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Chapitre CLXIX
Chez Madame

A la façon dont le roi avait quitté les ambassadeurs, les moins clairvoyants avaient deviné une guerre.
Les ambassadeurs eux-mêmes, peu instruits de la chronique intime, avaient interprété contre eux ce mot célèbre : « Si je ne suis pas maître de moi, je le serai de ceux qui m’outragent. »
Heureusement pour les destinées de la France et de la Hollande, Colbert les avait suivis pour leur donner quelques explications, mais les reines et Madame, fort intelligentes de tout ce qui se faisait dans leurs maisons, ayant entendu ce mot plein de menaces, s’en étaient allées avec beaucoup de crainte et de dépit.
Madame, surtout, sentait que la colère royale tomberait sur elle, et, comme elle était brave, haute à l’excès, au lieu de chercher appui chez la reine mère, elle s’était retirée chez elle, sinon sans inquiétude, du moins sans intention d’éviter le combat. De temps en temps, Anne d’Autriche envoyait des messagers pour s’informer si le roi était revenu.
Le silence que gardait le château sur cette affaire et la disparition de Louise étaient le présage d’une quantité de malheurs pour qui savait l’humeur fière et irritable du roi.
Mais Madame, tenant ferme contre tous ces bruits, se renferma dans son appartement, appela Montalais près d’elle, et, de sa voix la moins émue, fit causer cette fille sur l’événement. Au moment où l’éloquente Montalais concluait avec toutes sortes de précautions oratoires et recommandait à Madame la tolérance sous bénéfice de réciprocité, M. Malicorne parut chez Madame pour demander une audience à cette princesse.
Le digne ami de Montalais portait sur son visage tous les signes de l’émotion la plus vive. Il était impossible de s’y méprendre : l’entrevue demandée par le roi devait être un des chapitres les plus intéressants de cette histoire du coeur des rois et des hommes.
Madame fut troublée par cette arrivée de son beau-frère ; elle ne l’attendait pas si tôt ; elle ne s’attendait pas surtout, à une démarche directe de Louis.
Or, les femmes, qui font si bien la guerre indirectement, sont toujours moins habiles et moins fortes quand il s’agit d’accepter une bataille en face.
Madame, avons-nous dit, n’était pas de ceux qui reculent, elle avait le défaut ou la qualité contraire.
Elle exagérait la vaillance ; aussi, cette dépêche du roi apportée par Malicorne, lui fit-elle l’effet de la trompette qui sonne les hostilités. Elle releva fièrement le gant.
Cinq minutes après, le roi montait l’escalier.
Il était rouge d’avoir couru à cheval. Ses habits poudreux et en désordre contrastaient avec la toilette si fraîche et si ajustée de Madame, qui, elle, pâlissait sous son rouge.
Louis ne fit pas de préambule ; il s’assit, Montalais disparut.
Madame s’assit en face du roi.
- Ma soeur, dit Louis, vous savez que Mlle de La Vallière s’est enfuie de chez elle ce matin, et qu’elle a été porter sa douleur, son désespoir dans un cloître ?
En prononçant ces mots, la voix du roi était singulièrement émue.
- C’est Votre Majesté qui me l’apprend, répliqua Madame.
- J’aurais cru que vous l’aviez appris ce matin, lors de la réception des ambassadeurs, dit le roi.
- A votre émotion, oui, Sire, j’ai deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, mais sans préciser.
Le roi était franc et allait au but :
- Ma soeur, dit-il, pourquoi avez-vous renvoyé Mlle de La Vallière ?
- Parce que son service me déplaisait, répliqua sèchement Madame.
Le roi devint pourpre, et ses yeux amassèrent un feu que tout le courage de Madame eut peine à soutenir.
Il se contint pourtant et ajouta :
- Il faut une raison bien forte, ma soeur, à une femme bonne comme vous, pour expulser et déshonorer non seulement une jeune fille, mais toute la famille de cette fille. Vous savez que la ville a les yeux ouverts sur la conduite des femmes de la Cour. Renvoyer une fille d’honneur, c’est lui attribuer un crime, une faute tout au moins. Quel est donc le crime, quelle est donc la faute de Mlle de La Vallière ?
- Puisque vous vous faites le protecteur de Mlle de La Vallière, répliqua froidement Madame, je vais vous donner des explications que j’aurais le droit de ne donner à personne.
