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Chapitre CLXXIX
Deux vieux amis

Tandis que chacun pensait à ses affaires à la Cour, un homme se rendait mystérieusement derrière la place de Grève, dans une maison qui nous est déjà connue pour l’avoir vue assiégée, un jour d’émeute, par d’Artagnan.
Cette maison avait sa principale entrée par la place Baudoyer.
Assez grande, entourée de jardins, ceinte dans la rue Saint-Jean par des boutiques de taillandiers qui la garantissaient des regards curieux, elle était renfermée dans ce triple rempart de pierres, de bruit et de verdure, comme une momie parfumée dans sa triple boîte.
L’homme dont nous parlons marchait d’un pas assuré, bien qu’il ne fût pas de la première jeunesse. A voir son manteau couleur de muraille et sa longue épée, qui relevait ce manteau, nul n’eût pu reconnaître le chercheur d’aventurer ; et si l’on eût bien consulté ce croc de moustaches relevé, cette peau fine et lisse qui apparaissait sous le sombrero, comment ne pas croire que les aventures dussent être galantes ?
En effet, à peine le cavalier fut-il entré dans la maison que huit heures sonnèrent à Saint-Gervais.
Et, dix minutes après, une dame, suivie d’un laquais armé, vint frapper à la même porte, qu’une vieille suivante lui ouvrit aussitôt.
Cette dame leva son voile en entrant. Ce n’était plus une beauté, mais c’était encore une femme ; elle n’était plus jeune ; mais elle était encore alerte et d’une belle prestance. Elle dissimulait, sous une toilette riche et de bon goût, un âge que Ninon de Lenclos seule affronta en souriant.
A peine fut-elle dans le vestibule, que le cavalier, dont nous n’avons fait qu’esquisser les traits, vint à elle en lui tendant la main.
- Chère duchesse, dit-il. Bonjour.
- Bonjour, mon cher Aramis, répliqua la duchesse.
Il la conduisit à un salon élégamment meublé, dont les fenêtres hautes s’empourpraient des derniers feux du jour tamisés par les cimes noires de quelques sapins.
Tous deux s’assirent côte à côte.
Ils n’eurent ni l’un ni l’autre la pensée de demander de la lumière, et s’ensevelirent ainsi dans l’ombre comme ils eussent voulu s’ensevelir mutuellement dans l’oubli.
- Chevalier, dit la duchesse, vous ne m’avez plus donné signe d’existence depuis notre entrevue de Fontainebleau, et j’avoue que votre présence, le jour de la mort du franciscain, j’avoue que votre initiation à certains secrets m’ont donné le plus vif étonnement que j’aie eu de ma vie.
- Je puis vous expliquer ma présence, je puis vous expliquer mon initiation, dit Aramis.
- Mais, avant tout, répliqua vivement la duchesse, parlons un peu de nous. Voilà longtemps que nous sommes de bons amis.
- Oui, madame, et, s’il plaît à Dieu, nous le serons, sinon longtemps, du moins toujours.
- Cela est certain, chevalier, et ma visite en est un témoignage.
- Nous n’avons plus à présent, madame la duchesse, les mêmes intérêts qu’autrefois, dit Aramis en souriant sans crainte dans cette pénombre, car on n’y pouvait deviner que son sourire fût moins agréable et moins frais qu’autrefois.
- Aujourd’hui, chevalier, nous avons d’autres intérêts. Chaque âge apporte les siens, et comme nous nous comprenons aujourd’hui, en causant, aussi bien que nous le faisions autrefois sans parler, causons ; voulez-vous ?
- Duchesse, à vos ordres. Ah ! pardon, comment avez-vous donc retrouvé mon adresse ? Et pourquoi ?
- Pourquoi ? Je vous l’ai dit. La curiosité. Je voulais savoir ce que vous êtes à ce franciscain, avec lequel j’avais affaire, et qui est mort si étrangement. Vous savez qu’à notre entrevue à Fontainebleau, dans ce cimetière, au pied de cette tombe, récemment fermée, nous fûmes émus l’un et l’autre au point de ne nous rien confier l’un à l’autre.
