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Chapitre XI
Le château des Noires-Fontaines

Le château des Noires-Fontaines, où nous venons de conduire deux des principaux personnages de cette histoire, était situé dans une des plus charmantes situations de la vallée, ou s'élève la ville de Bourg.

Son parc, de cinq ou six arpents, planté d'arbres centenaires, était fermé de trois côtés par des murailles de grès, ouvertes sur le devant de toute la largeur d'une belle grille de fer travaillée au marteau, et façonnée du temps et à la manière de Louis XV, et du quatrième côté par la petite rivière de la Royssouse, charmant ruisseau qui prend sa source à Journaud, c'est-à-dire au bas des premières rampes jurassiques, et qui, coulant du midi au nord d'un cours presque insensible, va se jeter dans la Saône au pont de Fleurville, en face de Pont-de-Vaux, patrie de Joubert, lequel, un mois avant l'époque où nous sommes arrivés, venait d'être tué à la fatale bataille de Novi.

Au-delà de la Reyssouse et sur ses rives s'étendaient, à droite et à gauche du château des Noires-Fontaines, les villages de Montagnat et de Saint-Just, dominés par celui de Ceyzeriat.

Derrière ce dernier bourg se dessinent les gracieuses silhouettes des collines du Jura, au-dessus de la crête desquelles on distingue la cime bleuâtre des montagnes du Bugey, qui semblent se hausser pour regarder curieusement par-dessus l'épaule de leurs sœurs cadettes ce qui se passe dans la vallée de l'Ain.

Ce fut en face de ce ravissant paysage que se réveilla sir John.

Pour la première fois de sa vie peut-être, le morose et taciturne Anglais souriait à la nature ; il lui semblait être dans une de ces belles vallées de la Thessalie, célébrées par Virgile, ou près de ces douces rives du Lignon, chantées par d'Urfé, dont la maison natale, quoi qu'en disent les biographes, tombait en ruine à trois quarts de lieue du château des Noires-Fontaines.

Il fut tiré de sa contemplation par trois coups légèrement frappés à sa porte : c'était son hôte, Roland, qui venait s'informer de quelle façon il avait passé la nuit.

Il le trouva radieux comme le soleil qui se jouait sur les feuilles déjà jaunies des marronniers et des tilleuls.

– Oh ! oh ! sir John, dit-il, permettez-moi de vous féliciter ; je m'attendais à voir un homme triste comme ces pauvres chartreux aux longues robes blanches qui m'effrayaient tant dans ma jeunesse, quoique, à vrai dire, je n'aie jamais été facile à la peur ; et, pas du tout, je vous trouve, au milieu de notre triste mois d'octobre, souriant comme une matinée de mai.

– Mon cher Roland, répondit sir John, je suis presque orphelin ; j'ai perdu ma mère le jour de ma naissance, mon père à douze ans. à l'âge où l'on met les enfants au collège, j'étais maître d'une fortune de plus d'un million de rente ; mais j'étais seul en ce monde, sans personne que j'aimasse, sans personne qui m'aimât ; les douces joies de la famille me sont donc complètement inconnues. De douze à dix-huit ans, j'ai étudié à l'université de Cambridge ; mon caractère taciturne, un peu hautain peut-être, m'isolait au milieu de mes jeunes compagnons. à dix-huit ans, je voyageai. Voyageur armé qui parcourez le monde à l'ombre de votre drapeau, c'est-à-dire à l'ombre de la patrie ; qui avez tous les jours les émotions de la lutte et les orgueils de la gloire, vous ne vous doutez point quelle chose lamentable c'est que de traverser les villes, les provinces, les états, les royaumes, pour visiter tout simplement une église ici, un château là ; de quitter le lit à quatre heures du matin à la voix du guide impitoyable, pour voir le soleil se lever du haut du Righi ou de l'Etna ; de passer, comme un fantôme déjà mort, au milieu de ces ombres vivantes que l'on appelle les hommes ; de ne savoir où s'arrêter ; de n'avoir pas une terre où prendre racine, pas un bras où s'appuyer, pas un cœur où verser son cœur ! Eh bien, hier au soir, mon cher Roland, tout à coup, en un instant, en une seconde, ce vide de ma vie a été comblé ; j'ai vécu en vous ; les joies que je cherche, je vous les ai vu éprouver ; cette famille que j'ignore, je l'ai vue s'épanouir florissante autour de vous ; en regardant votre mère, je me suis dit : ma mère était ainsi, j'en suis certain. En regardant votre sœur, je me suis dit : si j'avais eu une sœur, je ne l'aurais pas voulue autrement. En embrassant votre frère, je me suis dit que je pourrais, à la rigueur, avoir un enfant de cet âge-là, et laisser ainsi quelque chose après moi dans ce monde ; tandis qu'avec le caractère dont je me connais, je mourrai comme j'ai vécu, triste, maussade aux autres et importun à moi-même. Ah ! vous êtes heureux, Roland ! vous avez la famille, vous avez la gloire, vous avez la jeunesse, vous avez – ce qui ne gâte rien même chez un homme – vous avez la beauté. Aucune joie ne vous manque, aucun bonheur ne vous fait défaut ; je vous le répète, Roland, vous êtes un homme heureux, bien heureux.

