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Chapitre CCXL
Entre femmes

D’Artagnan n’avait pu se cacher à ses amis aussi bien qu’il l’eût désiré.
Le soldat stoïque, l’impassible homme d’armes, vaincu par la crainte et les pressentiments, avait donné quelques minutes à la faiblesse humaine.
Aussi, quand il eut fait taire son coeur et calmé le tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais, silencieux serviteur toujours aux écoutes pour obéir plus vite :
- Rabaud, dit-il, tu sauras que je dois faire trente lieues par jour.
- Bien, mon capitaine, répondit Rabaud.
Et, à partir de ce moment, d’Artagnan, fait à l’allure du cheval, comme un véritable centaure, ne s’occupa plus de rien, c’est-à-dire qu’il s’occupa de tout.
Il se demanda pourquoi le roi le rappelait ; pourquoi le Masque-de-Fer avait jeté un plat d’argent aux pieds.
Quant au premier sujet, la réponse fut négative : il savait trop que, le roi l’appelant, c’était par nécessité ; il savait encore que Louis XIV devait éprouver l’impérieux besoin d’un entretien particulier avec celui qu’un si grand secret, mettait au niveau des plus hautes puissances du royaume. Mais, quant à préciser le désir du roi, d’Artagnan ne s’en trouvait pas capable.
Le mousquetaire n’avait plus de doutes non plus sur la raison qui avait poussé l’infortuné Philippe à dévoiler son caractère et sa naissance. Philippe, enseveli à jamais sous son masque de fer, exilé dans un pays où les hommes semblaient servir les éléments ; Philippe, privé même de la société de d’Artagnan, qui l’avait comblé d’honneurs et de délicatesses n’avait plus à voir que des spectres et des douleurs en ce monde, et le désespoir commençant à le mordre, il se répandait en plaintes, croyant que les révélations lui susciteraient un vengeur.
La façon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs amis, la destinée qui avait si étrangement amené Athos en participation du secret d’Etat, les adieux de Raoul, l’obscurité de cet avenir qui allait aboutir à une triste mort ; tout cela renvoyait incessamment d’Artagnan à de lamentables prévisions, que la rapidité de la marche ne dissipait pas comme jadis.
D’Artagnan passait de ces considérations au souvenir de Porthos et d’Aramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traqués, ruinés l’un et l’autre, laborieux architectes d’une fortune qu’il leur faudrait perdre ; et, comme le roi appelait son homme d’exécution en un moment de vengeance et de rancune, d’Artagnan tremblait de recevoir quelque commission dont son coeur eût saigné.
Parfois, montant les côtes, quand le cheval essoufflé enflait ses naseaux et développait ses flancs, le capitaine, plus libre de penser, songeait à ce prodigieux génie d’Aramis, génie d’astuce et d’intrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre civile. Soldat, prêtre et diplomate, galant, avide et rusé, Aramis n’avait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme marchepied pour s’élever aux mauvaises. Généreux esprit, sinon coeur d’élite, il n’avait jamais fait le mal que pour briller un peu plus. Vers la fin de sa carrière, au moment de saisir le but, il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une planche, et était tombé dans la mer.
Mais Porthos, ce bon et naïf Porthos ! Voir Porthos affamé, voir Mousqueton sans dorures, emprisonné peut-être ; voir Pierrefonds, Bracieux, rasés quant aux pierres, déshonorés quant aux futaies, c’étaient là autant de douleurs poignantes pour d’Artagnan, et, chaque fois qu’une de ces douleurs le frappait, il bondissait comme son cheval à la piqûre du taon sous les voûtes de feuillage.
Jamais l’homme d’esprit ne s’est ennuyé s’il a le corps occupé par la fatigue ; jamais l’homme sain de corps n’a manqué de trouver la vie légère si quelque chose a captivé son esprit. D’Artagnan, toujours courant, toujours rêvant, descendit à Paris, frais et tendre de muscles, comme l’athlète qui s’est préparé pour le gymnase.