- Oui, madame.
- Eh bien ! je ne vous eus pas plutôt quitté, que je me repentis. J’ai toujours été avide de m’instruire. vous savez que Mme de Longueville est un peu comme moi, n’est-ce pas ?
- Je ne sais, dit Aramis discrètement.
- Je me rappelai donc, continua la duchesse, que nous n’avions rien dit dans ce cimetière, ni vous de ce que vous étiez à ce franciscain dont vous avez surveillé l’inhumation, ni moi de ce que je lui étais. Aussi, tout cela m’a paru indigne de deux bons amis comme nous, et j’ai cherché l’occasion de me rapprocher de vous pour vous donner la preuve que je vous suis acquise, et que Marie Michon, la pauvre morte, a laissé sur terre une ombre pleine de mémoire.
Aramis s’inclina sur la main de la duchesse et y déposa un galant baiser.
- Vous avez dû avoir quelque peine à me retrouver, dit-il.
- Oui, fit-elle, contrariée d’être ramenée à ce que voulait savoir Aramis ; mais je vous savais ami de M. Fouquet, j’ai cherché près de M. Fouquet.
- Ami ? oh ! s’écria le chevalier, vous dites trop, madame. Un pauvre prêtre favorisé par ce généreux protecteur, un coeur plein de reconnaissance et de fidélité, voilà tout ce que je suis à M. Fouquet.
- Il vous a fait évêque ?
- Oui, duchesse.
- Mais, beau mousquetaire, c’est votre retraite.
« Comme à toi l’intrigue politique », pensa Aramis.
- Or, ajouta-t-il, vous vous enquîtes auprès de M. Fouquet ?
- Facilement. Vous aviez été à Fontainebleau avec lui, vous aviez fait un petit voyage à votre diocèse, qui est Belle-Ile-en-Mer, je crois ?
- Non pas, non pas, madame, dit Aramis. Mon diocèse est Vannes.
- C’est ce que je voulais dire. Je croyais seulement que Belle-Ile-en-Mer...
- Est une maison à M. Fouquet, voilà tout.
- Ah ! c’est qu’on m’avait dit que Belle-Ile-en-Mer était fortifiée or, je vous sais homme de guerre, mon ami.
- J’ai tout désappris depuis que je suis d’Eglise, dit Aramis piqué.
- Il suffit... J’ai donc su que vous étiez revenu de Vannes, et j’ai envoyé chez un ami, M. le comte de La Fère.
- Ah ! fit Aramis.
- Celui-là est discret : il m’a fait répondre qu’il ignorait votre adresse.
« Toujours Athos, pensa l’évêque : ce qui est bon est toujours bon. »
- Alors... vous savez que je ne puis me montrer ici, et que la reine mère a toujours contre moi quelque chose.
- Mais oui, et je m’en étonne.
- Oh ! cela tient à toutes sortes de raisons. Mais passons... Je suis forcée de me cacher ; j’ai donc, par bonheur, rencontré M. d’Artagnan, un de vos anciens amis, n’est-ce pas ?
- Un de mes amis présents, duchesse.
Il m’a renseignée, lui ; il m’a envoyée à M. de Baisemeaux, le gouverneur de la Bastille.
Aramis frissonna, et ses yeux dégagèrent dans l’ombre une flamme qu’il ne put cacher à sa clairvoyante amie.
- M. de Baisemeaux ! dit-il ; et pourquoi d’Artagnan vous envoya-t-il à M. de Baisemeaux ?
- Ah ! je ne sais.
- Que veut dire ceci ? dit l’évêque en résumant ses forces intellectuelles pour soutenir dignement le combat.
- M. de Baisemeaux était votre obligé, m’a dit d’Artagnan.
- C’est vrai.
- Et l’on sait toujours l’adresse d’un créancier comme celle d’un débiteur.
- C’est encore vrai. Alors, Baisemeaux vous a indiqué ?