– Bon ! dit Roland, et vous oubliez mon anévrisme, milord.

Sir John regarda le jeune homme d'un air d'incrédulité. En effet, Roland paraissait jouir d'une santé formidable.

– Votre anévrisme contre mon million de rente, Roland, dit avec un sentiment de profonde tristesse lord Tanlay, pourvu qu'avec votre anévrisme vous me donniez cette mère qui pleure de joie en vous revoyant, cette sœur qui se trouve mal de bonheur à votre retour, cet enfant qui se pend à votre cou comme un jeune et beau fruit à un arbre jeune et beau ; pourvu qu'avec tout cela encore vous me donniez ce château aux frais ombrages, cette rivière aux rives gazonneuses et fleuries, ces lointains bleuâtres, où blanchissent, comme des troupes de cygnes, de jolis villages avec leurs clochers bourdonnants ; votre anévrisme, Roland, la mort dans trois ans, dans deux ans, dans un an, dans six mois ; mais six mois de votre vie si pleine, si agitée, si douce, si accidentée, si glorieuse ! et je me regarderai comme un homme heureux.

Roland éclata de rire, de ce rire nerveux qui lui était particulier.

– Ah ! dit-il, que voilà bien le touriste, le voyageur superficiel, le juif errant de la civilisation, qui, ne s'arrêtant nulle part, ne peut rien apprécier, rien approfondir, juge chaque chose par la sensation qu'elle lui apporte, et dit, sans ouvrir la porte de ces cabanes où sont renfermés ces fous qu'on appelle des hommes : derrière cette muraille on est heureux ! Eh bien, mon cher, vous voyez bien cette charmante rivière, n'est-ce pas ? ces beaux gazons fleuris, ces jolis villages : c'est l'image de la paix, de l'innocence, de la fraternité ; c'est le siècle de Saturne, c'est l'âge d'or ; c'est l'éden ; c'est le paradis. Eh bien, tout cela est peuplé de gens qui s'égorgent les uns les autres ; les jungles de Calcutta, les roseaux du Bengale ne sont pas peuplés de tigres plus féroces et de panthères plus cruelles que ces jolis villages, que ces frais gazons, que les bords de cette charmante rivière. Après avoir fait des fêtes funéraires au bon, au grand, à l'immortel Marat, qu'on a fini, Dieu merci ! par jeter à la voirie comme une charogne qu'il était, et même qu'il avait toujours été ; après avoir fait des fêtes funéraires dans lesquelles chacun apportait une urne où il versait toutes les larmes de son corps, voilà que nos bons Bressans, nos doux Bressans, nos engraisseurs de poulardes, se sont avisés que les républicains étaient tous des assassins, et qu'ils les ont assassinés par charretées, pour les corriger de ce vilain défaut qu'a l'homme sauvage ou civilisé de tuer son semblable. Vous doutez ? Oh ! mon cher, sur la route de Lons-le-Saulnier, si vous êtes curieux, on vous montrera la place où, voilà six mois à peine, il s'est organisé une tuerie qui ferait lever le cœur aux plus féroces sabreurs de nos champs de bataille. Imaginez-vous une charrette chargée de prisonniers que l'on conduisait à Lons-le-Saulnier, une charrette à ridelles, une de ces immenses charrettes sur lesquelles on conduit les veaux à la boucherie ; dans cette charrette, une trentaine d'hommes dont tout le crime était une folle exaltation de pensées et de paroles menaçantes ; tout cela lié, garrotté, la tête pendante et bosselée par les cahots, la poitrine haletante de soif, de désespoir et de terreur ; des malheureux qui n'ont pas même, comme au temps de Néron et de Commode, la lutte du cirque, la discussion à main armée avec la mort ; que le massacre surprend impuissants et immobiles ; qu'on égorge dans leurs liens et qu'on frappe non seulement pendant leur vie, mais jusqu'au fond de la mort ; sur le corps desquels – quand, dans ces corps, le cœur a cessé de battre – sur le corps desquels l'assommoir retentit sourd et mat, pliant les chairs, broyant les os, et des femmes regardant ce massacre, paisibles et joyeuses, soulevant au-dessus de leurs têtes leurs enfants battant des mains ; des vieillards qui n'auraient plus dû penser qu'à faire une mort chrétienne, et qui contribuaient, par leurs cris et leurs excitations, à faire à ces malheureux une mort désespérée, et, au milieu de ces vieillards, un petit septuagénaire, bien coquet, bien poudré, chiquenaudant son jabot de dentelle pour le moindre grain de poussière, prenant son tabac d'Espagne dans une tabatière d'or avec un chiffre en diamants, mangeant ses pastilles à l'ambre dans une bonbonnière de Sèvres qui lui a été donnée par madame du Barry, bonbonnière ornée du portrait de la donatrice, ce septuagénaire – voyez le tableau, mon cher ! – piétinant avec ses escarpins sur ces corps qui ne laissaient plus qu'un matelas de chair humaine, et fatigant son bras, appauvri par l'âge, à frapper avec un jonc à pomme de vermeil ceux de ces cadavres qui ne lui paraissaient pas suffisamment morts, convenablement passés au pilon... Pouah ! mon cher, j'ai vu Montebello, j'ai vu Arcole, j'ai vu Rivoli, j'ai vu les Pyramides ; je croyais ne pouvoir rien voir de plus terrible. Eh bien, le simple récit de ma mère, hier, quand vous avez été rentré dans votre chambre, m'a fait dresser les cheveux ? Ma foi ! voilà qui explique les spasmes de ma pauvre sœur aussi clairement que mon anévrisme explique les miens.

