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Chapitre XCVII
Où il est prouvé qu'il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d'en sortir

Pendant que d'Artagnan et Porthos étaient allés conduire le cardinal à Saint- Germain, Athos et Aramis qui les avaient quittés à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris.
Chacun d'eux avait sa visite à faire.
A peine débotté, Aramis courut à l'Hôtel de Ville où était madame de Longueville. A la première nouvelle de la paix la belle duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix amenait son abdication ; elle déclara qu'elle ne signerait jamais au traité et qu'elle voulait une guerre éternelle.
Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette paix sous son véritable jour, c'est-à-dire avec tous ses avantages, lorsqu'il lui eut montré, en échange de sa royauté précaire et contestée de Paris, la vice-royauté de Pont-de-l'Arche, c'est-à-dire de la Normandie tout entière, lorsqu'il eut fait sonner à ses oreilles les cinq cent mille livres promises par le cardinal, lorsqu'il eut fait briller à ses yeux l'honneur que lui ferait le roi en tenant son enfant sur les fonts de baptême, madame de Longueville ne contesta plus que par l'habitude qu'ont les jolies femmes de contester, et ne se défendit plus que pour se rendre.
Aramis fit semblant de croire à la réalité de son opposition, et ne voulut pas à ses propres yeux s'ôter le mérite de l'avoir persuadée.
- Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le Prince votre frère, c'est-à-dire le plus grand capitaine de l'époque, et lorsque les femmes de génie le veulent, elles réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le prince est battu, puisqu'il ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez- le à notre parti. Détachez-le tout doucement de la reine, qu'il n'aime pas, et de M. de Mazarin, qu'il méprise. La Fronde est une comédie dont nous n'avons encore joué que le premier acte. Attendons M. de Mazarin au dénouement, c'est-à-dire au jour où M. le Prince, grâce à vous, sera tourné contre la cour.
Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, qu'elle ne douta point de leur influence, même sur M. de Condé, et la chronique scandaleuse du temps dit qu'elle n'avait pas trop présumé.
Athos, en quittant Aramis à la place Royale, s'était rendu chez madame de Chevreuse. C'était encore une frondeuse à persuader, mais celle-là était plus difficile à convaincre que sa jeune rivale ; il n'avait été stipulé aucune condition en sa faveur. M. de Chevreuse n'était nommé gouverneur d'aucune province, et si la reine consentait à être marraine, ce ne pouvait être que de son petit-fils ou de sa petite-fille.
Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse fronça-t-elle le sourcil, et malgré toute la logique d'Athos pour lui montrer qu'une plus longue guerre était impossible, elle insista en faveur des hostilités.
- Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le monde est las de la guerre ; qu'excepté vous et M. le coadjuteur peut-être, tout le monde désire la paix. Vous vous ferez exiler comme du temps du roi Louis XIII. Croyez-moi, nous avons passé l'âge des succès en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas destinés à s'éteindre en pleurant Paris, où il y aura toujours deux reines tant que vous y serez.
- Oh ! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule, mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux favori, et... foi de duchesse ! je me vengerai.
- Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir mauvais à M. de Bragelonne ; le voilà lancé, M. le Prince lui veut du bien, il est jeune, laissons un jeune roi s'établir ! Hélas ! excusez ma faiblesse, madame, il vient un moment où l'homme revit et rajeunit dans ses enfants.
La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironiquement.
- Comte, dit-elle, vous êtes, j'en ai bien peur, gagné au parti de la cour. N'avez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche ?
- Oui, madame, dit Athos, j'ai celui de la Jarretière que le roi Charles Ier m'a donné quelques jours avant sa mort.
Le comte disait vrai ; il ignorait la demande de Porthos et ne savait pas qu'il en eût un autre que celui-là.
- Allons ! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse rêveuse.
Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le regardant.
- Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation que Bragelonne. Vous êtes homme de goût, vous devez avoir de l'eau, des bois, des fleurs.
Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête charmante sur sa main coquettement recourbée et toujours admirable de forme et de blancheur.
- Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout à l'heure ? jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus belle.
La duchesse secoua la tête.
- M. de Bragelonne reste-t-il à Paris ? dit-elle.
- Qu'en pensez-vous ? demanda Athos.
- Laissez-le-moi, reprit la duchesse.
- Non pas, madame, si vous avez oublié l'histoire d'Oedipe, moi, je m'en souviens.
- En vérité, vous êtes charmant, comte, et j'aimerais à vivre un mois à Bragelonne.
- N'avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse ? répondit galamment Athos.
- Non, j'irai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon.
- Vous êtes adorable, madame.
- Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'il est amoureux.
- Lui, un enfant !
- Aussi est-ce une enfant qu'il aime !
Athos devint rêveur.
- Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour ; on va se battre en Flandre, il ira.
- Puis à son tour vous me l'enverrez, je le cuirasserai contre l'amour.
- Hélas ! madame, dit Athos, aujourd'hui l'amour est comme la guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.
En ce moment Raoul entra ; il venait annoncer au comte et à la duchesse que le comte de Guiche, son ami, l'avait prévenu que l'entrée solennelle du roi, de la reine et du ministre devait avoir lieu le lendemain.
Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit tous ses préparatifs pour quitter Saint-Germain.
La reine, dès la veille au soir, avait fait venir d'Artagnan.
- Monsieur, lui avait-elle dit, on m'assure que Paris n'est pas tranquille. J'aurais peur pour le roi ; mettez-vous à la portière de droite.
- Que Votre Majesté soit tranquille, dit d'Artagnan ; je réponds du roi.
Et saluant la reine, il sortit.