- Saint-Mandé, où je vous ai fait tenir une lettre.
- Que voici, et qui m’est précieuse, dit Aramis, puisque je lui dois le plaisir de vous voir.
La duchesse, satisfaite d’avoir ainsi effleuré sans malheur toutes les difficultés de cette exposition délicate, respira.
Aramis ne respira pas.
- Nous en étions, dit-il, à votre visite à Baisemeaux ?
- Non, dit-elle en riant, plus loin.
- Alors, c’est à votre rancune contre la reine mère ?
- Plus loin encore, reprit-elle, plus loin ; nous en sommes aux rapports... C’est simple, reprit la duchesse en prenant son parti. Vous savez que je vis avec M. de Laicques ?
- Oui, madame.
- Un quasi-époux ?
- On le dit.
- A Bruxelles ?
- Oui.
- Vous savez que mes enfants m’ont ruinée et dépouillée ?
- Ah ! quelle misère, duchesse !
- C’est affreux ! il a fallu que je m’ingéniasse à vivre, et surtout à ne point végéter.
- Cela se conçoit.
- J’avais des haines à exploiter, des amitiés à servir ; je n’avais plus de crédit, plus de protecteurs.
- Vous qui avez protégé tant de gens, dit suavement Aramis.
- C’est toujours comme cela, chevalier. Je vis, en ce temps, le roi d’Espagne.
- Ah !
- Qui venait de nommer un général des jésuites, comme c’est l’usage.
- Ah ! c’est l’usage ?
- Vous l’ignoriez ?
- Pardon, j’étais distrait.
- En effet, vous devez savoir cela, vous qui étiez en si bonne intimité avec le franciscain.
- Avec le général des jésuites, vous voulez dire ?
- Précisément... Donc je vis le roi d’Espagne. Il me voulait du bien et ne pouvait m’en faire. Il me recommanda cependant, dans les Flandres, moi et Laicques, et me fit donner une pension sur les fonds de l’ordre.
- Des jésuites ?
- Oui. Le général, je veux dire le franciscain, me fut envoyé.
- Très bien.
- Et comme, pour régulariser la situation, d’après les statuts de l’ordre, je devais être censée rendre des services... Vous savez que c’est la règle ?
- Je l’ignorais.
Mme de Chevreuse s’arrêta pour regarder Aramis ; mais il faisait nuit sombre.
- Eh bien ! c’est la règle, reprit-elle. Je devais donc paraître avoir une utilité quelconque. Je proposai de voyager pour l’ordre, et l’on me rangea parmi les affiliés voyageurs. Vous comprenez que c’était une apparence et une formalité.
- A merveille.
- Ainsi touchai-je ma pension, qui était fort convenable.
- Mon Dieu ! duchesse, ce que vous me dites là est un coup de poignard pour moi. Vous, obligée de recevoir une pension des jésuites !
- Non, chevalier, de l’Espagne.
- Ah ! sauf le cas de conscience, duchesse, vous m’avouerez que c’est bien la même chose.
- Non, non, pas du tout.
- Mais enfin, de cette belle fortune, il reste bien...
- Il me reste Dampierre. Voilà tout.
- C’est encore très beau.
- Oui, mais Dampierre grevé, Dampierre hypothéqué, Dampierre un peu ruiné comme la propriétaire.
- Et la reine mère voit tout cela d’un oeil sec ? dit Aramis avec un curieux regard qui ne rencontra que ténèbres.
- Oui, elle a tout oublié.
- Vous avez, ce me semble, duchesse, essayé de rentrer en grâce ?
- Oui ; mais, par une singularité qui n’a pas de nom, voilà-t-il pas que le petit roi hérite de l’antipathie que son cher père avait pour ma personne. Ah ! me direz-vous, je suis bien une de ces femmes que l’on hait, je ne suis plus de celles que l’on aime.
- Chère duchesse, arrivons vite, je vous prie, à ce qui vous amène, car je crois que nous pouvons nous être utiles l’un à l’autre.
