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Chapitre XXXII
Comment Athos et d'Artagnan se retrouvent encore une fois à l'hôtellerie de la Corne du Cerf

Le roi d’Angleterre fit son entrée en grande pompe à Douvres, puis à Londres. Il avait mandé ses frères ; il avait amené sa mère et sa soeur. L’Angleterre était depuis si longtemps livrée à elle-même, c’est-à-dire à la tyrannie, à la médiocrité et à la déraison, que ce retour du roi Charles II, que les Anglais ne connaissaient cependant que comme le fils d’un homme auquel ils avaient coupé la tête, fut une fête pour les trois royaumes. Aussi, tous ces voeux, toutes ces acclamations qui accompagnaient son retour, frappèrent tellement le jeune roi, qu’il se pencha à l’oreille de Jack d’York, son jeune frère, pour lui dire :
- En vérité, Jack, il me semble que c’est bien notre faute si nous avons été si longtemps absents d’un pays où l’on nous aime tant.
Le cortège fut magnifique. Un admirable temps favorisait la solennité. Charles avait repris toute sa jeunesse, toute sa belle humeur ; il semblait transfiguré ; les coeurs lui riaient comme le soleil.
Dans cette foule bruyante de courtisans et d’adorateurs, qui ne semblaient pas se rappeler qu’ils avaient conduit à l’échafaud de White Hall le père du nouveau roi, un homme, en costume de lieutenant de mousquetaires, regardait, le sourire sur ses lèvres minces et spirituelles, tantôt le peuple qui vociférait ses bénédictions, tantôt le prince qui jouait l’émotion et qui saluait surtout les femmes dont les bouquets venaient tomber sous les pieds de son cheval.
- Quel beau métier que celui de roi ! disait cet homme, entraîné dans sa contemplation, et si bien absorbé qu’il s’arrêta au milieu du chemin, laissant défiler le cortège. Voici en vérité un prince cousu d’or et de diamants comme un Salomon, émaillé de fleurs comme une prairie printanière ; il va puiser à pleines mains dans l’immense coffre où ses sujets très fidèles aujourd’hui, naguère très infidèles, lui ont amassé une ou deux charretées de lingots d’or. On lui jette des bouquets à l’enfouir dessous, et il y a deux mois, s’il se fût présenté, on lui eût envoyé autant de boulets et de balles qu’aujourd’hui on lui envoie de fleurs. Décidément, c’est quelque chose que de naître d’une certaine façon, n’en déplaise aux vilains qui prétendent que peu leur importe de naître vilains.
Le cortège défilait toujours, et, avec le roi, les acclamations commençaient à s’éloigner dans la direction du palais, ce qui n’empêchait pas notre officier d’être fort bousculé.
- Mordioux ! continuait le raisonneur, voilà bien des gens qui me marchent sur les pieds et qui me regardent comme fort peu, ou plutôt comme rien du tout, attendu qu’ils sont anglais et que je suis français. Si l’on demandait à tous ces gens-là : « Qu’est-ce que M. d’Artagnan ? » ils répondraient : « Nescio vos. » Mais qu’on leur dise : « Voilà le roi qui passe, voilà M. Monck qui passe », ils vont hurler : « Vive le roi ! Vive M. Monck ! » jusqu’à ce que leurs poumons leur refusent le service.
« Cependant, continua-t-il en regardant, de ce regard si fin et parfois si fier, s’écouler la foule, cependant, réfléchissez un peu, bonnes gens, à ce que votre roi Charles a fait, à ce que M. Monck a fait, puis songez à ce qu’a fait ce pauvre inconnu qu’on appelle M. d’Artagnan. Il est vrai que vous ne le savez pas puisqu’il est inconnu, ce qui vous empêche peut-être de réfléchir. Mais, bah ! qu’importe ! ce n’empêche pas Charles II d’être un grand roi, quoiqu’il ait été exilé douze ans, et M. Monck d’être un grand capitaine, quoiqu’il ait fait le voyage de France dans une boîte. Or donc, puisqu’il est reconnu que l’un est un grand roi et l’autre un grand capitaine : Hurrah for the king Charles II !Hurrah for the captain Monck !
