Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre CVIII
Les conseilleurs

Le roi quitta Madame dans un état d’agitation qu’il eût eu peine à s’expliquer lui-même.
Il est impossible, en effet, d’expliquer le jeu secret de ces sympathies étranges qui s’allument subitement et sans cause après de nombreuses années passées dans le plus grand calme, dans la plus grande indifférence de deux coeurs destinés à s’aimer.
Pourquoi Louis avait-il autrefois dédaigné, presque haï Madame ? Pourquoi maintenant trouvait-il cette même femme si belle, si désirable, et pourquoi non seulement s’occupait-il, mais encore était-il si occupé d’elle ? Pourquoi Madame enfin, dont les yeux et l’esprit étaient sollicités d’un autre côté, avait-elle depuis huit jours, pour le roi, un semblant de faveur qui faisait croire à de plus parfaites intimités ?
Il ne faut pas croire que Louis se proposât à lui-même un plan de séduction : le lien qui unissait Madame à son frère était, ou du moins lui semblait, une barrière infranchissable ; il était même encore trop loin de cette barrière pour s’apercevoir qu’elle existât Mais sur la pente de ces passions dont le coeur se réjouit, vers lesquelles la jeunesse nous pousse, nul ne peut dire où il s’arrêtera pas même celui qui, d’avance, a calculé toutes les chances de succès ou de chute.
Quant à Madame, on expliquera facilement son penchant pour le roi : elle était jeune, coquette, et passionnée pour inspirer de l’admiration.
C’était une de ces natures à élans impétueux qui, sur un théâtre, franchiraient les brasiers ardents pour arracher un cri d’applaudissement aux spectateurs.
Il n’était donc pas surprenant que, progression gardée, après avoir été adorée de Buckingham, de Guiche, qui était supérieur à Buckingham, ne fût-ce que par ce grand mérite si bien apprécié des femmes, la nouveauté, il n’était donc pas étonnant, disons-nous, que la princesse élevât son ambition jusqu’à être admirée par le roi, qui était non seulement le premier du royaume, mais un des plus beaux et des plus spirituels.
Quant à la soudaine passion de Louis pour sa belle-soeur, la physiologie en donnerait l’explication par des banalités, et la nature par quelques-unes de ses affinités mystérieuses. Madame avait les plus beaux yeux noirs, Louis les plus beaux yeux bleus du monde. Madame était rieuse et expansive, Louis mélancolique et discret. Appelés à se rencontrer pour la première fois sur le terrain d’un intérêt et d’une curiosité communs, ces deux natures opposées s’étaient enflammées par le contact de leurs aspérités réciproques. Louis, de retour chez lui, s’aperçut que Madame était la femme la plus séduisante de la cour. Madame, demeurée seule, songea, toute joyeuse, qu’elle avait produit sur le roi une vive impression.
Mais ce sentiment chez elle devait être passif, tandis que chez le roi il ne pouvait manquer d’agir avec toute la véhémence naturelle à l’esprit inflammable d’un jeune homme, et d’un jeune homme qui n’a qu’à vouloir pour voir ses volontés exécutées.
Le roi annonça d’abord à Monsieur que tout était pacifié : que Madame avait pour lui le plus grand respect, la plus sincère affection ; mais que c’était un caractère altier, ombrageux même, et dont il fallait soigneusement ménager les susceptibilités. Monsieur répliqua, sur le ton aigre-doux qu’il prenait d’ordinaire avec son frère, qu’il ne s’expliquait pas bien les susceptibilités d’une femme dont la conduite pouvait, à son avis, donner prise à quelque censure, et que si quelqu’un avait droit d’être blessé, c’était à lui, Monsieur, que ce droit appartenait sans conteste.
Mais alors le roi répondit d’un ton assez vif et qui prouvait tout l’intérêt qu’il prenait à sa belle-soeur :
- Madame est au-dessus des censures, Dieu merci !
- Des autres, oui, j’en conviens, dit Monsieur, mais pas des miennes, je présume.
