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Chapitre XXIII
Où l'auteur est forcé, bien malgré lui, de faire un peu d'histoire

Tandis que les rois et les hommes s’occupaient ainsi de l’Angleterre, qui se gouvernait toute seule, et qui, il faut le dire à sa louange, n’avait jamais été si mal gouvernée, un homme sur qui Dieu avait arrêté son regard et posé son doigt, un homme prédestiné à écrire son nom en lettres éclatantes dans le livre de l’histoire, poursuivait à la face du monde une oeuvre pleine de mystère et d’audace. Il allait, et nul ne savait où il voulait aller, quoique non seulement l’Angleterre, mais la France, mais l’Europe, le regardassent marcher d’un pas ferme et la tête haute. Tout ce qu’on savait sur cet homme, nous allons le dire.
Monck venait de se déclarer pour la liberté du Rump Parliament, ou, si on l’aime mieux, le Parlement Croupion, comme on l’appelait, Parlement que le général Lambert, imitant Cromwell, dont il avait été le lieutenant, venait de bloquer si étroitement, pour lui faire faire sa volonté, qu’aucun membre, pendant tout le blocus, n’avait pu en sortir, et qu’un seul, Pierre Wentwort, avait pu y entrer.
Lambert et Monck, tout se résumait dans ces deux hommes, le premier représentant le despotisme militaire, le second représentant le républicanisme pur. Ces deux hommes, c’étaient les deux seuls représentants politiques de cette révolution dans laquelle Charles Ier avait d’abord perdu sa couronne et ensuite sa tête.
Lambert, au reste, ne dissimulait pas ses vues ; il cherchait à établir un gouvernement tout militaire et à se faire le chef de ce gouvernement.
Monck, républicain rigide, disaient les uns, voulait maintenir le Rump Parliament, cette représentation visible, quoique dégénérée, de la république. Monck, adroit ambitieux, disaient les autres, voulait tout simplement se faire de ce Parlement, qu’il semblait protéger, un degré solide pour monter jusqu’au trône que Cromwell avait fait vide, mais sur lequel il n’avait pas osé s’asseoir.
Ainsi, Lambert en persécutant le Parlement, Monck en se déclarant pour lui, s’étaient mutuellement déclarés ennemis l’un de l’autre.
Aussi Monck et Lambert avaient-ils songé tout d’abord à se faire chacun une armée : Monck en Ecosse, où étaient les presbytériens et les royalistes, c’est-à-dire les mécontents ; Lambert à Londres, où se trouvait comme toujours la plus forte opposition contre le pouvoir qu’elle avait sous les yeux.
Monck avait pacifié l’Ecosse, il s’y était formé une armée et s’en était fait un asile : l’une gardait l’autre ; Monck savait que le jour n’était pas encore venu, jour marqué par le Seigneur, pour un grand changement ; aussi son épée paraissait-elle collée au fourreau. Inexpugnable dans sa farouche et montagneuse Ecosse, général absolu, roi d’une armée de onze mille vieux soldats, qu’il avait plus d’une fois conduits à la victoire ; aussi bien et mieux instruit des affaires de Londres que Lambert, qui tenait garnison dans la Cité, voilà quelle était la position de Monck lorsque à cent lieues de Londres il se déclara pour le Parlement. Lambert, au contraire, comme nous l’avons dit, habitait la capitale. Il y avait le centre de toutes ses opérations, et il y réunissait autour de lui et tous ses amis et tout le bas peuple, éternellement enclin à chérir les ennemis du pouvoir constitué.