Le roi ne l’attendait pas si tôt et venait de partir pour chasser du côté de Meudon. D’Artagnan, au lieu de courir après le roi comme il eût fait au temps jadis, se débotta, se mit au bain et attendit que Sa Majesté fût revenue bien poudreuse et bien lasse. Il occupa les cinq heures d’intervalle à prendre, comme on dit, l’air de la maison, et à se cuirasser contre toutes les mauvaises chances.
Il apprit que le roi, depuis quinze jours, était sombre ; que la reine mère était malade et fort accablée ; que Monsieur, frère du roi, tournait à la dévotion ; que Madame avait des vapeurs, et que M. de Guiche était parti pour une de ses terres.
Il apprit que M. Colbert était rayonnant que M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau médecin, qui ne le guérissait point, et que sa principale maladie n’était pas de celles que les médecins guérissent, sinon les médecins politiques.
Le roi, dit-on à d’Artagnan, faisait à M. Fouquet la plus tendre mine, et ne le quittait plus d’une semelle ; mais le surintendant, touché au coeur comme ces beaux arbres qu’un ver a piqués, dépérissait malgré le sourire royal, ce soleil des arbres de cour.
D’Artagnan apprit que Mlle de La Vallière était devenue indispensable au roi ; que le prince, durant ses chasses, s’il ne l’emmenait point, lui écrivait plusieurs fois, non plus des vers, mais, ce qui était bien pis, de la prose, et par pages.
Aussi voyait-on le premier roi du monde, comme disait la pléiade poétique d’alors, descendre de cheval d’une ardeur sans seconde, et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phébus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpétuité, portait à La Vallière, au risque de crever ses chevaux.
Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ébats, chassés si mollement, que, disait-on, l’art de la vénerie courait risque de dégénérer à la Cour de France.
D’Artagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à cette lettre de désespoir destinée à une femme qui passait sa vie à espérer, et, comme d’Artagnan aimait à philosopher, il résolut de profiter de l’absence du roi pour entretenir un moment Mlle de La Vallière.
C’était chose aisée : Louise, pendant la chasse royale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, où précisément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à inspecter.
D’Artagnan ne doutait pas que, s’il pouvait entamer la conversation sur Raoul, Louise ne lui donnât quelque sujet d’écrire une bonne lettre au pauvre exilé ; or, l’espoir, ou du moins la consolation pour Raoul, en une disposition du coeur comme celle où nous l’avons vu, c’était le soleil, c’était la vie de deux hommes qui étaient bien chers à notre capitaine.
Il s’achemina donc vers l’endroit où il savait trouver Mlle de La Vallière.
D’Artagnan trouva La Vallière fort entourée. Dans son apparente solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-être, un hommage dont Madame avait été si fière, alors que tous les regards du roi étaient pour elle et commandaient tous les regards des courtisans.
D’Artagnan, qui n’était pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentillesses des dames ; il était poli comme un brave, et sa réputation terrible lui avait concilié autant d’amitié chez les hommes que d’admiration chez les femmes.
Aussi, en le voyant entrer, les filles d’honneur lui adressèrent-elles la parole. Elles débutèrent par des questions.
Où avait-il été ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi ne l’avait-on pas vu faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui émerveillaient les curieux au balcon du roi ?
Il répliqua qu’il arrivait du pays des oranges.
Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le monde voyageait, et où, pourtant, un voyage de cent lieues était un problème résolu souvent par la mort.
- Du pays des oranges ? s’écria Mlle de Tonnay-Charente ; de l’Espagne ?
- Eh ! eh ! fit le mousquetaire.
- De Malte ? dit Montalais.
- Ma foi ! vous approchez, mesdemoiselles.
- C’est d’une île ? demanda La Vallière.