Et sa voix se mêla aux voix des milliers de spectateurs, qu’elle domina un moment ; et, pour mieux faire l’homme dévoué, il leva son feutre en l’air. Quelqu’un lui arrêta le bras au beau milieu de son expansif loyalisme. On appelait ainsi en 1660 ce qu’on appelle aujourd’hui royalisme.
- Athos ! s’écria d’Artagnan. Vous ici ?
Et les deux amis s’embrassèrent.
- Vous ici ! et étant ici, continua le mousquetaire, vous n’êtes pas au milieu de tous les courtisans, mon cher comte ? Quoi ! vous le héros de la fête, vous ne chevauchez pas au côté gauche de Sa Majesté restaurée, comme M. Monck chevauche à son côté droit ! En vérité, je ne comprends rien à votre caractère ni à celui du prince qui vous doit tant.
- Toujours railleur, mon cher d’Artagnan, dit Athos. Ne vous corrigerez-vous donc jamais de ce vilain défaut ?
- Mais enfin, vous ne faites point partie du cortège ?
- Je ne fais point partie du cortège, parce que je ne l’ai point voulu.
- Et pourquoi ne l’avez-vous point voulu ?
- Parce que je ne suis ni envoyé, ni ambassadeur, ni représentant du roi de France, et qu’il ne me convient pas de me montrer ainsi près d’un autre roi que Dieu ne m’a pas donné pour maître.
- Mordioux ! vous vous montriez bien près du roi son père.
- C’est autre chose, ami : celui-là allait mourir.
- Et cependant ce que vous avez fait pour celui-ci...
- Je l’ai fait parce que je devais le faire. Mais, vous le savez, je déplore toute ostentation. Que le roi Charles II, qui n’a plus besoin de moi, me laisse donc maintenant dans mon repos et dans mon ombre, c’est tout ce que je réclame de lui.
D’Artagnan soupira.
- Qu’avez-vous ? lui dit Athos, on dirait que cet heureux retour du roi à Londres vous attriste, mon ami, vous qui cependant avez fait au moins autant que moi pour Sa Majesté.
- N’est-ce pas, répondit d’Artagnan en riant de son rire gascon, que j’ai fait aussi beaucoup pour Sa Majesté, sans que l’on s’en doute ?
- Oh ! oui s’écria Athos ; et le roi le sait bien, mon ami.
- Il le sait, fit amèrement le mousquetaire ; par ma foi ! je ne m’en doutais pas, et je tâchais même en ce moment de l’oublier.
- Mais lui, mon ami, n’oubliera point, je vous en réponds.
- Vous me dites cela pour me consoler un peu, Athos.
- Et de quoi ?
- Mordioux ! de toutes les dépenses que j’ai faites. Je me suis ruiné, mon ami, ruiné pour la restauration de ce jeune prince qui vient de passer en cabriolant sur son cheval isabelle.
- Le roi ne sait pas que vous vous êtes ruiné, mon ami, mais il sait qu’il vous doit beaucoup.
- Cela m’avance-t-il en quelque chose, Athos ? dites ! car enfin, je vous rends justice, vous avez noblement travaillé. Mais, moi qui, en apparence, ai fait manquer votre combinaison, c’est moi qui en réalité l’ai fait réussir. Suivez bien mon calcul : vous n’eussiez peut-être pas, par la persuasion et la douceur, convaincu le général Monck, tandis que moi je l’ai si rudement mené, ce cher général, que j’ai fourni à votre prince l’occasion de se montrer généreux ; cette générosité lui a été inspirée par le fait de ma bienheureuse bévue, Charles se la voit payer par la restauration que Monck lui a faite.
- Tout cela, cher ami, est d’une vérité frappante, répondit Athos.