- Je l’ai pensé. Je venais donc à Fontainebleau dans un double but. D’abord, j’y étais mandée par ce franciscain que vous connaissez... A propos, comment le connaissez-vous ? car je vous ai raconté mon histoire, et vous ne m’avez pas conté la vôtre.
- Je le connus d’une façon bien naturelle, duchesse. J’ai étudié la théologie avec lui à Parme ; nous étions devenus amis, et tantôt les affaires, tantôt les voyages, tantôt la guerre nous avaient séparés.
- Vous saviez bien qu’il fût général des jésuites ?
- Je m’en doutais.
- Mais, enfin, par quel hasard étrange veniez-vous, vous aussi, à cette hôtellerie où se réunissaient les affiliés voyageurs ?
- Oh ! dit Aramis d’une voix calme, c’est un pur hasard. Moi, j’allais à Fontainebleau chez M. Fouquet pour avoir une audience du roi ; moi, je passais ; moi, j’étais inconnu ; je vis par le chemin ce pauvre moribond et je le reconnus. Vous savez le reste, il expira dans mes bras.
- Oui, mais en vous laissant dans le ciel et sur la terre une si grande puissance, que vous donnâtes en son nom des ordres souverains.
- Il me chargea effectivement de quelques commissions.
- Et pour moi ?
- Je vous l’ai dit. Une somme de douze mille livres à payer. Je crois vous avoir donné la signature nécessaire pour toucher. Ne touchâtes-vous pas ?
- Si fait, si fait. Oh ! mon cher prélat, vous donnez ces ordres, m’a-t-on dit, avec un tel mystère et une si auguste majesté, que l’on vous crut généralement le successeur du cher défunt.
Aramis rougit d’impatience. La duchesse continua :
- Je m’en suis informée, dit-elle, près du roi d’Espagne, et il éclaircit mes doutes sur ce point. Tout général des jésuites est, à sa nomination, et doit être Espagnol d’après les statuts de l’ordre. Vous n’êtes pas Espagnol et vous n’avez pas été nommé par le roi d’Espagne.
Aramis ne répliqua rien que ces mots :
- Vous voyez bien, duchesse, que vous étiez dans l’erreur, puisque le roi d’Espagne vous a dit cela.
- Oui, cher Aramis ; mais il y a autre chose que j’ai pensé, moi.
- Quoi donc ?
- Vous savez que je pense un peu à tout.
- Oh ! oui, duchesse.
- Vous savez l’espagnol ?
- Tout Français qui a fait sa Fronde sait l’espagnol.
- Vous avez vécu dans les Flandres ?
- Trois ans.
- Vous avez passé à Madrid ?
- Quinze mois.
- Vous êtes donc en mesure d’être naturalisé Espagnol quand vous le voudrez.
- Vous croyez ? fit Aramis avec une bonhomie qui trompa la duchesse.
- Sans doute... Deux ans de séjour et la connaissance de la langue sont des règles indispensables. Vous avez trois ans et demi... quinze mois de trop.
- Où voulez-vous en venir, chère dame ?
- A ceci : je suis bien avec le roi d’Espagne.
« Je n’y suis pas mal », pensa Aramis.
- Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous, au roi, la succession du franciscain ?
- Oh ! duchesse !
- Vous l’avez peut-être ? dit-elle.
- Non, sur ma parole !
- Eh bien ! je puis vous rendre ce service.
- Pourquoi ne l’avez-vous pas rendu à M. de Laicques, duchesse ? C’est un homme plein de talent et que vous aimez.
- Oui, certes ; mais cela ne s’est pas trouvé. Enfin, répondez, Laicques ou pas Laicques, voulez-vous ?
- Duchesse, non, merci !
« Il est nommé », pensa-t-elle.
- Si vous me refusez ainsi, reprit Mme de Chevreuse, ce n’est pas m’enhardir à vous demander pour moi.
- Oh ! demandez, demandez.
- Demander !... Je ne le puis, si vous n’avez pas le pouvoir de m’accorder.
