Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIII
L'audience

- Eh bien ? s’écria Athos avec un doux reproche, lorsque d’Artagnan eut lu la lettre qui lui était adressée par Monck.
- Eh bien ! dit d’Artagnan, rouge de plaisir et un peu de honte de s’être tant pressé d’accuser le roi et Monck, c’est une politesse... qui n’engage à rien, c’est vrai... mais enfin c’est une politesse.
- J’avais bien de la peine à croire le jeune prince ingrat, dit Athos.
- Le fait est que son présent est bien près encore de son passé, répliqua d’Artagnan ; mais enfin, jusqu’ici tout me donnait raison.
- J’en conviens, cher ami, j’en conviens. Ah ! voilà votre bon regard revenu. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux.
- Ainsi, voyez, dit d’Artagnan, Charles II reçoit M. Monck à neuf heures, moi il me recevra à dix heures ; c’est une grande audience, de celles que nous appelons au Louvre distribution d’eau bénite de cour. Allons nous mettre sous la gouttière, mon cher ami, allons.
Athos ne lui répondit rien, et tous deux se dirigèrent, en pressant le pas, vers le palais de Saint-James que la foule envahissait encore, pour apercevoir aux vitres les ombres des courtisans et les reflets de la personne royale. Huit heures sonnaient quand les deux amis prirent place dans la galerie pleine de courtisans et de solliciteurs. Chacun donna un coup d’oeil à ces habits simples et de forme étrangère, à ces deux têtes si nobles, si pleines de caractère et de signification. De leur côté, Athos et d’Artagnan, après avoir en deux regards mesuré toute cette assemblée, se remirent à causer ensemble. Un grand bruit se fit tout à coup aux extrémités de la galerie : c’était le général Monck qui entrait, suivi de plus de vingt officiers qui quêtaient un de ses sourires, car il était la veille encore maître de l’Angleterre, et on supposait un beau lendemain au restaurateur de la famille des Stuarts.
- Messieurs, dit Monck en se détournant, désormais, je vous prie, souvenez-vous que je ne suis plus rien. Naguère encore je commandais la principale armée de la république ; maintenant cette armée est au roi, entre les mains de qui je vais remettre, d’après son ordre, mon pouvoir d’hier.
Une grande surprise se peignit sur tous les visages, et le cercle d’adulateurs et de suppliants qui serrait Monck l’instant d’auparavant s’élargit peu à peu et finit par se perdre dans les grandes ondulations de la foule Monck allait faire antichambre comme tout le monde. D’Artagnan ne put s’empêcher d’en faire la remarque au comte de La Fère, qui fronça le sourcil. Soudain la porte du cabinet de Charles s’ouvrit, et le jeune roi parut, précédé de deux officiers de sa maison.
- Bonsoir, messieurs, dit-il Le général Monck est-il ici ?
- Me voici, Sire, répliqua le vieux général.
Charles courut à lui et lui prit les mains avec une fervente amitié.
- Général, dit tout haut le roi, je viens de signer votre brevet ; vous êtes duc d’Albermale, et mon intention est que nul ne vous égale en puissance et en fortune dans ce royaume, où, le noble Montrose excepté, nul ne vous a égalé en loyauté, en courage et en talent. Messieurs, le duc est commandant général de nos armées de terre et de mer, rendez-lui vos devoirs, s’il vous plaît, en cette qualité.
Tandis que chacun s’empressait auprès du général, qui recevait tous ces hommages sans perdre un instant son impassibilité ordinaire, d’Artagnan dit à Athos :
- Quand on pense que ce duché, ce commandement des armées de terre et de mer, toutes ces grandeurs, en un mot, ont tenu dans une boîte de six pieds de long sur trois pieds de large !
- Ami, répliqua Athos, de bien plus imposantes grandeurs tiennent dans des boîtes moins grandes encore ; elles renferment pour toujours !...
Tout à coup Monck aperçut les deux gentilshommes qui se tenaient à l’écart, attendant que le flot se fût retiré. Il se fit passage et alla vers eux, en sorte qu’il les surprit au milieu de leurs philosophiques réflexions.
- Vous parliez de moi, dit-il avec un sourire.
- Milord, répondit Athos, nous parlions aussi de Dieu.
Monck réfléchit un moment et reprit gaiement :
- Messieurs, parlons aussi un peu du roi, s’il vous plaît ; car vous avez, je crois, audience de Sa Majesté.
- A neuf heures, dit Athos.
- A dix heures, dit d’Artagnan.
- Entrons tout de suite dans ce cabinet, répondit Monck faisant signe à ses deux compagnons de le précéder, ce à quoi ni l’un ni l’autre ne voulut consentir.
Le roi, pendant ce débat tout français, était revenu au centre de la galerie.
- Oh ! mes Français, dit-il de ce ton d’insouciante gaieté que, malgré tant de chagrins et de traverses, il n’avait pu perdre. Les Français, ma consolation !
Athos et d’Artagnan s’inclinèrent.
