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Chapitre XLI
Le récit

La malice du cardinal ne laissait pas beaucoup de choses à dire à l’ambassadeur ; cependant le mot de restauration avait frappé le roi, qui, s’adressant au comte, sur lequel il avait les yeux fixés depuis son entrée :
- Monsieur, dit-il, veuillez nous donner quelques détails sur la situation des affaires en Angleterre. Vous venez du pays, vous êtes français, et les ordres que je vois briller sur votre personne annoncent un homme de mérite en même temps qu’un homme de qualité.
- Monsieur, dit le cardinal en se tournant vers la reine mère, est un ancien serviteur de Votre Majesté, M. le comte de La Fère.
Anne d’Autriche était oublieuse comme une reine dont la vie a été mêlée d’orages et de beaux jours. Elle regarda Mazarin, dont le mauvais sourire lui promettait quelque noirceur ; puis elle sollicita d’Athos, par un autre regard, une explication.
- Monsieur, continua le cardinal, était un mousquetaire Tréville, au service du feu roi... Monsieur connaît parfaitement l’Angleterre, où il a fait plusieurs voyages à diverses époques ; c’est un sujet du plus haut mérite.
Ces mots faisaient allusion à tous les souvenirs qu’Anne d’Autriche tremblait toujours d’évoquer. L’Angleterre, c’était sa haine pour Richelieu et son amour pour Buckingham ; un mousquetaire Tréville, c’était toute l’odyssée des triomphes qui avaient fait battre le coeur de la jeune femme, et des dangers qui avaient à moitié déraciné le trône de la jeune reine.
Ces mots avaient bien de la puissance, car ils rendirent muettes et attentives toutes les personnes royales, qui, avec des sentiments bien divers, se mirent à recomposer en même temps les mystérieuses années que les jeunes n’avaient pas vues, que les vieux avaient crues à jamais effacées.
- Parlez, monsieur, dit Louis XIV, sorti le premier du trouble, des soupçons et des souvenirs.
- Oui, parlez, ajouta Mazarin, à qui la petite méchanceté faite à Anne d’Autriche venait de rendre son énergie et sa gaieté.
- Sire, dit le comte, une sorte de miracle a changé toute la destinée du roi Charles II. Ce que les hommes n’avaient pu faire jusque-là, Dieu s’est résolu à l’accomplir.
Mazarin toussa en se démenant dans son lit.
- Le roi Charles II, continua Athos, est sorti de La Haye, non plus en fugitif ou en conquérant, mais en roi absolu qui, après un voyage loin de son royaume, revient au milieu des bénédictions universelles.
- Grand miracle en effet, dit Mazarin, car si les nouvelles ont été vraies, le roi Charles II, qui vient de rentrer au milieu des bénédictions, était sorti au milieu des coups de mousquet.
Le roi demeura impassible.
Philippe, plus jeune et plus frivole, ne put réprimer un sourire qui flatta Mazarin comme un applaudissement de sa plaisanterie.
- En effet, dit le roi, il y a eu miracle ; mais Dieu, qui fait tant pour les rois, monsieur le comte, emploie cependant la main des hommes pour faire triompher ses desseins. A quels hommes principalement Charles II doit-il son rétablissement ?
- Mais, interrompit le cardinal sans aucun souci de l’amour-propre du roi, Votre Majesté ne sait-elle pas que c’est à M. Monck ?...
- Je dois le savoir, répliqua résolument Louis XIV ; cependant, je demande à M. l’ambassadeur les causes du changement de ce M. Monck.
- Et Votre Majesté touche précisément la question, répondit Athos ; car, sans le miracle dont j’ai eu l’honneur de parler, M. Monck demeurait probablement un ennemi invincible pour le roi Charles II. Dieu a voulu qu’une idée étrange, hardie et ingénieuse tombât dans l’esprit d’un certain homme, tandis qu’une idée dévouée, courageuse, tombait en l’esprit d’un certain autre. La combinaison de ces deux idées amena un tel changement dans la position de M. Monck, que, d’ennemi acharné, il devint un ami pour le roi déchu.
- Voilà précisément aussi le détail que je demandais, fit le roi... Quels sont ces deux hommes dont vous parlez ?
- Deux Français, Sire.
- En vérité, j’en suis heureux.
- Et les deux idées ? s’écria Mazarin. Je suis plus curieux des idées que des hommes, moi.
- Oui, murmura le roi.
- La deuxième, l’idée dévouée, raisonnable... La moins importante, Sire, c’était d’aller déterrer un million en or enfoui par le roi Charles Ier dans Newcastle, et d’acheter, avec cet or, le concours de Monck.
- Oh ! oh ! dit Mazarin ranimé à ce mot million... mais Newcastle était précisément occupé par ce même Monck ?
- Oui, monsieur le cardinal, voilà pourquoi j’ai osé appeler l’idée courageuse en même temps que dévouée. Il s’agissait donc, si M. Monck refusait les offres du négociateur, de réintégrer le roi Charles II dans la propriété de ce million que l’on devait arracher à la loyauté et non plus au loyalisme du général Monck... Cela se fit malgré quelques difficultés ; le général fut loyal et laissa emporter l’or.
- Il me semble, dit le roi timide et rêveur, que Charles II n’avait pas connaissance de ce million pendant son séjour à Paris.
- Il me semble, ajouta le cardinal malicieusement, que Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne savait parfaitement l’existence du million, mais qu’elle préférait deux millions à un seul.