- Si peu que je puisse, demandez toujours.
- J’ai besoin d’une somme d’argent pour faire réparer Dampierre.
- Ah ! répliqua Aramis froidement, de l’argent ?... Voyons, duchesse, combien serait-ce ?
- Oh ! une somme ronde.
- Tant pis ! Vous savez que je ne suis pas riche ?
- Vous, non ; mais l’ordre. Si vous eussiez été général...
- Vous savez que je ne suis pas général.
- Alors, vous avez un ami qui, lui, doit être riche : M. Fouquet.
- M. Fouquet ? madame, il est plus qu’à moitié ruiné.
- On le disait, et je ne voulais pas le croire.
- Pourquoi, duchesse ?
- Parce que j’ai du cardinal Mazarin quelques lettres, c’est-à-dire Laicques les a, qui établissent des comptes étranges.
- Quels comptes ?
- C’est à propos de rentes vendues, d’emprunts faits, je ne me souviens plus bien. Toujours est-il que le sous intendant, d’après des lettres signées Mazarin, aurait puisé une trentaine de millions dans les coffres de l’Etat. Le cas est grave.
Aramis enfonça ses ongles dans sa main.
- Quoi ! dit-il, vous avez des lettres semblables et vous n’en avez pas fait part à M. Fouquet ?
- Ah ! répliqua la duchesse, ces sortes de choses sont des réserves que l’on garde. Le jour du besoin venu, on les tire de l’armoire.
- Et le jour du besoin est venu ? dit Aramis.
- Oui, mon cher.
- Et vous allez montrer ces lettres à M. Fouquet ?
- J’aime mieux vous en parler à vous.
- Il faut que vous ayez bien besoin d’argent, pauvre amie, pour penser à ces sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin.
- J’ai, en effet, besoin d’argent.
- Et puis, continua Aramis d’un ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle.
- Oh ! si j’eusse voulu faire le mal et non le bien dit Mme de Chevreuse, au lieu de demander au général de l’ordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont j’ai besoin...
- Cinq cent mille livres !
- Pas davantage. Trouvez-vous que ce soit beaucoup ? Il faut cela, au moins, pour réparer Dampierre.
- Oui, madame.
- Je dis donc qu’au lieu de demander cette somme, j’eusse été trouver mon ancienne amie, la reine mère ; les lettres de son époux, le signor Mazarini, m’eussent servi d’introduction, et je lui eusse demandé cette bagatelle en lui disant : « Madame, je veux avoir l’honneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre ; permettez-moi de mettre Dampierre en état. »
Aramis ne répliqua pas un mot.
- Eh bien ! dit-elle, à quoi songez-vous ?
- Je fais des additions, dit Aramis.
- Et M. Fouquet fait des soustractions. Moi, j’essaie de multiplier. Les beaux calculateurs que nous sommes ! comme nous pourrions nous entendre !
- Voulez-vous me permettre de réfléchir ? dit Aramis.
- Non... Pour une semblable ouverture, entre gens comme nous, c’est oui ou non qu’il faut répondre, et cela tout de suite.
« C’est un piège, pensa l’évêque ; il est impossible qu’une pareille femme soit écoutée d’Anne d’Autriche. »
- Eh bien ? fit la duchesse.
- Eh bien ! madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq cent mille livres à cette heure.
- Il n’en faut donc plus parler, dit la duchesse, et Dampierre se restaurera comme il pourra.
- Oh ! vous n’êtes pas, je suppose, embarrassée à ce point ?
- Non, je ne suis jamais embarrassée.
- Et la reine fera certainement pour vous, continua l’évêque, ce que le surintendant ne peut faire.
- Oh ! mais oui... Dites-moi, vous ne voulez pas, par exemple, que je parle moi-même à M. Fouquet de ces lettres ?
- Vous ferez, à cet égard, duchesse, tout ce qu’il vous plaira ; mais M. Fouquet se sent ou ne se sent pas coupable ; s’il l’est, je le sais assez fier pour ne pas l’avouer ; s’il ne l’est pas, il s’offensera fort de cette menace.