En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire à d'Artagnan que le cardinal l'attendait pour des choses importantes.
Il se rendit aussitôt chez le cardinal.
- Monsieur, lui dit-il, on parle d'émeute à Paris. Je me trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principalement menacé, tenez-vous à la portière de gauche.
- Que Votre Eminence se rassure, dit d'Artagnan, on ne touchera pas à un cheveu de sa tête.
- Diable ! fit-il une fois dans l'antichambre, comment me tirer de là ? je ne puis cependant pas être à la fois à la portière de gauche et à celle de droite. Ah bah ! je garderai le roi, et Porthos gardera le cardinal.
Cet arrangement convint à tout le monde, ce qui est assez rare. La reine avait confiance dans le courage de d'Artagnan qu'elle connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos qu'il avait éprouvée.
Le cortège se mit en route pour Paris dans un ordre arrêté d'avance ; Guitaut et Comminges, en tête des gardes, marchaient les premiers ; puis venait la voiture royale, ayant à l'une de ses portières d'Artagnan, à l'autre Porthos ; puis les mousquetaires, les vieux amis de d'Artagnan depuis vingt-deux ans, leur lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille.
En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée par de grands cris de : « Vive le roi ! » et de : « vive la reine ! » Quelques cris de : « Vive Mazarin ! » s'y mêlèrent, mais n'eurent point d'échos.
On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un Te Deum.
Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait échelonné les Suisses sur toute la longueur de la route mais, comme la route était longue, ils n'étaient placés qu'à six ou huit pas de distance, et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer.
A chaque rupture, toute bienveillante d'ailleurs puisqu'elle tenait au désir qu'avaient les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne d'Autriche regardait d'Artagnan avec inquiétude, et celui-ci la rassurait avec un sourire.
Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier « Vive Mazarin ! » et qui n'avait pas estimé les cris qu'il avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos ; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard avec une si belle voix de basse : « Soyez tranquille, Monseigneur », qu'en effet Mazarin se tranquillisa de plus en plus.
En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule plus grande encore ; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues adjacentes, et l'on voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et roulant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.
Lorsqu'on arriva sur la place, de grands cris de : « Vivent Leurs Majestés ! » retentirent. Mazarin se pencha à la portière. Deux ou trois cris de : « Vive le cardinal ! » saluèrent son apparition ; mais presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en arrière.
- Canailles ! murmura Porthos.
D'Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne commençait à s'échauffer.
Anne d'Autriche se pencha à l'oreille du jeune roi et lui dit tout bas :
- Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à M. d'Artagnan, mon fils.
Le jeune roi se pencha à la portière.
- Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur d'Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C'est vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens ont voulu me voir dormir.
- Et si le roi le permet, dit d'Artagnan, c'est moi qui serai près de lui toutes les fois qu'il y aura un danger à courir.
- Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute la foule se ruait sur nous ?
- J'en tuerais le plus que je pourrais, Monseigneur, dit Porthos.
- Hum ! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez pas tout tuer.
- C'est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour mieux découvrir les immensités de la foule, c'est vrai, il y en a beaucoup.
- Je crois que j'aimerais mieux l'autre, dit Mazarin.
Et il se rejeta dans le fond du carrosse.
La reine et son ministre avaient raison d'éprouver quelque inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les apparences du respect et même de l'affection pour le roi et la régente, commençait à s'agiter tumultueusement. On entendait courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsqu'elles rasent la multitude, présagent l'émeute.
D'Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant de l'oeil, un signe imperceptible pour la foule, mais très compréhensible pour cette brave élite.
Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un léger frémissement courut parmi les hommes.
A la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte ; Comminges quitta la tête de l'escorte qu'il tenait, et vint au carrosse de la reine. La reine interrogea d'Artagnan du regard ; d'Artagnan lui répondit dans le même langage.
- Allez en avant, dit la reine.
Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barrière vivante fut rompue violemment.
Quelques murmures s'élevèrent de la foule, qui, cette fois, s'adressaient aussi bien au roi qu'au ministre.
- En avant ! cria d'Artagnan à pleine voix.
- En avant ! répéta Porthos.
Mais, comme si la multitude n'eût attendu que cette démonstration pour éclater, tous les sentiments d'hostilité qu'elle renfermait éclatèrent à la fois. Les cris : « A bas le Mazarin ! A mort le cardinal ! » retentirent de tous côtés.
En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré et du Coq, un double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses, et s'en vint tourbillonner jusqu'aux jambes des chevaux de d'Artagnan et de Porthos.
Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que les autres, car elle se composait de gens armés, et mieux armés même que ne le sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier mouvement n'était par l'effet du hasard qui aurait réuni un certain nombre de mécontents sur le même point, mais la combinaison d'un esprit hostile qui avait organisé une attaque.
Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef, l'un qui semblait appartenir, non pas au peuple, mais même à l'honorable corporation des mendiants l'autre que, malgré son affectation à imiter les airs du peuple, il était facile de reconnaître pour un gentilhomme.
Tous deux agissaient évidemment poussés par une même impulsion.
Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture royale ; puis des milliers de cris, formant une vraie clameur, se firent entendre, entrecoupés de deux ou trois coups de feu.
- A moi les mousquetaires ! s'écria d'Artagnan.
L'escorte se sépara en deux files ; l'une passa à droite du carrosse, l'autre à gauche ; l'une vint au secours de d'Artagnan, l'autre de Porthos.
Alors une mêlée s'engagea, d'autant plus terrible qu'elle n'avait pas de but, d'autant plus funeste qu'on ne savait ni pourquoi ni pour qui on se battait.

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