Sir John regardait et écoutait Roland avec cet étonnement curieux que lui causaient toujours les sorties misanthropiques de son jeune ami. En effet, Roland semblait embusqué au coin de la conversation pour tomber sur le genre humain à la moindre occasion qui s'en présenterait. Il s'aperçut du sentiment qu'il venait de faire pénétrer dans l'esprit de sir John et changea complètement de ton, substituant la raillerie amère à l'emportement philanthropique.

– Il est vrai, dit-il, qu'après cet excellent aristocrate qui achevait ce que les massacreurs avaient commencé, et qui retrempait dans le sang ses talons rouges déteints, les gens qui font ces sortes d'exécutions sont des gens de bas étage, des bourgeois et des manants, comme disaient nos aïeux en parlant de ceux qui les nourrissaient ; les nobles s'y prennent plus élégamment. Vous avez vu, au reste, ce qui s'est passé à Avignon : on vous le raconterait, n'est-ce pas ? que vous ne le croiriez pas. Ces messieurs les détrousseurs de diligences se piquent d'une délicatesse infinie ; ils ont deux faces sans compter leur masque : ce sont tantôt des Cartouches et des Mandrins, tantôt des Amadis et des Galaors. On raconte des histoires fabuleuses de ces héros de grand chemin. Ma mère me disait hier qu'il y avait un nommé Laurent – vous comprenez bien, mon cher, que Laurent est un nom de guerre qui sert à cacher le nom véritable, comme le masque cache le visage – il y avait un nommé Laurent qui réunissait toutes les qualités d'un héros de roman, tous les accomplissements, comme vous dites, vous autres Anglais, qui, sous le prétexte que vous avez été Normands autrefois, vous permettez de temps en temps d'enrichir notre langue d'une expression pittoresque, d'un mot dont la gueuse demandait l'aumône à nos savants, qui se gardaient bien de la lui faire. Le susdit Laurent était donc beau jusqu'à l'idéalité ; il faisait partie d'une bande de soixante et douze compagnons de Jéhu que l'on vient de juger à Yssengeaux : soixante-dix furent acquittés ; lui et un de ses compagnons furent seuls condamnés à mort ; on renvoya les innocents séance tenante, et l'on garda Laurent et son compagnon pour la guillotine. Mais bast ! maître Laurent avait une trop jolie tête pour que cette tête tombât sous l'ignoble couteau d'un exécuteur : les juges qui l'avaient jugé, les curieux qui s'attendaient à le voir exécuter, avaient oublié cette recommandation corporelle de la beauté, comme dit Montaigne. Il y avait une femme chez le geôlier d'Yssengeaux, sa fille, sa sœur, sa nièce ; l'histoire – car c'est une histoire que je vous raconte et non un roman – l'histoire n'est pas fixée là-dessus ; tant il y a que la femme, quelle qu'elle fût, devint amoureuse du beau condamné ; si bien que, deux heures avant l'exécution, au moment ou maître Laurent croyait voir entrer l'exécuteur, et dormait ou faisait semblant de dormir, comme il se pratique toujours en pareil cas, il vit entrer l'ange sauveur.