- Et bien ! toute frappante qu’est cette vérité, il n’en est pas moins vrai, cher ami, que je m’en retournerai, fort chéri de M. Monck, qui m’appelle my dear captain toute la journée, bien que je ne sois ni son cher, ni capitaine, et fort apprécié du roi, qui a déjà oublié mon nom ; il n’en est pas moins vrai, dis-je, que je m’en retournerai dans ma belle patrie, maudit par les soldats que j’avais levés dans l’espoir d’une grosse solde, maudit du brave Planchet, à qui j’ai emprunté une partie de sa fortune.
- Comment cela ? et que diable vient faire Planchet dans tout ceci ?
- Eh ! oui, mon cher : ce roi si pimpant, si souriant, si adoré, M. Monck se figure l’avoir rappelé, vous vous figurez l’avoir soutenu, je me figure l’avoir ramené, le peuple se figure l’avoir reconquis, lui-même se figure avoir négocié de façon à être restauré, et rien de tout cela n’est vrai, cependant : Charles II, roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, a été remis sur son trône par un épicier de France qui demeure rue des Lombards et qu’on appelle Planchet. Ce que c’est que la grandeur ! « Vanité ! dit l’Ecriture ; vanité ! tout est vanité ! »
Athos ne put s’empêcher de rire de la boutade de son ami.
- Cher d’Artagnan, dit-il en lui serrant affectueusement la main, ne seriez-vous plus philosophe ? N’est-ce plus pour vous une satisfaction que de m’avoir sauvé la vie comme vous le fîtes en arrivant si heureusement avec Monck, quand ces damnés parlementaires voulaient me brûler vif ?
- Voyons, voyons, dit d’Artagnan, vous l’aviez un peu méritée, cette brûlure, mon cher comte.
- Comment ! pour avoir sauvé le million du roi Charles ?
- Quel million ?
- Ah ! c’est vrai, vous n’avez jamais su cela, vous, mon ami ; mais il ne faut pas m’en vouloir, ce n’était pas mon secret. Ce mot Remember ! que le roi Charles a prononcé sur l’échafaud...
- Et qui veut dire Souviens-toi ?
- Parfaitement. Ce mot signifiait : Souviens-toi qu’il y a un million enterré dans les caves de Newcastle, et que ce million appartient à mon fils.
- Ah ! très bien, je comprends. Mais ce que je comprends aussi, et ce qu’il y a d’affreux, c’est que, chaque fois que Sa Majesté Charles II pensera à moi, il se dira : « Voilà un homme qui a cependant manqué me faire perdre ma couronne. Heureusement j’ai été généreux, grand, plein de présence d’esprit. » Voilà ce que dira de moi et de lui ce jeune gentilhomme au pourpoint noir très râpé, qui vint au château de Blois, son chapeau à la main, me demander si je voulais bien lui accorder entrée chez le roi de France.
- D’Artagnan ! d’Artagnan ! dit Athos en posant sa main sur l’épaule du mousquetaire, vous n’êtes pas juste.
- J’en ai le droit.
- Non, car vous ignorez l’avenir.
D’Artagnan regarda son ami entre les yeux et se mit à rire.
- En vérité, mon cher Athos, dit-il, vous avez des mots superbes que je n’ai connus qu’à vous et à M. le cardinal Mazarin.
Athos fit un mouvement.
- Pardon, continua d’Artagnan en riant, pardon si je vous offense. L’avenir ! hou ! les jolis mots que les mots qui promettent, et comme ils remplissent bien la bouche à défaut d’autre chose ! Mordioux ! après en avoir tant trouvé qui promettent, quand donc en trouverai-je un qui donne ? Mais laissons cela, continua d’Artagnan. Que faites-vous ici, mon cher Athos ? êtes-vous trésorier du roi ?
- Comment ! trésorier du roi ?
- Oui, puisque le roi possède un million, il lui faut un trésorier. Le roi de France, qui est sans un sou, a bien un surintendant des finances, M. Fouquet. Il est vrai qu’en échange M. Fouquet a bon nombre de millions, lui.
- Oh ! notre million est dépensé depuis longtemps, dit à son tour en riant Athos.