Ce fut donc à Londres que Lambert apprit l’appui que des frontières d’Ecosse Monck prêtait au Parlement. Il jugea qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et que la Tweed n’était pas si éloignée de la Tamise qu’une armée n’enjambât d’une rivière à l’autre surtout lorsqu’elle était bien commandée. Il savait en outre, qu’au fur et à mesure qu’ils pénétreraient en Angleterre, les soldats de Monck formeraient sur la route cette boule de neige, emblème du globe de la fortune, qui n’est pour l’ambitieux qu’un degré sans cesse grandissant pour le conduire à son but. Il ramassa donc son armée, formidable à la fois par sa composition ainsi que par le nombre, et courut au-devant de Monck, qui, lui, pareil à un navigateur prudent voguant au milieu des écueils, s’avançait à toutes petites journées et le nez au vent, écoutant le bruit et flairant l’air qui venait de Londres.
Les deux armées s’aperçurent à la hauteur de Newcastle ; Lambert, arrivé le premier, campa dans la ville même.
Monck, toujours circonspect, s’arrêta où il était et plaça son quartier général à Coldstream, sur la Tweed.
La vue de Lambert répandit la joie dans l’armée de Monck, tandis qu’au contraire la vue de Monck jeta le désarroi dans l’armée de Lambert. On eût cru que ces intrépides batailleurs, qui avaient fait tant de bruit dans les rues de Londres, s’étaient mis en route dans l’espoir de ne rencontrer personne, et que maintenant, voyant qu’ils avaient rencontré une armée et que cette armée arborait devant eux, non seulement un étendard, mais encore une cause et un principe, on eût cru, disons-nous, que ces intrépides batailleurs s’étaient mis à réfléchir qu’ils étaient moins bons républicains que les soldats de Monck, puisque ceux-ci soutenaient le Parlement, tandis que Lambert ne soutenait rien, pas même lui.
Quant à Monck, s’il eut à réfléchir ou s’il réfléchit, ce dut être fort tristement, car l’histoire raconte, et cette pudique dame, on le sait, ne ment jamais, car l’histoire raconte que le jour de son arrivée à Coldstream on chercha inutilement un mouton par toute la ville.
Si Monck eût commandé une armée anglaise, il y eût eu de quoi faire déserter toute l’armée Mais il n’en est point des Ecossais comme des Anglais, à qui cette chair coulante qu’on appelle le sang est de toute nécessité ; les Ecossais, race pauvre et sobre, vivent d’un peu d’orge écrasée entre deux pierres, délayée avec de l’eau de la fontaine et cuite sur un grès rougi.
Les Ecossais, leur distribution d’orge faite, ne s’inquiétèrent donc point s’il y avait ou s’il n’y avait pas de viande à Coldstream.
Monck, peu familiarisé avec les gâteaux d’orge, avait faim, et son état-major, aussi affamé pour le moins que lui, regardait avec anxiété à droite et à gauche pour savoir ce qu’on préparait à souper.
Monck se fit renseigner ; ses éclaireurs avaient en arrivant trouvé la ville déserte et les buffets vides ; de bouchers et de boulangers, il n’y fallait pas compter à Coldstream. On ne trouva donc pas le moindre morceau de pain pour la table du général.
Au fur et à mesure que les récits se succédaient, aussi peu rassurants les uns que les autres, Monck, voyant l’effroi et le découragement sur tous les visages, affirma qu’il n’avait pas faim ; d’ailleurs on mangerait le lendemain, puisque Lambert était là probablement dans l’intention de livrer bataille, et par conséquent pour livrer ses provisions s’il était forcé dans Newcastle, ou pour délivrer à jamais les soldats de Monck de la faim s’il était vainqueur.
Cette consolation ne fut efficace que sur le petit nombre ; mais peu importait à Monck, car Monck était fort absolu sous les apparences de la plus parfaite douceur.
Force fut donc à chacun d’être satisfait, ou tout au moins de le paraître. Monck, tout aussi affamé que ses gens, mais affectant la plus parfaite indifférence pour ce mouton absent, coupa un fragment de tabac, long d’un demi-pouce, à la carotte d’un sergent qui faisait partie de sa suite, et commença à mastiquer le susdit fragment en assurant à ses lieutenants que la faim était une chimère, et que d’ailleurs on n’avait jamais faim tant qu’on avait quelque chose à mettre sous sa dent.