- Sire, répondit Athos avec fermeté, Sa Majesté le roi Charles II s’est trouvé en France tellement pauvre, qu’il n’avait pas d’argent pour prendre la poste ; tellement dénué d’espérances, qu’il pensa plusieurs fois à mourir. Il ignorait si bien l’existence du million de Newcastle, que sans un gentilhomme, sujet de Votre Majesté, dépositaire moral du million et qui révéla le secret à Charles II, ce prince végéterait encore dans le plus cruel oubli.
- Passons à l’idée ingénieuse, étrange et hardie, interrompit Mazarin, dont la sagacité pressentait un échec. Quelle était cette idée ?
- La voici. M. Monck faisant seul obstacle au rétablissement de Sa Majesté le roi déchu, un Français imagina de supprimer cet obstacle.
- Oh ! oh ! mais c’est un scélérat que ce Français-là, dit Mazarin, et l’idée n’est pas tellement ingénieuse qu’elle ne fasse brancher ou rouer son auteur en place de Grève par arrêt du Parlement.
- Votre Eminence se trompe, dit sèchement Athos ; je n’ai pas dit que le Français en question eût résolu d’assassiner Monck, mais bien de le supprimer. Les mots de la langue française ont une valeur que des gentilshommes de France connaissent absolument. D’ailleurs, c’est affaire de guerre, et quand on sert les rois contre leurs ennemis, on n’a pas pour juge le Parlement, on a Dieu. Donc ce gentilhomme français imagina de s’emparer de la personne de M. Monck, et il exécuta son plan.
Le roi s’animait au récit des belles actions.
Le jeune frère de Sa Majesté frappa du poing sur la table en s’écriant :
- Ah ! c’est beau !
- Il enleva Monck ? dit le roi, mais Monck était dans son camp...
- Et le gentilhomme était seul, Sire.
- C’est merveilleux ! dit Philippe.
- En effet, merveilleux ! s’écria le roi.
- Bon ! voilà les deux petits lions déchaînés, murmura le cardinal.
Et d’un air de dépit qu’il ne dissimulait pas :
- J’ignore ces détails, dit-il ; en garantissez-vous l’authenticité, monsieur ?
- D’autant plus aisément, monsieur le cardinal, que j’ai vu les événements.
- Vous ?
- Oui, monseigneur.
Le roi s’était involontairement rapproché du comte ; le duc d’Anjou avait fait volte-face, et pressait Athos de l’autre côté.
- Après, monsieur, après ? s’écrièrent-ils tous deux en même temps.
- Sire, M. Monck, étant pris par le Français, fut amené au roi Charles II à La Haye. Le roi rendit la liberté à M. Monck, et le général, reconnaissant, donna en retour à Charles II le trône de la Grande-Bretagne, pour lequel tant de vaillantes gens ont combattu sans résultat.
Philippe frappa dans ses mains avec enthousiasme. Louis XIV, plus réfléchi, se tourna vers le comte de La Fère :
- Cela est vrai, dit-il, dans tous ses détails ?
- Absolument vrai, Sire.
- Un de mes gentilshommes connaissait le secret du million et l’avait gardé ?
- Oui, Sire.
- Le nom de ce gentilhomme ?
- C’est votre serviteur, dit simplement Athos.
Un murmure d’admiration vint gonfler le coeur d’Athos. Il pouvait être fier à moins. Mazarin lui-même avait levé les bras au ciel.
- Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tâcherai de trouver un moyen de vous récompenser.
Athos fit un mouvement.
- Oh ! non pas de votre probité ; être payé pour cela vous humilierait ; mais je vous dois une récompense pour avoir participé à la restauration de mon frère Charles II.
- Certainement, dit Mazarin.
- Triomphe d’une bonne cause qui comble de joie toute la maison de France, dit Anne d’Autriche.
- Je continue, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi qu’un homme ait pénétré jusqu’à Monck, dans son camp, et l’ait enlevé ?
- Cet homme avait dix auxiliaires pris dans un rang inférieur.
- Rien que cela ?
- Rien que cela.
- Et vous le nommez ?
- M. d’Artagnan, autrefois lieutenant des mousquetaires de Votre Majesté.
Anne d’Autriche rougit, Mazarin devint honteux et jaune ; Louis XIV s’assombrit, et une goutte de sueur tomba de son front pâle.
- Quels hommes ! murmura-t-il.
Et, involontairement, il lança au ministre un coup d’oeil qui l’eût épouvanté, si Mazarin n’eût pas en ce moment caché sa tête sous l’oreiller.
- Monsieur, s’écria le jeune duc d’Anjou en posant sa main blanche et fine comme celle d’une femme sur le bras d’Athos, dites à ce brave homme, je vous prie, que Monsieur, frère du roi, boira demain à sa santé devant cent des meilleurs gentilshommes de France.
Et en achevant ces mots, le jeune homme, s’apercevant que l’enthousiasme avait dérangé une de ses manchettes, s’occupa de la rétablir avec le plus grand soin.
- Causons d’affaires, Sire, interrompit Mazarin, qui ne s’enthousiasmait pas et qui n’avait pas de manchettes.
- Oui, monsieur, répliqua Louis XIV. Entamez votre communication, monsieur le comte, ajouta-t-il en se tournant vers Athos.
Athos commença en effet, et proposa solennellement la main de lady Henriette Stuart au jeune prince frère du roi.
La conférence dura une heure ; après quoi, les portes de la chambre furent ouvertes aux courtisans, qui reprirent leurs places comme si rien n’avait été supprimé pour eux dans les occupations de cette soirée.
Athos se retrouva alors près de Raoul, et le père et le fils purent se serrer la main.

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