- Je comprends, il a passé en satin, en pierreries, en velours et en plumes de toute espèce et de toute couleur. Tous ces princes et toutes ces princesses avaient grand besoin de tailleurs et de lingères... Eh ! Athos, vous souvenez-vous de ce que nous dépensâmes pour nous équiper, nous autres, lors de la campagne de La Rochelle, et pour faire aussi notre entrée à cheval ? Deux ou trois mille livres, par ma foi ! mais un corsage de roi est plus ample, et il faut un million pour en acheter l’étoffe. Au moins, dites, Athos, si vous n’êtes pas trésorier, vous êtes bien en cour ?
- Foi de gentilhomme, je n’en sais rien, répondit simplement Athos.
- Allons donc ! vous n’en savez rien ?
- Non, je n’ai pas revu le roi depuis Douvres.
- Alors, c’est qu’il vous a oublié aussi, mordioux ! c’est régalant !
- Sa Majesté a eu tant d’affaires !
- Oh ! s’écria d’Artagnan avec une de ces spirituelles grimaces comme lui seul savait en faire, voilà, sur mon honneur, que je me reprends d’amour pour monsignor Giulio Mazarini. Comment ! mon cher Athos, le roi ne vous a pas revu ?
- Non.
- Et vous n’êtes pas furieux ?
- Moi ! pourquoi ? Est-ce que vous vous figurez, mon cher d’Artagnan, que c’est pour le roi que j’ai agi de la sorte ? Je ne le connais pas, ce jeune homme. J’ai défendu le père, qui représentait un principe sacré pour moi, et je me suis laissé aller vers le fils toujours par sympathie pour ce même principe. Au reste, c’était un digne chevalier, une noble créature mortelle, que ce père, vous vous le rappelez.
- C’est vrai, un brave et excellent homme, qui fit une triste vie, mais une bien belle mort.
- Eh bien ! mon cher d’Artagnan, comprenez ceci : à ce roi, à cet homme de coeur, à cet ami de ma pensée, si j’ose le dire, je jurai à l’heure suprême de conserver fidèlement le secret d’un dépôt qui devait être remis à son fils pour l’aider dans l’occasion ; ce jeune homme m’est venu trouver ; il m’a raconté sa misère, il ignorait que je fusse autre chose pour lui qu’un souvenir vivant de son père, j’ai accompli envers Charles II ce que j’avais promis à Charles Ier, voilà tout. Que m’importe donc qu’il soit ou non reconnaissant ! C’est à moi que j’ai rendu service en me délivrant de cette responsabilité, et non à lui.
- J’ai toujours dit, répondit d’Artagnan avec un soupir, que le désintéressement était la plus belle chose du monde.
- Eh bien ! quoi ! cher ami, reprit Athos, vous-même n’êtes-vous pas dans la même situation que moi ? Si j’ai bien compris vos paroles, vous vous êtes laissé toucher par le malheur de ce jeune homme ; c’est de votre part bien plus beau que de la mienne, car moi, j’avais un devoir à accomplir, tandis que vous, vous ne deviez absolument rien au fils du martyr. Vous n’aviez pas, vous, à lui payer le prix de cette précieuse goutte de sang qu’il laissa tomber sur mon front du plancher de son échafaud. Ce qui vous a fait agir, vous, c’est le coeur uniquement, le coeur noble et bon que vous avez sous votre apparent scepticisme, sous votre sarcastique ironie ; vous avez engagé la fortune d’un serviteur, la vôtre peut-être, je vous en soupçonne, bienfaisant avare ! et l’on méconnaît votre sacrifice. Qu’importe ! voulez-vous rendre à Planchet son argent ? Je comprends cela, mon ami, car il ne convient pas qu’un gentilhomme emprunte à son inférieur sans lui rendre capital et intérêts. Eh bien ! je vendrai La Fère s’il le faut, ou, s’il n’est besoin, quelque petite ferme. Vous paierez Planchet, et il restera, croyez-moi, encore assez de grain pour nous deux et pour Raoul dans mes greniers. De cette façon, mon ami, vous n’aurez d’obligation qu’à vous-même, et, si je vous connais bien, ce ne sera pas pour votre esprit une mince satisfaction que de vous dire : « J’ai fait un roi. » Ai-je raison ?
