuse et plus animée. Tu le reconnaîtras à son gilet ; son pantalon, non plus, n'est point à dédaigner, et je m'en ferai faire un pareil avec la peau du premier mathévon à qui j'aurai affaire.

Morgan ne prit point le temps de demander ce que le gilet de Tiffauges avait de remarquable, et par quelle coupe bizarre ou quelle étoffe précieuse son pantalon avait pu obtenir l'approbation d'un homme aussi expert en pareille matière que l'était celui qui lui adressait la parole. Il alla droit au point indiqué par le jeune homme, et vit celui qu'il cherchait dansant un pas d'été qui semblait, par son habileté et son tricotage, qu'on me pardonne ce terme technique, sorti des salons de Vestris lui-même.

Morgan fit un signe au danseur.

Tiffauges s'arrêta à l'instant même, salua sa danseuse, la reconduisit à sa place, s'excusa sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et vint prendre le bras de Morgan.

– L'avez-vous vu ? demanda Tiffauges à Morgan.

– Je le quitte, répondit celui-ci.

– Et vous lui avez remis la lettre du roi ?

– à lui-même.

– L'a-t-il lue ?

– à l'instant.

– Et il a fait une réponse ?

– Il en a fait deux, une verbale et une écrite ; la seconde dispense de la première.

– Et vous l'avez ?

– La voici.

– Et savez-vous le contenu ?

– C'est un refus.

– Positif ?

– Tout ce qu'il y a de plus positif.

– Sait-il que, du moment où il nous ôte tout espoir, nous le traitons en ennemi ?

– Je le lui ai dit.

– Et il a répondu ?

– Il n'a pas répondu, il a haussé les épaules.

– Quelle intention lui croyez-vous donc ?

– Ce n'est pas difficile à deviner.

– Aurait-il l'idée de garder le pouvoir pour lui ?

– Cela m'en a bien l'air.

– Le pouvoir, mais pas le trône !

– Pourquoi pas le trône ?

– Il n'oserait se faire roi.

– Oh ! je ne puis pas vous répondre si c'est précisément roi qu'il se fera ; mais je vous réponds qu'il se fera quelque chose.

– Mais, enfin, c'est un soldat de fortune.

– Mon cher, mieux vaut en ce moment être le fils de ses œuvres que le petit-fils d'un roi.

Le jeune homme resta pensif.

– Je rapporterai tout cela à Cadoudal, fit-il.

– Et ajoutez que le premier consul a dit ces propres paroles : « Je tiens la Vendée dans ma main, et, si je veux, dans trois mois, il ne s'y brûlera plus une amorce. »

– C'est bon à savoir.

– Vous le savez ; que Cadoudal le sache, et faites-en votre profit.

En ce moment, la musique cessa tout à coup ; le bourdonnement des danseurs s'éteignit ; il se fit un grand silence, et, au milieu de ce silence, quatre noms furent prononcés par une voix sonore et accentuée.

Ces quatre noms étaient ceux de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

– Pardon, dit Morgan à Tiffauges, il se prépare probablement quelque expédition dont je suis ; force m'est donc, à mon grand regret, de vous dire adieu : seulement, avant de vous quitter, laissez-moi regarder de plus près votre gilet et votre pantalon, dont on m'a parlé ; c'est une curiosité d'amateur, j'espère que vous l'excuserez.

– Comment donc ! fit le jeune Vendéen, bien volontiers.

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