Cette plaisanterie satisfit quelques-uns de ceux qui avaient résisté à la première déduction que Monck avait tirée du voisinage de Lambert ; le nombre des récalcitrants diminua donc d’autant ; la garde s’installa, les patrouilles commencèrent, et le général continua son frugal repas sous sa tente ouverte.
Entre son camp et celui de l’ennemi s’élevait une vieille abbaye dont il reste à peine quelques ruines aujourd’hui, mais qui alors était debout et qu’on appelait l’abbaye de Newcastle. Elle était bâtie sur un vaste terrain indépendant à la fois de la plaine et de la rivière, parce qu’il était presque un marais alimenté par des sources et entretenu par les pluies. Cependant, au milieu des ces flaques d’eau couvertes de grandes herbes, de joncs et de roseaux, on voyait s’avancer des terrains solides consacrés autrefois au potager, au parc, au jardin d’agrément et autres dépendances de l’abbaye, pareille à une de ces grandes araignées de mer dont le corps est rond, tandis que les pattes vont en divergeant à partir de cette circonférence.
Le potager, l’une des pattes les plus allongées de l’abbaye, s’étendait jusqu’au camp de Monck. Malheureusement on en était, comme nous l’avons dit, aux premiers jours de juin, et le potager, abandonné d’ailleurs, offrait peu de ressources.
Monck avait fait garder ce lieu comme le plus propre aux surprises. On voyait bien au-delà de l’abbaye les feux du général ennemi ; mais entre ces feux et l’abbaye s’étendait la Tweed, déroulant ses écailles lumineuses sous l’ombre épaisse de quelques grands chênes verts.
Monck connaissait parfaitement cette position, Newcastle et ses environs lui ayant déjà plus d’une fois servi de quartier général. Il savait que le jour son ennemi pourrait sans doute jeter des éclaireurs dans ces ruines et y venir chercher une escarmouche, mais que la nuit il se garderait bien de s’y hasarder. Il se trouverait donc en sûreté.
Aussi ses soldats purent-ils le voir, après ce qu’il appelait fastueusement son souper, c’est-à-dire après l’exercice de mastication rapporté par nous au commencement de ce chapitre, comme depuis Napoléon à la veille d’Austerlitz, dormir tout assis sur sa chaise de jonc, moitié sous la lueur de sa lampe, moitié sous le reflet de la lune qui commençait à monter aux cieux.
Ce qui signifie qu’il était à peu près neuf heures et demie du soir.
Tout à coup Monck fut tiré de ce demi-sommeil, factice peut-être, par une troupe de soldats qui, accourant avec des cris joyeux, venaient frapper du pied les bâtons de la tente de Monck, tout en bourdonnant pour le réveiller.
Il n’était pas besoin d’un si grand bruit. Le général ouvrit les yeux.
- Eh bien ! mes enfants, que se passe-t-il donc ? demanda le général.
- Général, répondirent plusieurs voix, général, vous souperez.
- J’ai soupé, messieurs, répondit tranquillement celui-ci, et je digérais tranquillement, comme vous voyez ; mais entrez, et dites-moi ce qui vous amène.
- Général, une bonne nouvelle.
- Bah ! Lambert nous fait-il dire qu’il se battra demain ?
- Non, mais nous venons de capturer une barque de pêcheurs qui portait du poisson au camp de Newcastle.
- Et vous avez eu tort, mes amis. Ces messieurs de Londres sont délicats, ils tiennent à leur premier service ; vous allez les mettre de très mauvaise humeur ; ce soir et demain ils seront impitoyables. Il serait de bon goût, croyez-moi, de renvoyer à M. Lambert ses poissons et ses pêcheurs, à moins que...
Le général réfléchit un instant.
- Dites-moi, continua-t-il, quels sont ces pêcheurs, s’il vous plaît ?
- Des marins picards qui pêchaient sur les côtes de France ou de Hollande, et qui ont été jetés sur les nôtres par un grand vent.