- Mademoiselle, dit d’Artagnan, je ne veux pas vous faire chercher : c’est du pays où M. de Beaufort s’embarque à l’heure qu’il est pour passer en Alger.
- Avez-vous vu l’armée ? demandèrent plusieurs belliqueuses.
- Comme je vous vois, répliqua d’Artagnan.
- Et la flotte ?
- J’ai tout vu.
- Avons-nous des amis par-là ? fit Mlle de Tonnay-Charente froidement, mais de manière à attirer l’attention sur ce mot, d’une portée calculée.
- Mais, répliqua d’Artagnan, nous avons M. de La Guillotière, M. de Mouchy, M. de Bragelonne.
La Vallière pâlit.
- M. de Bragelonne ? s’écria la perfide Athénaïs. Eh quoi ! il est parti en guerre... lui ?
Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement.
- Savez-vous mon idée ? continua-t-elle sans pitié en s’adressant à d’Artagnan.
- Non, mademoiselle, et je voudrais bien la savoir.
- Mon idée, c’est que tous les hommes qui vont faire cette guerre sont des désespérés que l’amour a traités mal, et qui vont chercher des Noires moins cruelles que ne l’étaient les Blanches.
Quelques dames se mirent à rire ; La Vallière perdait son maintien ; Montalais toussait à réveiller un mort.
- Mademoiselle, interrompit d’Artagnan, vous faites erreur quand vous parlez des femmes noires de Djidgelli ; les femmes, là-bas, ne sont pas noires ; il est vrai qu’elles ne sont pas blanches : elles sont jaunes.
- Jaunes !
- Eh ! n’en dites pas de mal ; je n’ai jamais vu de plus belle couleur à marier avec des yeux noirs et une bouche de corail.
- Tant mieux pour M. de Bragelonne ! fit Mlle de Tonnay-Charente avec insistance, il se dédommagera, le pauvre garçon.
Il se fit un profond silence sur ces paroles.
D’Artagnan eut le temps de réfléchir que les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que les tigres et les ours.
Ce n’était pas assez pour Athénaïs d’avoir fait pâlir La Vallière ; elle voulut la faire rougir.
Reprenant la conversation sans mesure :
- Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur la conscience !
- Quel péché, mademoiselle ? balbutia l’infortunée en cherchant un appui autour d’elle sans le trouver.
- Eh ! mais, poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il vous aimait. Vous l’avez repoussé.
- C’est un droit qu’on a quand on est honnête femme, reprit Montalais d’un air précieux. Lorsqu’on sait ne devoir pas faire le bonheur d’un homme, mieux vaut le repousser.
Louise ne put pas comprendre si elle devait un blâme ou un remerciement à celle qui la défendait ainsi.
- Repousser ! repousser ! c’est fort bon, dit Athénaïs, mais là n’est pas le péché que Mlle de La Vallière aurait à se reprocher. Le vrai péché, c’est d’envoyer ce pauvre Bragelonne à la guerre ; à la guerre, où l’on trouve la mort.
Louise passa une main sur son front glacé.
- Et s’il meurt, continua l’impitoyable, vous l’aurez tué : voilà le péché.
Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une émotion inaccoutumée.
- Vous aviez à me parler, monsieur d’Artagnan, dit-elle d’une voix altérée par la colère et la douleur. Qu’aviez-vous à me dire ?
D’Artagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous son bras ; puis, lorsqu’ils furent assez loin des autres :
- Ce que j’avais à vous dire, mademoiselle, répliqua-t-il, Mlle de Tonnay Charente vient de vous l’exprimer brutalement, mais en entier.
Elle poussa un petit cri, et, navrée par cette nouvelle blessure, prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappés à mort, qui cherchent l’ombre du hallier pour mourir.
Elle disparut par une porte, au moment où le roi entrait par une autre.
Le premier regard du prince fut pour le siège vide de sa maîtresse ; n’apercevant pas La Vallière, il fronça le sourcil ; mais aussitôt il vit d’Artagnan qui le saluait.