- Duc, conduisez ces messieurs dans ma salle d’étude. Je suis à vous, messieurs, ajouta-t-il en français.
Et il expédia promptement sa cour pour revenir à ses Français, comme il les appelait.
- Monsieur d’Artagnan, dit-il en entrant dans son cabinet, je suis aise de vous revoir.
- Sire, ma joie est au comble de saluer Votre Majesté dans son palais de Saint-James.
- Monsieur, vous m’avez voulu rendre un bien grand service, et je vous dois de la reconnaissance Si je ne craignais pas d’empiéter sur les droits de notre commandant général, je vous offrirais quelque poste digne de vous près de notre personne.
- Sire, répliqua d’Artagnan, j’ai quitté le service du roi de France en faisant à mon prince la promesse de ne servir aucun roi.
- Allons, dit Charles, voilà qui me rend très malheureux, j’eusse aimé à faire beaucoup pour vous, vous me plaisez.
- Sire...
- Voyons, dit Charles avec un sourire, ne puis-je vous faire manquer à votre parole ? Duc, aidez-moi. Si l’on vous offrait, c’est-à-dire si je vous offrais, moi, le commandement général de mes mousquetaires ?
D’Artagnan s’inclinant plus bas que la première fois :
- J’aurais le regret de refuser ce que Votre Gracieuse Majesté m’offrirait, dit-il ; un gentilhomme n’a que sa parole, et cette parole, j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, est engagée au roi de France.
- N’en parlons donc plus, dit le roi en se tournant vers Athos.
Et il laissa d’Artagnan plongé dans les plus vives douleurs du désappointement.
- Ah ! je l’avais bien dit, murmura le mousquetaire : paroles ! eau bénite de cour ! Les rois ont toujours un merveilleux talent pour vous offrir ce qu’ils savent que nous n’accepterons pas, et se montrer généreux sans risque. Sot !... triple sot que j’étais d’avoir un moment espéré !
Pendant ce temps, Charles prenait la main d’Athos.
- Comte, lui dit-il, vous avez été pour moi un second père ; le service que vous m’avez rendu ne se peut payer. J’ai songé à vous récompenser cependant. Vous fûtes créé par mon père chevalier de la Jarretière ; c’est un ordre que tous les rois d’Europe ne peuvent porter ; par la reine régente, chevalier du Saint-Esprit, qui est un ordre non moins illustre ; j’y joins cette Toison d’or que m’a envoyée le roi de France, à qui le roi d’Espagne, son beau-père, en avait donné deux à l’occasion de son mariage ; mais, en revanche, j’ai un service à vous demander.
- Sire, dit Athos avec confusion, la Toison d’or à moi ! quand le roi de France est le seul de mon pays qui jouisse de cette distinction !
- Je veux que vous soyez en votre pays et partout l’égal de tous ceux que les souverains auront honorés de leur faveur, dit Charles en tirant la chaîne de son cou ; et j’en suis sûr, comte, mon père me sourit du fond de son tombeau.
« Il est cependant étrange, se dit d’Artagnan tandis que son ami recevait à genoux l’ordre éminent que lui conférait le roi, il est cependant incroyable que j’aie toujours vu tomber la pluie des prospérités sur tous ceux qui m’entourent, et que pas une goutte ne m’ait jamais atteint ! Ce serait à s’arracher les cheveux si l’on était jaloux, ma parole d’honneur ! »
Athos se releva, Charles l’embrassa tendrement.
- Général, dit-il à Monck.
Puis, s’arrêtant, avec un sourire :
- Pardon, c’est duc que je voulais dire. Voyez-vous, si je me trompe, c’est que le mot duc est encore trop court pour moi... Je cherche toujours un titre qui l’allonge... J’aimerais à vous voir si près de mon trône que je pusse vous dire, comme à Louis XIV : Mon frère. Oh ! j’y suis, et vous serez presque mon frère, car je vous fais vice-roi d’Irlande et d’Ecosse, mon cher duc... De cette façon, désormais, je ne me tromperai plus.
Le duc saisit la main du roi, mais sans enthousiasme, sans joie, comme il faisait toute chose. Cependant son coeur avait été remué par cette dernière faveur. Charles, en ménageant habilement sa générosité, avait laissé au duc le temps de désirer... quoiqu’il n’eût pu désirer autant qu’on lui donnait.
- Mordioux ! grommela d’Artagnan, voilà l’averse qui recommence. Oh ! c’est à en perdre la cervelle.
Et il se tourna d’un air si contrit et si comiquement piteux, que le roi ne put retenir un sourire. Monck se préparait à quitter le cabinet pour prendre congé de Charles.
- Eh bien ! quoi ! mon féal, dit le roi au duc, vous partez ?
- S’il plaît à Votre Majesté ; car, en vérité, je suis bien las... L’émotion de la journée m’a exténué : j’ai besoin de repos.
- Mais, dit le roi, vous ne partez pas sans M. d’Artagnan, j’espère !
- Pourquoi, Sire ? dit le vieux guerrier.