- Quelques-uns d’entre eux parlent-ils notre langue ?
- Le chef nous a dit quelques mots d’anglais.
La défiance du général s’était éveillée au fur et à mesure que les renseignements lui venaient.
- C’est bien, dit-il. Je désire voir ces hommes, amenez-les-moi.
Un officier se détacha aussitôt pour aller les chercher.
- Combien sont-ils ? continua Monck, et quel bateau montent-ils ?
- Ils sont dix ou douze, mon général, et ils montent une espèce de chasse-marée, comme ils appellent cela, de construction hollandaise, à ce qu’il nous a semblé.
- Et vous dites qu’ils portaient du poisson au camp de M. Lambert ?
- Oui, général. Il paraît même qu’ils ont fait une assez bonne pêche.
- Bien, nous allons voir cela, dit Monck.
En effet, au moment même l’officier revenait, amenant le chef de ces pêcheurs, homme de cinquante à cinquante-cinq ans à peu près, mais de bonne mine. Il était de moyenne taille et portait un justaucorps de grosse laine, un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux ; un coutelas était passé à sa ceinture, et il marchait avec cette hésitation toute particulière aux marins, qui, ne sachant jamais, grâce au mouvement du bateau, si leur pied posera sur la planche ou dans le vide, donnent à chacun de leurs pas une assiette aussi sûre que s’il s’agissait de poser un pilotis.
Monck, avec un regard fin et pénétrant, considéra longtemps le pêcheur, qui lui souriait de ce sourire moitié narquois, moitié niais, particulier à nos paysans.
- Tu parles anglais ? lui demanda Monck en excellent français.
- Ah ! bien mal, milord, répondit le pêcheur.
Cette réponse fut faite bien plutôt avec l’accentuation vive et saccadée des gens d’outre-Loire qu’avec l’accent un peu traînard des contrées de l’ouest et du nord de la France.
- Mais enfin tu le parles, insista Monck, pour étudier encore une fois cet accent.
- Eh ! nous autres gens de mer, répondit le pêcheur, nous parlons un peu toutes les langues.
- Alors, tu es matelot pêcheur ?
- Pour aujourd’hui, milord, pêcheur, et fameux pêcheur même. J’ai pris un bar qui pèse au moins trente livres, et plus de cinquante mulets ; j’ai aussi de petits merlans qui seront parfaits dans la friture.
- Tu me fais l’effet d’avoir plus pêché dans le golfe de Gascogne que dans la Manche, dit Monck en souriant.
- En effet, je suis du Midi ; cela empêche-t-il d’être bon pêcheur, milord ?
- Non pas, et je t’achète ta pêche ; maintenant parle avec franchise : à qui la destinais-tu ?
- Milord, je ne vous cacherai point que j’allais à Newcastle, tout en suivant la côte, lorsqu’un gros de cavaliers qui remontaient le rivage en sens inverse ont fait signe à ma barque de rebrousser chemin jusqu’au camp de Votre Honneur, sous peine d’une décharge de mousqueterie. Comme je n’étais pas armé en guerre, ajouta le pêcheur en souriant, j’ai dû obéir.
- Et pourquoi allais-tu chez Lambert et non chez moi ?
- Milord, je serai franc ; Votre Seigneurie le permet-elle ?
- Oui, et même au besoin je te l’ordonne.
- Eh bien ! milord, j’allais chez M. Lambert, parce que ces messieurs de la ville paient bien, tandis que vous autres Ecossais, puritains, presbytériens, covenantaires, comme vous voudrez vous appeler, vous mangez peu, mais ne payez pas du tout.
Monck haussa les épaules sans cependant pouvoir s’empêcher de sourire en même temps.
- Et pourquoi, étant du Midi, viens-tu pêcher sur nos côtes ?
- Parce que j’ai eu la bêtise de me marier en Picardie.
- Oui ; mais enfin la Picardie n’est pas l’Angleterre.