- Pas même au roi ? s’écria Louis en se couvrant par un geste de colère.
- Vous m’avez appelée votre soeur, dit Madame, et je suis chez moi.
- N’importe ! fit le jeune monarque honteux d’avoir été emporté, vous ne pouvez dire, madame, et nul ne peut dire dans ce royaume qu’il a le droit de ne pas s’expliquer devant moi.
- Puisque vous le prenez ainsi, dit Madame avec une sombre colère, il me reste à m’incliner devant Votre Majesté et à me taire.
- Non, n’équivoquons point.
- La protection dont vous couvrez Mlle de La Vallière m’impose le respect.
- N’équivoquons point, vous dis-je ; vous savez bien que, chef de la noblesse de France, je dois compte à tous de l’honneur des familles. Vous chassez Mlle de La Vallière ou toute autre...
Mouvement d’épaules de Madame.
- Ou toute autre, je le répète, continua le roi, et comme vous déshonorez cette personne en agissant ainsi, je vous demande une explication, afin de confirmer ou de combattre cette sentence.
- Combattre ma sentence ? s’écria Madame avec hauteur. Quoi ! quand j’ai chassé de chez moi une de mes suivantes, vous m’ordonneriez de la reprendre ?
Le roi se tut.
- Ce ne serait plus de l’excès de pouvoir, Sire, ce serait de l’inconvenance.
- Madame !
- Oh ! je me révolterais, en qualité de femme, contre un abus hors de toute dignité ; je ne serais plus une princesse de votre sang, une fille de roi ; je serais la dernière des créatures, je serais plus humble que la servante renvoyée.
Le roi bondit de fureur.
- Ce n’est pas un coeur, s’écria-t-il, qui bat dans votre poitrine ; si vous en agissez ainsi avec moi, laissez-moi agir avec la même rigueur.
Quelquefois une balle égarée porte dans une bataille. Ce mot, que le roi ne disait pas avec intention, frappa Madame et l’ébranla un moment : elle pouvait, un jour ou l’autre, craindre des représailles.
- Enfin, dit-elle, Sire, expliquez-vous.
- Je vous demande, madame, ce qu’a fait contre vous Mlle de La Vallière ?
- Elle est le plus artificieux entremetteur d’intrigues que je connaisse ; elle a fait battre deux amis, elle a fait parler d’elle en termes si honteux, que toute la Cour fronce le sourcil au seul bruit de son nom.
- Elle ? elle ? dit le roi.
- Sous cette enveloppe si douce et si hypocrite, continua Madame, elle cache un esprit plein de ruse et de noirceur.
- Elle ?
- Vous pouvez vous y trompez, Sire ; mais, moi, je la connais : elle est capable d’exciter à la guerre les meilleurs parents et les plus intimes amis. Voyez déjà ce qu’elle sème de discorde entre nous.
- Je vous proteste... dit le roi.
- Sire, examinez bien ceci : nous vivions en bonne intelligence, et, par ses rapports, ses plaintes artificieuses, elle a indisposé Votre Majesté contre moi.
- Je jure, dit le roi, que jamais une parole amère n’est sortie de ses lèvres ; je jure que, même dans mes emportements, elle ne m’a laissé menacer personne ; je jure que vous n’avez pas d’amie plus dévouée, plus respectueuse.
- D’amie ? dit Madame avec une expression de dédain suprême.
- Prenez garde, madame, dit le roi, vous oubliez que vous m’avez compris, et que, dès ce moment, tout s’égalise. Mlle de La Vallière sera ce que je voudrai qu’elle soit, et demain, si je l’entends ainsi, elle sera prête à s’asseoir sur un trône.
- Elle n’y sera pas née, du moins, et vous ne pourrez faire que pour l’avenir, mais rien pour le passé.
- Madame, j’ai été pour vous plein de complaisance et de civilité : ne me faites pas souvenir que je suis le maître.
- Sire, vous me l’avez déjà répété deux fois. J’ai eu l’honneur de vous dire que je m’inclinais.
- Alors, voulez-vous m’accorder que Mlle de La Vallière rentre chez vous ?
- A quoi bon, Sire, puisque vous avez un trône à lui donner ? Je suis trop peu pour protéger une telle puissance.
- Trêve de cet esprit méchant et dédaigneux. Accordez-moi sa grâce.
- Jamais !
- Vous me poussez à la guerre dans ma famille ?