« Vous dire comment les mesures étaient prises, je n'en sais rien : les deux amants ne sont point entrés dans les détails, et pour cause ; mais la vérité est – et je vous rappelle toujours, sir John, que c'est la vérité et non une fable – la vérité est que Laurent se trouva libre avec le regret de ne pouvoir sauver son camarade, qui était dans un autre cachot. Gensonné, en pareille circonstance, refusa de fuir et voulut mourir avec ses compagnons les Girondins ; mais Gensonné n'avait pas la tête d'AntinoĆ¼s sur le corps d'Apollon : plus la tête est belle, vous comprenez, plus on y tient. Laurent accepta donc l'offre qui lui était faite et s'enfuit ; un cheval l'attendait au prochain village ; la jeune fille, qui eût pu retarder ou embarrasser sa fuite, devait l'y rejoindre au point du jour. Le jour parut, mais n'amena point l'ange sauveur ; il paraît que notre chevalier tenait plus à sa maîtresse qu'à son compagnon : il avait fui sans son compagnon, il ne voulut pas fuir sans sa maîtresse. Il était six heures du matin, l'heure juste de l'exécution ; l'impatience, le gagnait. Il avait, depuis quatre heures, tourné trois fois la fête de son cheval vers la ville et chaque fois s'en était approché davantage. Une idée, à cette troisième fois, lui passa par l'esprit : c'est que sa maîtresse est prise et va payer pour lui ; il était venu jusqu'aux premières maisons, il pique son cheval, rentre dans la ville, traverse à visage découvert et au milieu de gens qui le nomment par son nom, tout étonnés de le voir libre et à cheval, quand ils s'attendaient à le voir garrotté et en charrette, traverse la place de l'exécution, où le bourreau vient d'apprendre qu'un de ses patients a disparu, aperçoit sa libératrice qui fendait à grand-peine la foule, non pas pour voir l'exécution, elle, mais pour aller le rejoindre. à sa vue, il enlève son cheval, bondit vers elle, renverse trois ou quatre badauds en les heurtant du poitrail de son Bayard, parvient jusqu'à elle, la jette sur l'arçon de sa selle, pousse un cri de joie et disparaît en brandissant son chapeau, comme M. de Condé à la bataille de Lens ; et le peuple d'applaudir et les femmes de trouver l'action héroïque et de devenir amoureuses du héros.

Roland s'arrêta et, voyant que sir John gardait le silence, il l'interrogea du regard.

– Allez toujours, répondit l'Anglais, je vous écoute, et, comme je suis sûr que vous ne me dites tout cela que pour arriver à un point qui vous reste à dire, j'attends.

– Eh bien, reprit en riant Roland, vous avez raison, très cher, et vous me connaissez, ma parole, comme si nous étions amis de collège. Eh bien, savez-vous l'idée qui m'a, toute la nuit, trotté dans l'esprit ? C'est de voir de près ce que c'est que ces messieurs de Jéhu.

– Ah ! oui, je comprends, vous n'avez pas pu vous faire tuer par M. de Barjols, vous allez essayer de vous faire tuer par M. Morgan.

– Ou un autre, mon cher sir John, répondit tranquillement le jeune officier ; car je vous déclare que je n'ai rien particulièrement contre M. Morgan, au contraire, quoique ma première pensée, quand il est entré dans la salle et a fait son petit speech – n'est-ce pas un speech que vous appelez cela ?

Sir John fit de la tête un signe affirmatif.

– Bien que ma première pensée, reprit Roland, ait été de lui sauter au cou et de l'étrangler d'une main, tandis que, de l'autre, je lui eusse arraché son masque.

– Maintenant que je vous connais, mon cher Roland, je me demande, en effet, comment vous n'avez pas mis un si beau projet à exécution.

– Ce n'est pas ma faute, je vous le jure ! j'étais parti, mon compagnon m'a retenu.

– Il y a donc des gens qui vous retiennent ?

– Pas beaucoup, mais celui-là.

– De sorte que vous en êtes aux regrets ?