- Athos ! Athos ! murmura d’Artagnan rêveur, je vous l’ai dit une fois, le jour où vous prêcherez, j’irai au sermon ; le jour où vous me direz qu’il y a un enfer, mordioux ! j’aurai peur du gril et des fourches. Vous êtes meilleur que moi, ou plutôt meilleur que tout le monde, et je ne me reconnais qu’un mérite, celui de n’être pas jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, j’ai tous les autres.
- Je ne connais personne qui vaille d’Artagnan, répliqua Athos ; mais nous voici arrivés tout doucement à la maison que j’habite. Voulez-vous entrer chez moi, mon ami ?
- Eh ! mais c’est la taverne de la Corne-du-Cerf, ce me semble ? dit d’Artagnan.
- Je vous avoue, mon ami, que je l’ai un peu choisie pour cela. J’aime les anciennes connaissances, j’aime à m’asseoir à cette place où je me suis laissé tomber tout abattu de fatigue, tout abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le 30 janvier au soir.
- Après avoir découvert la demeure du bourreau masqué ? Oui, ce fut un terrible jour !
- Venez donc alors, dit Athos en l’interrompant.
Ils entrèrent dans la salle autrefois commune. La taverne en général, et cette salle commune en particulier, avaient subi de grandes transformations ; l’ancien hôte des mousquetaires, devenu assez riche pour un hôtelier, avait fermé boutique et fait de cette salle dont nous parlions un entrepôt de denrées coloniales. Quant au reste de la maison, il le louait tout meublé aux étrangers.
Ce fut avec une indicible émotion que d’Artagnan reconnut tous les meubles de cette chambre du premier étage : les boiseries, les tapisseries et jusqu’à cette carte géographique que Porthos étudiait si amoureusement dans ses loisirs.
- Il y a onze ans ! s’écria d’Artagnan. Mordioux ! il me semble qu’il y a un siècle.
- Et à moi qu’il y a un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que j’éprouve, mon ami, à penser que je vous tiens là, que je serre votre main, que je puis jeter bien loin l’épée et le poignard, toucher sans défiance à ce flacon de xérès. Oh ! cette joie, en vérité, je ne pourrais vous l’exprimer que si nos deux amis étaient là, aux deux angles de cette table, et Raoul, mon bien-aimé Raoul, sur le seuil, à nous regarder avec ses grands yeux si brillants et si doux !
- Oui, oui, dit d’Artagnan fort ému, c’est vrai. J’approuve surtout cette première partie de votre pensée : il est doux de sourire là où nous avons si légitimement frissonné, en pensant que d’un moment à l’autre M. Mordaunt pouvait apparaître sur le palier.
En ce moment la porte s’ouvrit, et d’Artagnan, tout brave qu’il était, ne put retenir un léger mouvement d’effroi.
Athos le comprit et souriant :
- C’est notre hôte, dit-il, qui m’apporte quelque lettre.
- Oui, milord, dit le bonhomme, j’apporte en effet une lettre à Votre Honneur.
- Merci, dit Athos prenant la lettre sans regarder. Dites-moi, mon cher hôte, vous ne reconnaissez pas Monsieur ?
Le vieillard leva la tête et regarda attentivement d’Artagnan.
- Non, dit-il.
- C’est, dit Athos, un de ces amis dont je vous ai parlé, et qui logeait ici avec moi il y a onze ans.
- Oh ! dit le vieillard, il a logé ici tant d’étrangers !
- Mais nous y logions, nous, le 30 janvier 1649 ajouta Athos, croyant stimuler par cet éclaircissement la mémoire paresseuse de l’hôte.
- C’est possible, répondit-il en souriant, mais il y a si longtemps !
Il salua et sortit.