- Milord, l’homme pousse le bateau à la mer, mais Dieu et le vent font le reste et poussent le bateau où il leur plaît.
- Tu n’avais donc pas l’intention d’aborder chez nous ?
- Jamais.
- Et quelle route faisais-tu ?
- Nous revenions d’Ostende, où l’on avait déjà vu des maquereaux, lorsqu’un grand vent du midi nous a fait dériver ; alors, voyant qu’il était inutile de lutter avec lui, nous avons filé devant lui. Il a donc fallu, pour ne pas perdre la pêche, qui était bonne, l’aller vendre au plus prochain port d’Angleterre ; or, ce plus prochain port, c’était Newcastle ; l’occasion était bonne, nous a-t-on dit, il y avait surcroît de population dans le camp ; surcroît de population dans la ville ; l’un et l’autre étaient pleins de gentilshommes très riches et très affamés, nous disait-on encore ; alors je me suis dirigé vers Newcastle.
- Et tes compagnons, où sont-ils ?
- Oh ! mes compagnons, ils sont restés à bord ; ce sont des matelots sans instruction aucune.
- Tandis que toi... ? fit Monck.
- Oh ! moi, dit le patron en riant, j’ai beaucoup couru avec mon père, et je sais comment on dit un sou, un écu, une pistole, un louis et un double louis dans toutes les langues de l’Europe ; aussi mon équipage m’écoute-t-il comme un oracle et m’obéit-il comme à un amiral.
- Alors c’est toi qui avais choisi M. Lambert comme la meilleure pratique ?
- Oui, certes. Et soyez franc, milord, m’étais-je trompé ?
- C’est ce que tu verras plus tard.
- En tout cas, milord, s’il y a faute, la faute est à moi, et il ne faut pas en vouloir pour cela à mes camarades.
« Voilà décidément un drôle spirituel », pensa Monck.
Puis, après quelques minutes de silence employées à détailler le pêcheur :
- Tu viens d’Ostende, m’as-tu dit ? demanda le général.
- Oui, milord, en droite ligne.
- Tu as entendu parler des affaires du jour alors, car je ne doute point qu’on ne s’en occupe en France et en Hollande. Que fait celui qui se dit le roi d’Angleterre ?
- Oh ! milord, s’écria le pêcheur avec une franchise bruyante et expansive, voilà une heureuse question, et vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi, car en vérité j’y peux faire une fameuse réponse.
Figurez-vous, milord, qu’en relâchant à Ostende pour y vendre le peu de maquereaux que nous y avions pêchés, j’ai vu l’ex-roi qui se promenait sur les dunes, en attendant ses chevaux, qui devaient le conduire à La Haye : c’est un grand pâle avec des cheveux noirs, et la mine un peu dure. Il a l’air de se mal porter, au reste, et je crois que l’air de la Hollande ne lui est pas bon.
Monck suivait avec une grande attention la conversation rapide, colorée et diffuse du pêcheur, dans une langue qui n’était pas la sienne ; heureusement, avons-nous dit, qu’il la parlait avec une grande facilité. Le pêcheur, de son côté, employait tantôt un mot français, tantôt un mot anglais, tantôt un mot qui paraissait n’appartenir à aucune langue et qui était un mot gascon. Heureusement ses yeux parlaient pour lui, et si éloquemment, qu’on pouvait bien perdre un mot de sa bouche, mais pas une seule intention de ses yeux.
Le général paraissait de plus en plus satisfait de son examen.
- Tu as dû entendre dire que cet ex-roi, comme tu l’appelles, se dirigeait vers La Haye dans un but quelconque.
- Oh ! oui, bien certainement, dit le pêcheur, j’ai entendu dire cela.
- Et dans quel but ?
- Mais toujours le même, fit le pêcheur ; n’a-t-il pas cette idée fixe de revenir en Angleterre ?
- C’est vrai, dit Monck pensif.
- Sans compter, ajouta le pêcheur, que le stathouder... vous savez, milord, Guillaume II...