- Vous raisonnez toujours comme un ange.
Et la duchesse se leva.
- Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine ? dit Aramis.
- Dénoncer ?... Oh ! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas, mon cher ami ; vous savez trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là s’exécutent ; je prendrai parti contre M. Fouquet, voilà tout.
- C’est juste.
- Et, dans une guerre de parti, une arme est une arme.
- Sans doute.
- Une fois bien remise avec la reine mère, je puis être dangereuse.
- C’est votre droit, duchesse.
- J’en userai, mon cher ami.
- Vous n’ignorez pas que M. Fouquet est au mieux avec le roi d’Espagne, duchesse ?
- Oh ! je le suppose.
- M. Fouquet, si vous faites une guerre de parti comme vous dites, vous en fera une autre.
- Ah ! que voulez-vous !
- Ce sera son droit aussi, n’est-ce pas ?
- Certes.
- Et, comme il est bien avec l’Espagne, il se fera une arme de cette amitié.
- Vous voulez dire qu’il sera bien avec le général de l’ordre des jésuites, mon cher Aramis.
- Cela peut arriver, duchesse.
- Et qu’alors on me supprimera la pension que je touche par là.
- J’en ai bien peur.
- On se consolera. Eh ! mon cher, après Richelieu, après la Fronde, après l’exil, qu’y a-t-il à redouter pour Mme de Chevreuse ?
- La pension, vous le savez, est de quarante-huit mille livres.
- Hélas ! je le sais bien.
- De plus, quand on fait la guerre de parti, on frappe, vous ne l’ignorez pas, sur les amis de l’ennemi.
- Ah ! vous voulez dire qu’on tombera sur ce pauvre Laicques ?
- C’est presque inévitable, duchesse.
- Oh ! il ne touche que douze mille livres de pension.
- Oui ; mais le roi d’Espagne a du crédit ; consulté par M. Fouquet, il peut faire enfermer M. Laicques dans quelque forteresse.
- Je n’ai pas grand-peur de cela, mon bon ami, parce que, grâce à une réconciliation avec Anne d’Autriche, j’obtiendrai que la France demande la liberté de Laicques.
- C’est vrai. Alors, vous aurez autre chose à redouter.
- Quoi donc ? fit la duchesse en jouant la surprise et l’effroi.
- Vous saurez et vous savez qu’une fois affilié à l’ordre, on n’en sort pas sans difficultés. Les secrets qu’on a pu pénétrer sont malsains, ils portent avec eux des germes de malheur pour quiconque les révèle.
La duchesse réfléchit un moment.
- Voilà qui est plus sérieux, dit-elle ; j’y aviserai.
Et, malgré l’obscurité profonde, Aramis sentit un regard brûlant comme un fer rouge s’échapper des yeux de son amie pour venir plonger dans son coeur.
- Récapitulons, dit Aramis, qui se tint alors sur ses gardes et glissa sa main sous son pourpoint, où il avait un stylet caché.
- C’est cela, récapitulons : les bons comptes font les bons amis.
- La suppression de votre pension...
- Quarante-huit mille livres, et celle de Laicques douze, font soixante mille livres ; voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?
- Précisément, et je cherche le contrepoids que vous trouvez à cela ?
- Cinq cent mille livres que j’aurai chez la reine.
- Ou que vous n’aurez pas.
- Je sais le moyen de les avoir, dit étourdiment la duchesse.
Ces mots firent dresser l’oreille au chevalier. A partir de cette faute de l’adversaire, son esprit fut tellement en garde, que lui profita toujours, et qu’elle, par conséquent, perdit l’avantage.
- J’admets que vous ayez cet argent, reprit-il, vous perdrez le double, ayant cent mille francs de pension à toucher au lieu de soixante mille, et cela pendant dix ans.
- Non, car je ne souffrirai cette diminution de revenu que pendant la durée du ministère de M. Fouquet ; or, cette durée, je l’évalue à deux mois.