- Merci, dit d’Artagnan, faites des exploits, accomplissez des révolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur l’airain avec de fortes épées ; il y a quelque chose de plus rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer, l’airain et la pierre, c’est le crâne vieilli du premier logeur enrichi dans son commerce ; il ne me reconnaît pas ! Eh bien ! moi, je l’eusse vraiment reconnu.
Athos, tout en souriant, décachetait la lettre.
- Ah ! dit-il, une lettre de Parry.
- Oh ! oh ! fit d’Artagnan, lisez mon ami, lisez, elle contient sans doute du nouveau.
Athos secoua la tête et lut :

Monsieur le comte,
Le roi a éprouvé bien du regret de ne pas vous voir aujourd’hui près de lui à son entrée ; Sa Majesté me charge de vous le mander et de la rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra Votre Honneur ce soir même, au palais de Saint James, entre neuf et onze heures.
Je suis avec respect, monsieur le comte, de Votre Honneur,
Le très humble et très obéissant serviteur,
                    Parry.

- Vous le voyez, mon cher d’Artagnan, dit Athos, il ne faut pas désespérer du coeur des rois.
- N’en désespérez pas, vous avez raison, repartit d’Artagnan.
- Oh ! cher, bien cher ami, reprit Athos, à qui l’imperceptible amertume de d’Artagnan n’avait pas échappé, pardon. Aurais-je blessé, sans le vouloir, mon meilleur camarade ?
- Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c’est que je vais vous conduire jusqu’au château, jusqu’à la porte, s’entend ; cela me promènera.
- Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire à Sa Majesté...
- Allons donc ! répliqua d’Artagnan avec une fierté vraie et pure de tout mélange, s’il est quelque chose de pire que de mendier soi-même, c’est de faire mendier par les autres. 0à ! partons, mon ami, la promenade sera charmante ; je veux, en passant, vous montrer la maison de M. Monck, qui m’a retiré chez lui : une belle maison, ma foi ! Etre général en Angleterre rapporte plus que d’être maréchal en France, savez-vous ?
Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaieté qu’affectait d’Artagnan.
Toute la ville était dans l’allégresse ; les deux amis se heurtaient à chaque moment contre des enthousiastes, qui leur demandaient dans leur ivresse de crier : « Vive le bon roi Charles ! » D’Artagnan répondait par un grognement, et Athos par un sourire. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la maison de Monck, devant laquelle, comme nous l’avons dit, il fallait passer, en effet, pour se rendre au palais de Saint-James.
Athos et d’Artagnan parlèrent peu durant la route, par cela même qu’ils eussent eu sans doute trop de choses à se dire s’ils eussent parlé. Athos pensait que, parlant, il semblerait témoigner de la joie, et que cette joie pourrait blesser d’Artagnan. Celui-ci, de son côté, craignait, en parlant, de laisser percer une aigreur qui le rendrait gênant pour Athos. C’était une singulière émulation de silence entre le contentement et la mauvaise humeur. D’Artagnan céda le premier à cette démangeaison qu’il éprouvait d’habitude à l’extrémité de la langue.
- Vous rappelez-vous, Athos, dit-il, le passage des Mémoires de d’Aubigné, dans lequel ce dévoué serviteur, gascon comme moi, pauvre comme moi, et j’allais presque dire brave comme moi, raconte les ladreries de Henri IV ? Mon père m’a toujours dit, je m’en souviens, que M. d’Aubigné était menteur. Mais pourtant, examinez comme tous les princes issus du grand Henri chassent de race !
- Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, les rois de France avares ? Vous êtes fou, mon ami.
- Oh ! vous ne convenez jamais des défauts d’autrui, vous qui êtes parfait. Mais, en réalité, Henri IV était avare, Louis XIII, son fils, l’était aussi ; nous en savons quelque chose, n’est-ce pas ? Gaston poussait ce vice à l’exagération, et s’est fait sous ce rapport détester de tout ce qui l’entourait. Henriette, pauvre femme ! a bien fait d’être avare, elle qui ne mangeait pas tous les jours et ne se chauffait pas tous les ans ; et c’est un exemple qu’elle a donné à son fils Charles deuxième, petit-fils du grand Henri IV, avare comme sa mère et comme son grand-père. Voyons, ai-je bien déduit la généalogie des avares ?
- D’Artagnan, mon ami, s’écria Athos, vous êtes bien rude pour cette race d’aigles qu’on appelle les Bourbons.
- Et j’oubliais le plus beau !... l’autre petit-fils du Béarnais, Louis quatorzième, mon ex-maître. Mais j’espère qu’il est avare, celui-là, qui n’a pas voulu prêter un million à son frère Charles ! Bon ! je vois que vous vous fâchez. Nous voilà, par bonheur, près de ma maison, ou plutôt près de celle de mon ami M. Monck.
- Cher d’Artagnan, vous ne me fâchez point, vous m’attristez ; il est cruel, en effet, de voir un homme de votre mérite à côté de la position que ses services lui eussent dû acquérir ; il me semble que votre nom, cher ami, est aussi radieux que les plus beaux noms de guerre et de diplomatie. Dites-moi si les Luynes, si les Bellegarde et les Bassompierre ont mérité comme nous la fortune et les honneurs ; vous avez raison, cent fois raison, mon ami.
D’Artagnan soupira, et précédant son ami sous le porche de la maison que Monck habitait au fond de la Cité :
- Permettez, dit-il, que je laisse chez moi ma bourse ; car si, dans la foule, ces adroits filous de Londres, qui nous sont fort vantés, même à Paris, me volaient le reste de mes pauvres écus, je ne pourrais plus retourner en France. Or, content je suis parti de France et fou de joie j’y retourne, attendu que toutes mes préventions d’autrefois contre l’Angleterre me sont revenues, accompagnées de beaucoup d’autres.
Athos ne répondit rien.
- Ainsi donc, cher ami, lui dit d’Artagnan, une seconde et je vous suis. Je sais bien que vous êtes pressé d’aller là-bas recevoir vos récompenses ; mais, croyez-le bien, je ne suis pas moins pressé de jouir de votre joie, quoique de loin... Attendez-moi.
Et d’Artagnan franchissait déjà le vestibule, lorsqu’un homme, moitié valet, moitié soldat, qui remplissait chez Monck les fonctions de portier et de garde, arrêta notre mousquetaire en lui disant en anglais :
- Pardon, milord d’Artagnan !
- Eh bien ! répliqua celui-ci, quoi ? Est-ce que le général aussi me congédie ?... Il ne me manque plus que d’être expulsé par lui !
Ces mots, dits en français, ne touchèrent nullement celui à qui on les adressait, et qui ne parlait qu’un anglais mêlé de l’écossais le plus rude. Mais Athos en fut navré, car d’Artagnan commençait à avoir l’air d’avoir raison.
L’Anglais montra une lettre à d’Artagnan.
- From the general, dit-il.
- Bien, c’est cela ; mon congé, répliqua le Gascon. Faut-il lire, Athos ?
- Vous devez vous tromper, dit Athos, ou je ne connais plus d’honnêtes gens que vous et moi.
D’Artagnan haussa les épaules et décacheta la lettre, tandis que l’Anglais, impassible, approchait de lui une grosse lanterne dont la lumière devait l’aider à lire.
- Eh bien ! qu’avez-vous ? dit Athos voyant changer la physionomie du lecteur.
- Tenez, lisez vous-même, dit le mousquetaire.
Athos prit le papier et lut :
Monsieur d’Artagnan, le roi a regretté bien vivement que vous ne fussiez pas venu à Saint-Paul avec son cortège. Sa Majesté dit que vous lui avez manqué comme vous me manquiez aussi à moi, cher capitaine. Il n’y a qu’un moyen de réparer tout cela. Sa Majesté m’attend à neuf heures au palais de Saint-James ; voulez-vous vous y trouver en même temps que moi ? Sa Très Gracieuse Majesté vous fixe cette heure pour l’audience qu’elle vous accorde.
La lettre était de Monck.

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