- Eh bien ?
- Il l’y aidera de tout son pouvoir.
- Ah ! tu as entendu dire cela ?
- Non, mais je le crois.
- Tu es fort en politique, à ce qu’il paraît ? demanda Monck.
- Oh ! nous autres marins, milord, qui avons l’habitude d’étudier l’eau et l’air, c’est-à-dire les deux choses les plus mobiles du monde, il est rare que nous nous trompions sur le reste.
- Voyons, dit Monck, changeant de conversation, on prétend que tu vas nous bien nourrir.
- Je ferai de mon mieux, milord.
- Combien nous vends-tu ta pêche, d’abord ?
- Pas si sot que de faire un prix, milord.
- Pourquoi cela ?
- Parce que mon poisson est bien à vous.
- De quel droit ?
- Du droit du plus fort.
- Mais mon intention est de te le payer.
- C’est bien généreux à vous, milord.
- Et ce qu’il vaut, même.
- Je ne demande pas tant.
- Et que demandes-tu donc, alors ?
- Mais je demande à m’en aller.
- Où cela ? Chez le général Lambert ?
- Moi ! s’écria le pêcheur ; et pour quoi faire irais-je à Newcastle, puisque je n’ai plus de poisson ?
- Dans tous les cas, écoute-moi.
- J’écoute.
- Un conseil.
- Comment ! Milord veut me payer et encore me donner un bon conseil ! mais milord me comble.
Monck regarda plus fixement que jamais le pêcheur, sur lequel il paraissait toujours conserver quelque soupçon.
- Oui, je veux te payer et te donner un conseil, car les deux choses se tiennent. Donc, si tu t’en retournes chez le général Lambert...
Le pêcheur fit un mouvement de la tête et des épaules qui signifiait : « S’il y tient, ne le contrarions pas. »
- Ne traverse pas le marais, continua Monck ; tu seras porteur d’argent, et il y a dans le marais quelques embuscades d’Ecossais que j’ai placées là. Ce sont gens peu traitables, qui comprennent mal la langue que tu parles, quoiqu’elle me paraisse se composer de trois langues, et qui pourraient te reprendre ce que je t’aurais donné, et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas de dire que le général Monck a deux mains, l’une écossaise, l’autre anglaise, et qu’il reprend avec la main écossaise ce qu’il a donné avec la main anglaise.
- Oh ! général, j’irai où vous voudrez, soyez tranquille, dit le pêcheur avec une crainte trop expressive pour n’être pas exagérée, Je ne demande qu’à rester ici, moi, si vous voulez que je reste.
- Je te crois bien, dit Monck, avec un imperceptible sourire ; mais je ne puis cependant te garder sous ma tente.
- Je n’ai pas cette prétention, milord, et désire seulement que Votre Seigneurie m’indique où elle veut que je me poste. Qu’elle ne se gêne pas, pour nous une nuit est bientôt passée.
- Alors je vais te faire conduire à ta barque.
- Comme il plaira à Votre Seigneurie. Seulement, si Votre Seigneurie voulait me faire reconduire par un charpentier, je lui en serais on ne peut plus reconnaissant.
- Pourquoi cela ?
- Parce que ces messieurs de votre armée, en faisant remonter la rivière à ma barque, avec le câble que tiraient leurs chevaux, l’ont quelque peu déchirée aux roches de la rive, en sorte que j’ai au moins deux pieds d’eau dans ma cale, milord.
- Raison de plus pour que tu veilles sur ton bateau, ce me semble.
- Milord, je suis bien à vos ordres, dit le pêcheur. Je vais décharger mes paniers où vous voudrez, puis vous me paierez si cela vous plaît ; vous me renverrez si la chose vous convient. Vous voyez que je suis facile à vivre, moi.
- Allons, allons, tu es un bon diable, dit Monck, dont le regard scrutateur n’avait pu trouver une seule ombre dans la limpidité de l’oeil du pêcheur. Holà ! Digby !