- Eh bien ! dit le roi, à vous, mon frère, je dirai que la conduite de Madame ne mérite pas vos censures. Oui, c’est sans doute une jeune femme fort distraite et fort étrange, mais qui fait profession des meilleurs sentiments. Le caractère anglais n’est pas toujours bien compris en France, mon frère, et la liberté des moeurs anglaises étonne parfois ceux qui ne savent pas combien cette liberté est rehaussée d’innocence.
- Ah ! dit Monsieur, de plus en plus piqué, dès que Votre Majesté absout ma femme, que j’accuse, ma femme n’est pas coupable, et je n’ai rien à dire.
- Mon frère, repartit vivement le roi, qui sentait la voix de la conscience murmurer tout bas à son coeur que Monsieur n’avait pas tout à fait tort, mon frère, ce que j’en dis et surtout ce que j’en fais, c’est pour votre bonheur. J’ai appris que vous vous étiez plaint d’un manque de confiance ou d’égards de la part de Madame, et je n’ai point voulu que votre inquiétude se prolongeât plus longtemps. Il entre dans mon devoir de surveiller votre maison comme celle du plus humble de mes sujets. J’ai donc vu avec le plus grand plaisir que vos alarmes n’avaient aucun fondement.
- Et, continua Monsieur d’un ton interrogateur et en fixant les yeux sur son frère, ce que Votre Majesté a reconnu pour Madame, et je m’incline devant votre sagesse royale, l’avez-vous aussi vérifié pour ceux qui ont été la cause du scandale dont je me plains ?
- Vous avez raison, mon frère, dit le roi ; j’aviserai.
Ces mots renfermaient un ordre en même temps qu’une consolation. Le prince le sentit et se retira.
Quant à Louis, il alla retrouver sa mère ; il sentait qu’il avait besoin d’une absolution plus complète que celle qu’il venait de recevoir de son frère.
Anne d’Autriche n’avait pas pour M. de Guiche les mêmes raisons d’indulgence qu’elle avait eues pour Buckingham.
Elle vit, aux premiers mots, que Louis n’était pas disposé à être sévère, elle le fut.
C’était une des ruses habituelles de la bonne reine pour arriver à connaître la vérité.
Mais Louis n’en était plus à son apprentissage : depuis près d’un an déjà, il était roi. Pendant cette année, il avait eu le temps d’apprendre à dissimuler.
Ecoutant Anne d’Autriche, afin de la laisser dévoiler toute sa pensée, l’approuvant seulement du regard et du geste, il se convainquit, à certains coups d’oeil profonds, à certaines insinuations habiles, que la reine, si perspicace en matière de galanterie, avait, sinon deviné, du moins soupçonné sa faiblesse pour Madame.
De toutes ses auxiliaires, Anne d’Autriche devait être la plus importante : de toutes ses ennemies, Anne d’Autriche eût été la plus dangereuse.
Louis changea donc de manoeuvre, Il chargea Madame, excusa Monsieur, écouta ce que sa mère disait de Guiche comme il avait écouté ce qu’elle avait dit de Buckingham.
Puis, quand il vit qu’elle croyait avoir remporté sur lui une victoire complète, il la quitta.
Toute la cour, c’est-à-dire tous les favoris et les familiers, et ils étaient nombreux, puisque l’on comptait déjà cinq maîtres, se réunirent au soir pour la répétition du ballet.
Cet intervalle avait été rempli pour le pauvre de Guiche par quelques visites qu’il avait reçues.
Au nombre de ces visites, il en était une qu’il espérait et craignait presque d’un égal sentiment. C’était celle du chevalier de Lorraine. Vers les trois heures de l’après-midi, le chevalier de Lorraine entra chez de Guiche.
Son aspect était des plus rassurants. Monsieur, dit-il à de Guiche, était de charmante humeur, et l’on n’eût pas dit que le moindre nuage eût passé sur le ciel conjugal.
D’ailleurs, Monsieur avait si peu de rancune !
Depuis très longtemps à la cour, le chevalier de Lorraine avait établi que, des deux fils de Louis XIII, Monsieur était celui qui avait pris le caractère paternel, le caractère flottant, irrésolu ; bon par élan, mauvais au fond, mais certainement nul pour ses amis.
Il avait surtout ranimé de Guiche en lui démontrant que Madame arriverait avant peu à mener son mari, et que, par conséquent, celui-là gouvernerait Monsieur qui parviendrait à gouverner Madame.