- Ah ! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis content de vous.
C’était l’expression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-là du roi.
Les filles d’honneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle respectueux autour du roi à son entrée, s’écartèrent en le voyant chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires.
Le roi prit les devants et emmena d’Artagnan hors de la salle, après avoir encore une fois cherché des yeux La Vallière, dont il ne comprenait point l’absence.
Une fois hors de la portée des oreilles curieuses :
- Eh bien ! dit-il, monsieur d’Artagnan, le prisonnier ?
- Dans sa prison, Sire.
- Qu’a-t-il dit en chemin ?
- Rien, Sire.
- Qu’a-t-il fait ?
- Il y a eu un moment où le pêcheur à bord duquel je passais à Sainte- Marguerite s’est révolté, et m’a voulu tuer. Le... le prisonnier m’a défendu au lieu d’essayer à s’enfuir.
Le roi pâlit.
- Assez, dit-il.
D’Artagnan s’inclina.
Louis se promena de long en large dans son cabinet.
- Vous étiez à Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu ?
- Non, Sire, je partais quand le duc est arrivé.
- Ah !
Nouveau silence.
- Qu’avez-vous vu là-bas ?
- Beaucoup de gens, répliqua d’Artagnan avec froideur.
Le roi vit que d’Artagnan ne voulait pas parler.
- Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire d’aller préparer mes logements à Nantes.
- A Nantes ? s’écria d’Artagnan.
- En Bretagne.
- Oui, Sire, en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de Nantes ?
- Les Etats s’y assemblent, répondit le roi. J’ai deux demandes à leur faire : j’y veux être.
- Quand partirai-je ? dit le capitaine.
- Ce soir... demain... demain au soir, car vous avez besoin de repos.
- Je suis reposé, Sire.
- A merveille... Alors, entre ce soir et demain, à votre gré.
D’Artagnan salua comme pour prendre congé ; puis, voyant le roi très embarrassé :
- Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmène-t-il la Cour ?
- Mais oui.
- Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute ?
Et l’oeil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi.
- Prenez-en une brigade, répliqua Louis.
- Voilà tout ?... Le roi n’a pas d’autres ordres à me donner ?
- Non... Ah !... Si fait !...
- J’écoute.
- Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous prendrez l’habitude de mettre des mousquetaires à la porte de chacun des principaux dignitaires que j’emmènerai.
- Des principaux ?
- Oui.
- Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne ?
- Oui.
- De M. Le Tellier ?
- Oui.
- De M. de Brienne ?
- Oui.
- Et de M. le surintendant ?
- Sans doute.
- Fort bien, Sire. Je serai parti demain.
- Oh ! encore un mot, monsieur d’Artagnan. Vous rencontrerez à Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient placés avant que ses gardes n’arrivent.
- Oui, Sire.
- Et si M. de Gesvres vous questionnait ?
- Allons donc, Sire ! est-ce que M. de Gesvres me questionnera ?
Et cavalièrement, le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut.
« A Nantes ! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi n’a-t-il pas osé dire tout de suite à Belle-Ile ? »
Comme il touchait à la grande porte, un commis de M. de Brienne courut après lui.
- Monsieur d’Artagnan ! dit-il, pardon...
- Qu’y a-t-il, monsieur Ariste ?
- C’est un bon que le roi m’a chargé de vous remettre.
- Sur votre caisse ? demanda le mousquetaire.
- Non, monsieur, sur la caisse de M. Fouquet.
D’Artagnan, surpris, lut le bon, qui était de la main du roi, et pour deux cents pistoles.
« Quoi ! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de M. Brienne, c’est par M. Fouquet qu’on fera payer ce voyage-là ! Mordioux ! voilà du pur Louis XI. Pourquoi n’avoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert ? Il eût payé avec tant de joie ! »
Et d’Artagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais refroidir un bon à vue, s’en alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles.

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