Un aide de camp parut.
- Vous conduirez ce digne garçon et ses compagnons aux petites tentes des cantines, en avant des marais ; de cette façon ils seront à portée de joindre leur barque, et cependant ils ne coucheront pas dans l’eau cette nuit. Qu’y a-t-il, Spithead ?
Spithead était le sergent auquel Monck, pour souper, avait emprunté un morceau de tabac.
Spithead, en entrant dans la tente du général sans être appelé, motivait cette question de Monck.
- Milord, dit-il, un gentilhomme français vient de se présenter aux avant-postes et demande à parler à Votre Honneur.
Tout cela était dit, bien entendu, en anglais.
Quoique la conversation eût lieu en cette langue, le pêcheur fit un léger mouvement que Monck, occupé de son sergent, ne remarqua point.
- Et quel est ce gentilhomme ? demanda Monck.
- Milord, répondit Spithead, il me l’a dit ; mais ces diables de noms français sont si difficiles à prononcer pour un gosier écossais, que je n’ai pu le retenir. Au surplus, ce gentilhomme, à ce que m’ont dit les gardes, est le même qui s’est présenté hier à l’étape, et que Votre Honneur n’a pas voulu recevoir.
- C’est vrai, j’avais conseil d’officiers.
- Milord décide-t-il quelque chose à l’égard de ce gentilhomme ?
- Oui, qu’il soit amené ici.
- Faut-il prendre des précautions ?
- Lesquelles ?
- Lui bander les yeux, par exemple.
- A quoi bon ? Il ne verra que ce que je désire qu’on voie, c’est-à-dire que j’ai autour de moi onze mille braves qui ne demandent pas mieux que de se couper la gorge en l’honneur du Parlement de l’Ecosse et de l’Angleterre.
- Et cet homme, milord ? dit Spithead en montrant le pêcheur, qui pendant cette conversation était resté debout et immobile, en homme qui voit mais ne comprend pas.
- Ah ! c’est vrai, dit Monck.
Puis, se retournant vers le marchand de poisson :
- Au revoir, mon brave homme, dit-il ; je t’ai choisi un gîte. Digby, emmenez-le. Ne crains rien, on t’enverra ton argent tout à l’heure.
- Merci, milord, dit le pêcheur.
Et, après avoir salué, il partit accompagné de Digby.
A cent pas de la tente, il retrouva ses compagnons, lesquels chuchotaient avec une volubilité qui ne paraissait pas exempte d’inquiétude, mais il leur fit un signe qui parut les rassurer.
- Holà ! vous autres, dit le patron, venez par ici ; Sa Seigneurie le général Monck a la générosité de nous payer notre poisson et la bonté de nous donner l’hospitalité pour cette nuit.
Les pêcheurs se réunirent à leur chef, et, conduite par Digby, la petite troupe s’achemina vers les cantines, poste qui, on se le rappelle, lui avait été assigné.
Tout en cheminant, les pêcheurs passèrent dans l’ombre près de la garde qui conduisait le gentilhomme français au général Monck.
Ce gentilhomme était à cheval et enveloppé d’un grand manteau, ce qui fit que le patron ne put le voir, quelle que parût être sa curiosité. Quant au gentilhomme, ignorant qu’il coudoyait des compatriotes, il ne fit pas même attention à cette petite troupe.
L’aide de camp installa ses hôtes dans une tente assez propre d’où fut délogée une cantinière irlandaise qui s’en alla coucher où elle put avec ses six enfants. Un grand feu brûlait en avant de cette tente et projetait sa lumière pourprée sur les flaques herbeuses du marais que ridait une brise assez fraîche. Puis l’installation faite, l’aide de camp souhaita le bonsoir aux matelots en leur faisant observer que l’on voyait du seuil de la tente les mâts de la barque qui se balançait sur la Tweed, preuve qu’elle n’avait pas encore coulé à fond. Cette vue parut réjouir infiniment le chef des pêcheurs.

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1998-2010
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