Ce à quoi de Guiche, plein de défiance et de présence d’esprit, avait répondu :
- Oui, chevalier ; mais je crois Madame fort dangereuse.
- Et en quoi ?
- En ce qu’elle a vu que Monsieur n’était pas un caractère très passionné pour les femmes.
- C’est vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine.
- Et alors...
- Eh bien ?
- Eh bien ! Madame choisit le premier venu pour en faire l’objet de ses préférences et ramener son mari par la jalousie.
- Profond !profond ! s’écria le chevalier.
- Vrai ! répondit de Guiche.
Et ni l’un ni l’autre ne disait sa pensée.
De Guiche, au moment où il attaquait ainsi le caractère de Madame, lui en demandait mentalement pardon du fond du coeur.
Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux fermés au précipice.
De Guiche alors l’interrogea plus directement sur l’effet produit par la scène du matin, sur l’effet plus sérieux encore produit par la scène du dîner.
- Mais je vous ai déjà dit qu’on en riait, répondit le chevalier de Lorraine, et Monsieur tout le premier.
- Cependant, hasarda de Guiche, on m’a parlé d’une visite du roi à Madame.
- Eh bien ! précisément ; Madame était la seule qui ne rît pas, et le roi est passé chez elle pour la faire rire.
- En sorte que ?
- En sorte que rien n’est changé aux dispositions de la journée.
- Et l’on répète le ballet ce soir ?
- Certainement.
- Vous en êtes sûr ?
- Très sûr.
En ce moment de la conversation des deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux.
En l’apercevant, le chevalier, qui avait pour lui, comme pour tout noble caractère, une haine secrète, le chevalier se leva.
- Vous me conseillez donc, alors ?... demanda de Guiche au chevalier.
- Je vous conseille de dormir tranquille, mon cher comte.
- Et moi, de Guiche, dit Raoul, je vous donnerai un conseil tout contraire.
- Lequel, ami ?
- Celui de monter à cheval, et de partir pour une de vos terres ; arrivé là, si vous voulez suivre le conseil du chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra vous être agréable.
- Comment, partir ? s’écria le chevalier en jouant la surprise ; et pourquoi de Guiche partirait-il ?
- Parce que, et vous ne devez pas l’ignorer, vous surtout, parce que tout le monde parle déjà d’une scène qui se serait passée ici entre Monsieur et de Guiche.
De Guiche pâlit.
- Nullement, répondit le chevalier, nullement, et vous avez été mal instruit, monsieur de Bragelonne.
- J’ai été parfaitement instruit, au contraire, monsieur, répondit Raoul, et le conseil que je donne à de Guiche est un conseil d’ami.
Pendant ce débat, de Guiche, un peu atterré, regardait alternativement l’un et l’autre de ses deux conseillers.
Il sentait en lui-même qu’un jeu, important pour le reste de sa vie, se jouait à ce moment-là.
- N’est-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-même, n’est-ce pas, de Guiche, que la scène n’a pas été aussi orageuse que semble le penser M. le vicomte de Bragelonne, qui, d’ailleurs, n’était pas là ?
- Monsieur, insista Raoul, orageuse ou non, ce n’est pas précisément de la scène elle-même que je parle, mais des suites qu’elle peut avoir. Je sais que Monsieur a menacé ; je sais que Madame a pleuré.
- Madame a pleuré ? s’écria imprudemment de Guiche en joignant les mains.
- Ah ! par exemple, dit en riant le chevalier, voilà un détail que j’ignorais. Vous êtes décidément mieux instruit que moi, monsieur de Bragelonne.
- Et c’est aussi comme étant mieux instruit que vous, chevalier, que j’insiste pour que de Guiche s’éloigne.
- Mais non, non encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte, mais ce départ est inutile.
- Il est urgent.
- Mais pourquoi s’éloignerait-il ? Voyons.
- Mais le roi ? le roi ?
- Le roi ! s’écria de Guiche.
- Eh ! oui, te dis-je, le roi prend l’affaire à coeur.
- Bah ! dit le chevalier, le roi aime de Guiche et surtout son père ; songez que, si le comte partait, ce serait avouer qu’il a fait quelque chose de répréhensible.
- Comment cela ?
- Sans doute, quand on fuit, c’est qu’on est coupable ou qu’on a peur.
- Ou bien que l’on boude, comme un homme accusé à tort, dit Bragelonne ; donnons à son départ le caractère de la bouderie, rien n’est plus facile ; nous dirons que nous avons fait tous deux ce que nous avons pu pour le retenir, et vous au moins ne mentirez pas. Allons ! allons ! de Guiche, vous êtes innocent ; la scène d’aujourd’hui a dû vous blesser ; partez, partez, de Guiche.
- Eh ! non, de Guiche, restez, dit le chevalier, restez, justement, comme le disait M. de Bragelonne, parce que vous êtes innocent. Pardon, encore une fois, vicomte ; mais je suis d’un avis tout opposé au vôtre.
- Libre à vous, monsieur ; mais remarquez bien que l’exil que de Guiche s’imposera lui-même sera un exil de courte durée. Il le fera cesser lorsqu’il voudra, et, revenant d’un exil volontaire, il trouvera le sourire sur toutes les bouches ; tandis qu’au contraire une mauvaise humeur du roi peut amener un orage dont personne n’oserait prévoir le terme.
Le chevalier sourit.
- C’est pardieu ! bien ce que je veux, murmura-t-il tout bas, et pour lui même.
Et en même temps, il haussait les épaules.
Ce mouvement n’échappa point au comte ; il craignit, s’il quittait la cour, de paraître céder à un sentiment de crainte.
- Non, non, s’écria-t-il ; c’est décidé. Je reste, Bragelonne.
- Prophète je suis, dit tristement Raoul. Malheur à toi, de Guiche, malheur !
- Moi aussi, je suis prophète, mais pas prophète de malheur ; au contraire, comte, et je vous dis : Restez, restez.
- Le ballet se répète toujours, demanda de Guiche, vous en êtes sûr ?
- Parfaitement sûr.
- Eh bien ! tu le vois, Raoul, reprit de Guiche en s’efforçant de sourire ; tu le vois, ce n’est pas une cour bien sombre et bien préparée aux guerres intestines qu’une cour où l’on danse avec une telle assiduité. Voyons, avoue cela, Raoul.
Raoul secoua la tête.
- le n’ai plus rien à dire, répliqua-t-il.
- Mais enfin, demanda le chevalier, curieux de savoir à quelle source Raoul avait puisé des renseignements dont il était forcé de reconnaître intérieurement l’exactitude, vous vous dites bien informé, monsieur le vicomte ; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis des plus intimes du prince ?
- Monsieur, répondit Raoul, devant une pareille déclaration, je m’incline. Oui, vous devez être parfaitement informé, je le reconnais, et, comme un homme d’honneur est incapable de dire autre chose que ce qu’il sait, de parler autrement qu’il ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu, et vous laisse le champ de bataille.
Et effectivement, Raoul, en homme qui paraît ne désirer que le repos, s’enfonça dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller.
Le chevalier sentait l’heure s’écouler et désirait partir ; mais il craignait aussi que Raoul, demeuré seul avec de Guiche, ne le décidât à rompre la partie.
Il usa donc de sa dernière ressource.
- Madame sera resplendissante, dit-il ; elle essaie aujourd’hui son costume de Pomone.
- Ah ! c’est vrai, s’écria le comte.
- Oui, oui, continua le chevalier : elle vient de donner ses ordres en conséquence. Vous savez, monsieur de Bragelonne, que c’est le roi qui fait le Printemps.
- Ce sera admirable, dit de Guiche, et voilà une raison meilleure que toutes celles que vous m’avez données pour rester ; c’est que, comme c’est moi qui fais Vertumne et qui danse le pas avec Madame, je ne puis m’en aller sans un ordre du roi, attendu que mon départ désorganiserait le ballet.
- Et moi, dit le chevalier, je fais un simple égypan ; il est vrai que je suis mauvais danseur, et que j’ai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir. N’oubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir à Pomone, comte.
- Oh ! je n’oublierai rien, soyez tranquille, dit de Guiche transporté.
- Je suis bien sûr qu’il ne partira plus maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine.
Raoul, une fois le chevalier parti, n’essaya pas même de dissuader son ami ; il sentait que c’est été peine perdue.
- Comte, lui dit-il seulement de sa voix triste et mélodieuse, comte, vous vous embarquez dans une passion terrible. Je vous connais ; vous êtes extrême en tout ; celle que vous aimez l’est aussi... Eh bien ! j’admets pour un instant qu’elle vienne à vous aimer..
- Oh ! jamais, s’écria de Guiche.
- Pourquoi dites-vous jamais ?
- Parce que ce serait un grand malheur pour tous deux.
- Alors, cher ami, au lieu de vous regarder comme un imprudent, permettez-moi de vous regarder comme un fou.
- Pourquoi ?
- Etes-vous bien assuré, voyons, répondez franchement, de ne rien désirer de celle que vous aimez ?
- Oh ! oui, bien sûr.
- Alors, aimez-la de loin.
- Comment, de loin ?
- Sans doute ; que vous importe la présence ou l’absence, puisque vous ne désirez rien d’elle ? Aimez un portrait, aimez un souvenir.
- Raoul !
- Aimez une ombre, une illusion, une chimère ; aimez l’amour, en mettant un nom sur votre réalité. Ah ! vous détournez la tête ? Vos valets arrivent, je ne dis plus rien. Dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, de Guiche.
- Pardieu ! si j’y compte.
- Eh bien ! voilà tout ce que j’avais à vous dire. Faites-vous beau, de Guiche, faites-vous très beau. Adieu !
- Vous ne viendrez pas à la répétition du ballet, vicomte ?
- Non, j’ai une visite à faire en ville. Embrassez-moi, de Guiche. Adieu !
La réunion avait lieu chez le roi.
Les reines d’abord, puis Madame, quelques dames d’honneur choisies, bon nombre de courtisans choisis également, préludaient aux exercices de la danse par des conversations comme on savait en faire dans ce temps-là.
Nulle des dames invitées n’avait revêtu le costume de fête, ainsi que l’avait prédit le chevalier de Lorraine ; mais on causait beaucoup des ajustements riches et ingénieux dessinés par différents peintres pour le Ballet des demi- dieux. Ainsi appelait-on les rois et les reines dont Fontainebleau allait être le Panthéon.
Monsieur arriva tenant à la main le dessin qui représentait son personnage ; il avait le front encore un peu soucieux ; son salut à la jeune reine et à sa mère fut plein de courtoisie et d’affection. Il salua presque cavalièrement Madame, et pirouetta sur ses talons. Ce geste et cette froideur furent remarqués.
M. de Guiche dédommagea la princesse par son regard plein de flammes, et Madame, il faut le dire, en relevant les paupières, le lui rendit avec usure.
Il faut le dire, jamais de Guiche n’avait été si beau, le regard de Madame avait en quelque sorte illuminé le visage du fils du maréchal de Grammont. La belle-soeur du roi sentait un orage grondant au-dessus de sa tête ; elle sentait aussi que pendant cette journée, si féconde en événements futurs, elle avait, envers celui qui l’aimait avec tant d’ardeur et de passion, commis une injustice, sinon une grave trahison.
Le moment lui semblait venu de rendre compte au pauvre sacrifié de cette injustice de la matinée. Le coeur de Madame parlait alors, et au nom de de Guiche. Le comte était sincèrement plaint, le comte l’emportait donc sur tous.
Il n’était plus question de Monsieur, du roi, de milord de Buckingham. De Guiche à ce moment régnait sans partage.
Cependant Monsieur était aussi bien beau ; mais il était impossible de le comparer au comte. On le sait, toutes les femmes le disent, il y a toujours une différence énorme entre la beauté de l’amant et celle du mari.
Or, dans la situation présente, après la sortie de Monsieur, après cette salutation courtoise et affectueuse à la jeune reine et à la reine mère, après ce salut leste et cavalier fait à Madame, et dont tous les courtisans avaient fait la remarque, tous ces motifs, disons-nous, dans cette réunion, donnaient l’avantage à l’amant sur l’époux.
Monsieur était trop grand seigneur pour remarquer ce détail. Il n’est rien d’efficace comme l’idée bien arrêtée de la supériorité pour assurer l’infériorité de l’homme qui garde cette opinion de lui-même.
Le roi arriva. Tout le monde chercha les événements dans le coup d’oeil qui commençait à remuer le monde comme le sourcil du Jupiter tonnant.
Louis n’avait rien de la tristesse de son frère, il rayonnait.
Ayant examiné la plupart des dessins qu’on lui montrait de tous côtés, il donna ses conseils ou ses critiques et fit des heureux ou des infortunés avec un seul mot.
Tout à coup son oeil, qui souriait obliquement vers Madame, remarqua la muette correspondance établie entre la princesse et le comte.
La lèvre royale se pinça, et, lorsqu’elle fut rouverte une fois encore pour donner passage à quelques phrases banales :
- Mesdames, dit le roi en s’avançant vers les reines, je reçois la nouvelle que tout est préparé selon mes ordres à Fontainebleau.
Un murmure de satisfaction partit des groupes. Le roi lut sur tous les visages le désir violent de recevoir une invitation pour les fêtes.
- Je partirai demain, ajouta-t-il.
Silence profond dans l’assemblée.
- Et j’engage, termina le roi, les personnes qui m’entourent à se préparer pour m’accompagner.
Le sourire illuminait toutes les physionomies. Celle de Monsieur seule garda son caractère de mauvaise humeur.
Alors on vit successivement défiler devant le roi et les dames les seigneurs qui se hâtaient de remercier Sa Majesté du grand honneur de l’invitation.
Quand ce fut au tour de Guiche :
- Ah ! monsieur, lui dit le roi, je ne vous avais pas vu.
Le comte salua. Madame pâlit.
De Guiche allait ouvrir la bouche pour formuler son remerciement.
- Comte, dit le roi, voici le temps des secondes semailles. Je suis sûr que vos fermiers de Normandie vous verront avec plaisir dans vos terres.
Et le roi tourna le dos au malheureux après cette brutale attaque.
Ce fut au tour de de Guiche à pâlir ; il fit deux pas vers le roi, oubliant qu’on ne parle jamais à Sa Majesté sans avoir été interrogé.
- J’ai mal compris, peut-être, balbutia-t-il.
Le roi tourna légèrement la tête, et, de ce regard froid et fixe qui plongeait comme une épée inflexible dans le coeur des disgraciés :
- J’ai dit vos terres, répéta-t-il lentement en laissant tomber ses paroles une à une.
Une sueur froide monta au front du comte, ses mains s’ouvrirent et laissèrent tomber le chapeau qu’il tenait entre ses doigts tremblants.
Louis chercha le regard de sa mère, comme pour lui montrer qu’il était le maître. Il chercha le regard triomphant de son frère, comme pour lui demander si la vengeance était de son goût.
Enfin, il arrêta ses yeux sur Madame.
La princesse souriait et causait avec Mme de Noailles.
Elle n’avait rien entendu, ou plutôt avait feint de ne rien entendre.
Le chevalier de Lorraine regardait aussi avec une de ces insistances ennemies qui semblent donner au regard d’un homme la puissance du levier lorsqu’il soulève, arrache et fait jaillir au loin l’obstacle.
M. de Guiche demeura seul dans le cabinet du roi ; tout le monde s’était évaporé. Devant les yeux du malheureux dansaient des ombres.
Soudain il s’arracha au fixe désespoir qui le dominait, et courut d’un trait s’enfermer chez lui, où l’attendait encore Raoul, tenace dans ses sombres pressentiments.
- Eh bien ? murmura celui-ci en voyant son ami entrer tête nue, l’oeil égaré, la démarche chancelante.
- Oui, oui, c’est vrai, oui...
Et de Guiche n’en put dire davantage ; il tomba épuisé sur les coussins.
- Et elle ?... demanda Raoul.
- Elle ! s’écria l’infortuné en levant vers le ciel un poing crispé par la colère. Elle !...
- Que dit-elle ?
- Elle dit que sa robe lui va bien.
- Que fait-elle ?
- Elle rit.
Et un accès de rire extravagant fit bondir tous les nerfs du pauvre exilé. Il tomba bientôt à la renverse ; il était anéanti.

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1998-2010
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