- Mais, dit le roi, vous le savez bien, pourquoi.
Monck regarda Charles avec étonnement.
- J’en demande bien pardon à Votre Majesté, dit-il, je ne sais pas... ce qu’elle veut dire.
- Oh ! c’est possible ; mais si vous oubliez, vous, M. d’Artagnan n’oublie pas.
L’étonnement se peignit sur le visage du mousquetaire.
- Voyons, duc, dit le roi, n’êtes-vous pas logé avec M. d’Artagnan ?
- J’ai l’honneur d’offrir un logement à M. d’Artagnan, oui, Sire.
- Cette idée vous est venue de vous-même et à vous seul ?
- De moi-même et à moi seul, oui, Sire.
- Eh bien ! mais il n’en pouvait être différemment... Le prisonnier est toujours au logis de son vainqueur.
Monck rougit à son tour.
- Ah ! c’est vrai, je suis prisonnier de M. d’Artagnan.
- Sans doute, Monck, puisque vous ne vous êtes pas encore racheté ; mais ne vous inquiétez pas, c’est moi qui vous ai arraché à M. d’Artagnan, c est moi qui paierai votre rançon.
Les yeux de d’Artagnan reprirent leur gaieté et leur brillant ; le Gascon commençait à comprendre. Charles s’avança vers lui.
- Le général, dit-il, n’est pas riche et ne pourrait vous payer ce qu’il vaut. Moi, je suis plus riche certainement ; mais à présent que le voilà duc, et si ce n’est roi, du moins presque roi, il vaut une somme que je ne pourrais peut-être pas payer. Voyons, monsieur d’Artagnan, ménagez-moi : combien vous dois-je ?
D’Artagnan, ravi de la tournure que prenait la chose, mais se possédant parfaitement, répondit :
- Sire, Votre Majesté a tort de s’alarmer. Lorsque j’eus le bonheur de prendre Sa Grâce, M. Monck n’était que général ; ce n’est donc qu’une rançon de général qui m’est due. Mais que le général veuille bien me rendre son épée, et je me tiens pour payé, car il n’y a au monde que l’épée du général qui vaille autant que lui.
- Odds fish ! comme disait mon père, s’écria Charles II ; voilà un galant propos et un galant homme, n’est-ce pas, duc ?
- Sur mon honneur ! répondit le duc, oui, Sire.
Et il tira son épée.
- Monsieur, dit-il à d’Artagnan, voilà ce que vous demandez. Beaucoup ont tenu de meilleures lames ; mais, si modeste que soit la mienne, je ne l’ai jamais rendue à personne.
D’Artagnan prit avec orgueil cette épée qui venait de faire un roi.
- Oh ! oh ! s’écria Charles II : quoi ! une épée qui m’a rendu mon trône sortirait de mon royaume et ne figurerait pas un jour parmi les joyaux de ma couronne ? Non, sur mon âme ! cela ne sera pas ! Capitaine d’Artagnan, je donne deux cent mille livres de cette épée : si c’est trop peu, dites-le-moi.
- C’est trop peu, Sire, répliqua d’Artagnan avec un sérieux inimitable. Et d’abord je ne veux point la vendre ; mais Votre Majesté désire, et c’est là un ordre. J’obéis donc ; mais le respect que je dois à l’illustre guerrier qui m’entend me commande d’estimer à un tiers de plus le gage de ma victoire. Je demande donc trois cent mille livres de l’épée, ou je la donne pour rien à Votre Majesté.
Et, la prenant par la pointe, il la présenta au roi.
Charles II se mit à rire aux éclats.
- Galant homme et joyeux compagnon ! Odds fish ! n’est-ce pas, duc ? n’est-ce pas, comte ? Il me plaît et je l’aime. Tenez, chevalier d’Artagnan, dit-il, prenez ceci.
Et, allant à une table, il prit une plume et écrivit un bon de trois cent mille livres sur son trésorier.
D’Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monck :
- J’ai encore demandé trop peu, je le sais, dit-il ; mais croyez-moi, monsieur le duc, j’eusse aimé mieux mourir que de me laisser guider par l’avarice.
Le roi se remit à rire comme le plus heureux cokney de son royaume.
- Vous reviendrez me voir avant de partir, chevalier, dit-il ; j’aurai besoin d’une provision de gaieté, maintenant que mes Français vont être partis.
- Ah ! Sire, il n’en sera pas de la gaieté comme de l’épée du duc, et je la donnerai gratis à Votre Majesté, répliqua d’Artagnan, dont les pieds ne touchaient plus la terre.
- Et vous, comte, ajouta Charles en se tournant vers Athos, revenez aussi, j’ai un important message à vous confier. Votre main, duc.
Monck serra la main du roi.
- Adieu, messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains aux deux Français, qui y posèrent leurs lèvres.
- Eh bien ! dit Athos quand ils furent dehors, êtes-vous content ?
- Chut ! dit d’Artagnan tout ému de joie ; je ne suis pas encore revenu de chez le trésorier... la gouttière peut me tomber sur la tête.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente