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Chapitre CCLV
Un chant d'Homère

Il est temps de passer dans l’autre camp et de décrire à la fois les combattants et le champ de bataille.
Aramis et Porthos s’étaient engagés dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils espéraient d’abord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs travaux et leur fuite. L’arrivée du renard et des chiens les avait contraints de rester cachés.
La grotte s’étendait l’espace d’à peu près cent toises, jusqu’à un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités païennes, alors que Belle-Ile s’appelait encore Calonèse, cette grotte avait vu s’accomplir plus d’un sacrifice humain dans ses mystérieuses profondeurs.
On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une arcade basse ; l’intérieur mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient l’un l’autre et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de droite et de gauche dans d’énormes piliers naturels.
Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs ; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s’assouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.
Telle était la pensée d’Aramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillants n’étaient pas morts, et que, en admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs vainqueurs.
Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les compta, car la fumée l’empêchait de voir au-dehors, et sur-le-champ il commanda que le canot fût roulé jusqu’à la grosse pierre, clôture de l’issue libératrice.
Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité.
On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé à la pierre qui murait l’issue.
Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres de dix mille générations d’oiseaux de mer, dont les nids s’accrochaient comme un ciment à ce rocher.
Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute. Porthos, s’adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc-boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements.
La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita dans ce souterrain par l’encadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés.
On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans l’océan.
C’est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et disposée pour l’escalade ou pour l’assaut.
Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis.
Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d’oeil de l’infranchissable péril où un nouveau combat les allait engager.
S’enfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi, impossible !
En effet, le jour, qui venait d’éclairer les deux derniers compartiments, eût montré aux soldats la barque roulant vers la mer, les deux rebelles à portée de mousquet et une de leurs décharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq navigateurs.
En outre, en supposant tout, si la barque échappait avec les hommes qui la montaient, comment l’alarme ne serait-elle pas donnée ? comment un avis ne serait-il pas envoyé aux chalands royaux ? comment le pauvre canot, traqué sur mer et guetté sur terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour ? Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua l’assistance de Dieu et l’assistance du démon.
Appelant Porthos, qui travaillait à lui seul plus que rouleaux et rouleurs :
- Ami, dit-il tout bas, il vient d’arriver un renfort à nos adversaires.
- Ah ! fit tranquillement Porthos ; que faire alors ?
- Recommencer le combat, fit Aramis, c’est encore chanceux.
- Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue pas l’un de nous, et certainement, si l’un de nous était tué, l’autre se ferait tuer aussi.
Porthos dit ces mots avec ce naturel héroïque qui, chez lui, grandissait de toutes les forces de la matière.
Aramis sentit comme un coup d’éperon à son coeur.
- Nous ne serons tués ni l’un ni l’autre si vous faites ce que je vais vous dire, ami Porthos.
- Dites.
- Ces gens vont descendre dans la grotte.
- Oui.
- Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage.
- Combien sont-ils en tout ? demanda Porthos.
- Il leur est arrivé un renfort de soixante-quinze hommes.
- Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts... Ah ! ah ! fit Porthos.
- S’ils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles.
- Assurément.
- Sans compter, ajouta Aramis, que les détonations peuvent occasionner des éboulements dans la caverne.
- Tout à l’heure, en effet, dit Porthos, un éclat de roche m’a un peu déchiré l’épaule.
- Voyez-vous !
- Mais ce n’est rien.
- Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le canot vers la mer.
- Très bien.
- Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les mousquets.
- Mais à deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups de mousqueterie ensemble, dit naïvement Porthos ; le moyen de la mousqueterie est mauvais.
- Trouvez-en donc un autre.
- Je l’ai trouvé ! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsqu’ils seront entrés par flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute ! Hein ! qu’en dites-vous, du projet ? vous sourit-il ?
- Excellent, cher ami, parfait ! j’approuve fort ; seulement, vous les effraierez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce qu’il nous faut, mon bon ami, c’est la destruction entière de la troupe ; un seul homme resté debout nous perd.
- Vous avez raison, mon ami ; mais comment les attirer, je vous prie ?
- En ne bougeant pas, mon bon Porthos.
- Ne bougeons pas ; mais, quand il seront tous bien réunis ?...
- Alors, laissez-moi faire, j’ai une idée.
- S’il en est ainsi, et que votre idée soit bonne... et elle doit être bonne, votre idée... je suis tranquille.
- En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront.
- Mais vous, que ferez-vous ?
- Ne vous inquiétez pas de moi ; j’ai ma besogne.
- J’entends des voix, ce me semble.
- Ce sont eux. A votre poste !... Tenez-vous à la portée de ma voix et de ma main.
Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était absolument noir.
Aramis se glissa dans le troisième ; le géant tenait en main un barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier qui avait servi à faire rouler la barque.
Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu’à la falaise.
Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, s’occupait à une manoeuvre mystérieuse.
On entendit un commandement proféré à voix haute. C’était le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu.
Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une fumée opaque emplit l’espace.
- A gauche ! à gauche ! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé par l’odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté.
La troupe se précipita effectivement à gauche ; le couloir allait se rétrécissant ; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets.
- Venez ! venez ! cria-t-il, je vois du jour !
- Frappez, Porthos ! cria la voix sépulcrale d’Aramis.
Porthos poussa un soupir, mais il obéit.
La barre de fer tomba d’aplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva et s’abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres.
Les soldats ne voyaient rien ; ils entendaient des cris, des soupirs ; ils foulaient des corps, mais n’avaient pas encore compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres.
L’implacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton sans qu’un seul bruit eût averti le deuxième, qui s’avançait tranquillement.
Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine s’était fait un flambeau.
En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à l’ange exterminateur, avait détruit tout ce qu’il avait touché, le premier rang recula d’épouvante. Nulle fusillade n’avait répondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait littéralement dans le sang.
Porthos était toujours derrière son pilier.
Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu’au pilier derrière lequel était caché Porthos.
Alors une main gigantesque sortit de l’ombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement ; ses bras s’étendirent battant l’air, la torche tomba et s’éteignit dans le sang.
Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin.
Tout cela s’était fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui l’accompagnaient s’étaient retournés ; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite ; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans l’obscurité.
Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria :
- Feu !
Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d’énormes morceaux aux voûtes.
La caverne s’éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée.
Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.

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