– Non pas, en vérité ; ce brave détrousseur de diligences a fait sa petite affaire avec une crânerie qui m'a plu : j'aime instinctivement les gens braves ; si je n'avais pas tué M. de Barjols, j'aurais voulu être son ami. Il est vrai que je ne pouvais savoir combien il était brave qu'en le tuant. Mais parlons d'autre chose. C'est un de mes mauvais souvenirs que ce duel. Pourquoi étais-je donc monté ? à coup sûr, ce n'était point pour vous parler des compagnons de Jéhu, ni des exploits de M. Laurent... Ah ! c'était pour m'entendre avec vous sur ce que vous comptez faire ici. Je me mettrai en quatre pour vous amuser, mon cher hôte, mais j'ai deux chances contre moi : mon pays, qui n'est guère amusant ; votre nation, qui n'est guère amusable.

– Je vous ai déjà dit, Roland, répliqua lord Tanlay en tendant la main au jeune homme, que je tenais le château de Noires-Fontaines pour un paradis.

– D'accord ; mais, pourtant, dans la crainte que vous ne trouviez bientôt votre paradis monotone, je ferai de mon mieux pour vous distraire. Aimez-vous l'archéologie, Westminster, Cantorbéry ? nous avons l'église de Brou, une merveille, de la dentelle sculptée par maître Colomban ; il y a une légende là-dessus, je vous la dirai un soir que vous aurez le sommeil difficile. Vous y verrez les tombeaux de Marguerite de Bourbon, de Philippe le Beau et de Marguerite d'Autriche ; nous vous poserons le grand problème de sa devise : « Fortune, infortune, fortune » que j'ai la prétention d'avoir résolu par cette version latinisée : « Fortuna, infortuna, forti una ». Aimez-vous la pêche, mon cher hôte ? vous avez la Reyssouse au bout de votre pied ; à l'extrémité de votre main une collection de lignes et d'hameçons appartenant à édouard, une collection de filets appartenant à Michel. Quant aux poissons, vous savez que c'est la dernière chose dont on s'occupe. Aimez-vous la chasse ? nous avons la forêt de Seillon à cent pas de nous ; pas la chasse à courre, par exemple, il faut y renoncer, mais la chasse à tir. Il paraît que les bois de mes anciens croquemitaines, les chartreux, foisonnent de sangliers, de chevreuils, de lièvres et de renards. Personne n'y chasse par la raison que c'est au gouvernement, et que le gouvernement, dans ce moment-ci, c'est personne. En ma qualité d'aide de camp du général Bonaparte, je remplirai la lacune, et nous verrons si quelqu'un ose trouver mauvais qu'après avoir chassé les Autrichiens sur l'Adige et les mameluks sur le Nil, je chasse les sangliers, les daims, les chevreuils, les renards et les lièvres sur la Reyssouse. Un jour d'archéologie, un jour de pêche et un jour de chasse. Voilà déjà trois jours, vous voyez, mon cher hôte, nous n'avons plus à avoir d'inquiétude que pour quinze ou seize.

– Mon cher Roland, dit sir John avec une profonde tristesse et sans répondre à la verbeuse improvisation du jeune officier, ne me direz-vous jamais quelle fièvre vous brûle, quel chagrin vous mine ?

– Ah ! par exemple, fit Roland avec un éclat de rire strident et douloureux, je n'ai jamais été si gai que ce matin ; c'est vous qui avez le spleen, milord, et qui voyez tout en noir.

– Un jour, je serai réellement votre ami, répondit sérieusement sir John ; ce jour-là, vous me ferez vos confidences ; ce jour-là, je porterai une part de vos peines.
– Et la moitié de mon anévrisme... Avez-vous faim, milord ?

– Pourquoi me faites-vous cette question ?

– C'est que j'entends dans l'escalier les pas d'édouard, qui vient nous dire que le déjeuner est servi.

En effet, Roland n'avait pas prononcé le dernier mot, que la porte s'ouvrait et que l'enfant disait :

– Grand frère Roland, mère et sœur Amélie attendent pour déjeuner milord et toi.

Puis, s'attachant à la main droite de l'Anglais, il lui regarda attentivement la première phalange du pouce, de l'index et de l'annulaire.

– Que regardez-vous, mon jeune ami ? demanda sir John.

– Je regarde si vous avez de l'encre aux doigts.

– Et si j'avais de l'encre aux doigts, que voudrait dire cette encre ?

– Que vous auriez écrit en Angleterre. Vous auriez demandé mes pistolets et mon sabre.

– Non, je n'ai pas écrit, dit sir John ; mais j'écrirai aujourd'hui.

– Tu entends, grand frère Roland ? j'aurai dans quinze jours mes pistolets et mon sabre !

Et l'enfant, tout joyeux, présenta ses joues roses et fermes au baiser de sir John, qui l'embrassa aussi tendrement que l'eût fait un père.

Puis tous trois descendirent dans la salle à manger, où les attendaient Amélie et madame de Montrevel.

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