- J’ai ma famille aussi, où je me réfugierai.
- Est-ce une menace, et vous oublierez-vous à ce point ? Croyez-vous que, si vous poussiez jusque-là l’offense, vos parents vous soutiendraient ?
- J’espère, Sire, que vous ne me forcerez à rien qui soit indigne de mon rang.
- J’espérais que vous vous souviendriez de notre amitié, que vous me traiteriez en frère.
- Ce n’est pas vous méconnaître pour mon frère, dit-elle, que de refuser une injustice à Votre Majesté.
- Une injustice ?
- Oh ! Sire, si j’apprenais à tout le monde la conduite de La Vallière, si les reines savaient...
- Allons, allons, Henriette, laissez parler votre coeur, souvenez-vous que vous m’avez aimé, souvenez-vous que le coeur des humains doit être aussi miséricordieux que le coeur du souverain Maître. N’ayez point d’inflexibilité pour les autres ; pardonnez à La Vallière.
- Je ne puis ; elle m’a offensée.
- Mais, moi, moi ?
- Sire, pour vous je ferai tout au monde, excepté cela.
- Alors, vous me conseillez le désespoir... Vous me rejetez dans cette dernière ressource des gens faibles ; alors vous me conseillez la colère et l’éclat ?
- Sire, je vous conseille la raison.
- La raison ?... Ma soeur je n’ai plus de raison.
- Sire, par grâce !
- Ma soeur ! par pitié, c’est la première fois que je supplie ; ma soeur je n’ai plus d’espoir qu’en vous.
- Oh ! Sire, vous pleurez ?
- De rage, oui, d’humiliation. Avoir été obligé de m’abaisser aux prières, moi ! le roi ! Toute ma vie, je détesterai ce moment. Ma soeur, vous m’avez fait endurer en une seconde plus de maux que je n’en avais prévu dans les plus dures extrémité de cette vie.
Et le roi, se levant, donna un libre essor à ses larmes, qui, effectivement, étaient des pleurs de colère et de honte.
Madame fut, non pas touchée, car les femmes les meilleures n’ont pas de pitié dans l’orgueil, mais elle eut peur que ces larmes n’entraînassent avec elles tout ce qu’il y avait d’humain dans le coeur du roi.
- Ordonnez, Sire, dit-elle ; et, puisque vous préférez mon humiliation à la vôtre, bien que la mienne soit publique et que la vôtre n’ait que moi pour témoin, parlez, j’obéirai au roi.
- Non, non, Henriette ! s’écria Louis transporté de reconnaissance, vous aurez cédé au frère !
- Je n’ai plus de frère, puisque j’obéis.
- Voulez-vous tout mon royaume pour remerciement ?
- Comme vous aimez ! dit-elle, quand vous aimez !
Il ne répondit pas. Il avait pris la main de Madame et la couvrait de baisers.
- Ainsi, dit-il, vous recevrez cette pauvre fille, vous lui pardonnerez, vous reconnaîtrez la douceur, la droiture de son coeur ?
- Je la maintiendrai dans ma maison.
- Non, vous lui rendrez votre amitié, ma chère soeur.
- Je ne l’ai jamais aimée.
- Eh bien ! pour l’amour de moi, vous la traiterez bien, n’est-ce pas, Henriette ?
- Soit ! je la traiterai comme une fille à vous !
Le roi se releva. Par ce mot échappé si funestement, Madame avait détruit tout le mérite de son sacrifice. Le roi ne lui devait plus rien.
Ulcéré, mortellement atteint, il répliqua :
- Merci, madame, je me souviendrai éternellement du service que vous m’avez rendu.
Et saluant avec une affectation de cérémonie, il prit congé.
En passant devant une glace, il vit ses yeux rouges et frappa du pied avec colère.
Mais il était trop tard : Malicorne et d’Artagnan, placés à la porte, avaient vu ses yeux.
« Le roi a pleuré », pensa Malicorne.
D’Artagnan s’approcha respectueusement du roi.
- Sire, dit-il tout bas, il vous faut prendre le petit degré pour rentrer chez vous.
- Pourquoi ?
- Parce que la poussière du chemin a laissé des traces sur votre visage, dit d’Artagnan. Allez, Sire, allez !
« Mordioux ! pensa-t-il, quand le roi eut cédé comme un enfant, gare à ceux qui feront pleurer celle qui fait pleurer le roi. »

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