- Ah ! fit Aramis.
- Je suis franche, comme vous voyez.
- Je vous remercie, duchesse, mais vous auriez tort de supposer qu’après la disgrâce de M. Fouquet, l’ordre recommencerait à vous payer votre pension.
- Je sais le moyen de faire financer l’ordre, comme je sais le moyen de faire contribuer la reine mère.
- Alors, duchesse, nous sommes tous forcés de baisser pavillon devant vous ; à vous la victoire ! à vous le triomphe ! Soyez clémente, je vous en prie. Sonnez, clairons !
- Comment est-il possible, reprit la duchesse, sans prendre garde à l’ironie, que vous reculiez devant cinq cent mille malheureuses livres, quand il s’agit de vous épargner, je veux dire à votre ami, pardon, à votre protecteur, un désagrément comme celui que cause une guerre de parti ?
- Duchesse, voici pourquoi : c’est qu’après les cinq cent mille livres, M. de Laicques demandera sa part, qui sera aussi de cinq cent mille livres, n’est-ce pas ? c’est qu’après la part de M. de Laicques et la vôtre viendront la part de vos enfants, celle de vos pauvres, de tout le monde, et que des lettres, si compromettantes qu’elles soient, ne valent pas trois à quatre millions. Vrai Dieu ! duchesse, les ferrets de la reine de France valaient mieux que ces chiffons signés Mazarin, et pourtant ils n’ont pas coûté le quart de ce que vous demandez pour vous.
- Ah ! c’est vrai, c’est vrai ; mais le marchand prise sa marchandise ce qu’il veut. C’est à l’acheteur d’acquérir ou de refuser.
- Tenez, duchesse, voulez-vous que je vous dise pourquoi je n’achèterai pas vos lettres ?
- Dites.
- Vos lettres de Mazarin sont fausses.
- Allons donc !
- Sans doute ; car il serait pour le moins étrange que, brouillée avec la reine par M. Mazarin, vous eussiez entretenu avec ce dernier un commerce intime ; cela sentirait la passion, l’espionnage, la... ma foi ! je ne veux pas dire le mot.
- Dites toujours.
- La complaisance.
- Tout cela est vrai ; mais, ce qui ne l’est pas moins, c’est ce qu’il y a dans la lettre.
- Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès de la reine.
- Oh ! que si fait, je puis me servir de tout auprès de la reine.
« Bon ! pensa Aramis. Chante donc, pie-grièche ! siffle donc, vipère ! »
Mais la duchesse en avait assez dit ; elle fit deux pas vers la porte.
Aramis lui gardait une disgrâce... l’imprécation que fait entendre le vaincu derrière le char du triomphateur.
Il sonna.
Des lumières parurent dans le salon.
Alors l’évêque se trouva dans un cercle de lumières qui resplendissaient sur le visage défait de la duchesse.
Aramis attacha un long et ironique regard sur ses joues pâlies et desséchées, sur ces yeux dont l’étincelle s’échappait de deux paupières nues, sur cette bouche dont les lèvres enfermaient avec soin des dents noircies et rares.
Il affecta, lui, de poser gracieusement sa jambe pure et nerveuse, sa tête lumineuse et fière, il sourit pour laisser entrevoir ses dents, qui, à la lumière, avaient encore une sorte d’éclat. La coquette vieillie comprit le galant railleur ; elle était justement placée devant une grande glace où toute sa décrépitude, si soigneusement dissimulée, apparut manifeste par le contraste.
Alors, sans même saluer Aramis, qui s’inclinait souple et charmant comme le mousquetaire d’autrefois, elle partit d’un pas vacillant et alourdi par la précipitation.
Aramis glissa comme un zéphyr sur le parquet pour la conduire jusqu’à la porte.
Mme de Chevreuse fit un signe à son grand laquais, qui reprit le mousqueton, et elle quitta cette maison où deux amis si tendres ne s’étaient pas entendus pour s’être trop bien compris.

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