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Chapitre XLI
Mariage d'amour

François Ier parut en effet, donnant la main à Diane de Poitiers avec laquelle il sortait de chez son fils malade. Diane, par je ne sais quel instinct de haine, avait vaguement pressenti qu'une humiliation menaçait sa rivale, et elle ne voulait pas manquer à ce doux spectacle.
Quant au roi, il ne se doutait de rien, ne voyait rien, ne soupçonnait rien ; il croyait madame d'Etampes et Benvenuto parfaitement réconciliés, et comme il les vit en entrant ensemble et près l'un de l'autre, il les salua tous les deux à la fois, du même sourire et de la même inclination de tête.
- Bonjour, ma reine de la beauté ; bonjour, mon roi de l'art, dit-il ; de quelle chose causiez-vous donc ensemble ? Vous avez l'air bien animés tous deux.
- Oh ! mon Dieu ! sire, nous parlions politique, dit Benvenuto.
- Et quel sujet exerçait votre sagacité ? Dites-le-moi, je vous prie.
- La question dont tout le monde s'occupe en ce moment, sire, continua l'orfèvre.
- Ah ! le duché de Milan.
- Oui, sire.
- Eh bien ! qu'en disiez-vous ?
- Nous étions d'avis différent, sire : – l'un de nous disait que l'empereur pourrait bien vous refuser le duché de Milan, et le donnant à votre fils Charles, se dégager ainsi de sa promesse.
- Et lequel de vous disait cela ?
- Je crois que c'était madame d'Etampes.
La duchesse devint pâle comme la mort.
- Si l'empereur faisait cela, ce serait une infâme trahison ! dit François Ier ; mais il ne le fera pas.
- Dans tous les cas, s'il ne le fait pas, dit Diane, se mêlant à son tour à la conversation, ce ne sera pas, à ce que l'on assure, faute que le conseil lui en ait été donné.
- Et par qui ? s'écria François Ier. Ventre-Mahom ! Je voudrais savoir par qui ?
- Bon Dieu ! ne vous irritez pas tant, sire, reprit Benvenuto, nous disions cela comme nous dirions autre chose, et c'étaient de simples conjectures en l'air, avancées par nous en forme de conversation : nous sommes de pauvres politiques, madame la duchesse et moi, sire. Madame la duchesse, quoiqu'elle n'en ait pas besoin, est trop femme pour s'occuper d'autre chose que de toilette ; et moi, sire, je suis trop artiste pour m'occuper d'autre chose que d'art. N'est-ce pas, madame la duchesse ?
- Le fait est, mon cher Cellini, dit François Ier, que vous avez chacun une trop belle part pour rien envier aux autres, fût-ce même le duché de Milan. Madame la duchesse d'Etampes est reine par sa beauté ; vous, vous êtes roi par votre génie.
- Roi, sire ?
- Oui, roi, et si vous n'avez pas comme moi trois lis dans vos armes, vous en avez un à la main qui me parait plus beau qu'aucun de ceux qu'ait jamais fait éclore le plus beau rayon de soleil ou le plus beau champ du blason.
- Ce lis n'est point à moi, sire, il est à madame d'Etampes, qui l'avait commandé à mon élève Ascanio, seulement, comme celui-ci ne pouvait le finir, comprenant le désir qu'avait madame la duchesse d'Etampes de voir un si riche bijou entre ses mains, je me suis mis à l'oeuvre et l'ai achevé, désirant de toute mon âme en faire le symbole de la paix que nous nous sommes jurée l'autre jour à Fontainebleau, en face de Votre Majesté.
- C'est une merveille, dit le roi, qui étendit la main pour le prendre.
- N'est-ce pas, sire ? répondit Benvenuto en retirant le lis sans affectation, et il mérite bien que madame la duchesse d'Etampes paie magnifiquement le jeune artiste dont il est le chef-d'oeuvre.
- C'est mon intention aussi, dit madame d'Etampes, et je lui garde une récompense qui pourrait faire envie à un roi.
- Mais vous savez, madame, que cette récompense, toute précieuse qu'elle est, n'est point celle qu'il ambitionne. Que voulez-vous, madame : nous sommes capricieux, nous autres artistes, et souvent ce qui ferait, comme vous le dites, envie à un roi, est considéré par nous d'un oeil de dédain.
- Il faudra pourtant, dit madame d'Etampes, la rougeur de la colère lui montant au front, qu'il se contente de celle que je lui garde, car je vous l'ai déjà dit, Benvenuto, ce ne sera qu'à la dernière extrémité que je lui en accorderai une autre.
- Eh bien ! tu me confieras ce qu'il désire, à moi, dit François Ier à Benvenuto, en étendant de nouveau la main vers le beau lis, et si la chose n'est pas trop difficile, nous tâcherons de l'arranger.
- Regardez le bijou avec attention, sire, dit Benvenuto en mettant la tige de la fleur dans la main du roi ; examinez-en tous les détails, et Votre Majesté verra que toutes les récompenses sont au-dessous du prix que mérite un tel chef-d'oeuvre.
En disant ces mots, Benvenuto fixa son regard perçant sur la duchesse, mais celle-ci avait une telle puissance sur elle-même, qu'elle vit sans sourciller le lis passer des mains de l'artiste entre les mains du roi.
- C'est vraiment miraculeux, dit le roi. Mais où avez-vous trouvé ce magnifique diamant qui enflamme le calice de cette belle fleur ?
- Ce n'est pas moi qui l'ai trouvé, sire, répondit d'un ton de bonhomie charmante Benvenuto ; c'est madame la duchesse d'Etampes qui l'a fourni à mon élève.
- Je ne vous connaissais pas ce diamant, duchesse, dit le roi ; d'où vous vient-il donc ?
- Mais probablement d'où viennent les diamants, sire, des mines de Guzarate ou de Golconde.
- Oh ! dit Benvenuto, c'est tout une histoire que celle de ce diamant, et si Votre Majesté désire la savoir, je la lui dirai. Ce diamant et moi nous sommes de vieilles connaissances, car c'est pour la troisième fois que ce diamant me passe entre les mains. Je l'ai d'abord mis en oeuvre sur la tiare de notre saint-père le pape, où il faisait un merveilleux effet ; puis, d'après l'ordre de Clément VII, je l'ai monté sur un missel que Sa Sainteté offrit à l'empereur Charles-Quint ; puis, comme l'empereur Charles-Quint désirait porter constamment sur lui, comme ressource sans doute dans un cas extrême, ce diamant, qui vaut plus d'un million, je le lui ai monté en bague, sire. Votre Majesté ne l'a-t-elle pas remarqué à la main de son cousin l'empereur ?
- Si fait, je me rappelle ! s'écria le roi ; oui, le premier jour de notre entrevue à Fontainebleau, il l'avait au doigt. Comment ce diamant se trouve t-il en votre possession, duchesse ?
- Oui, dites, s'écria Diane, dont les yeux étincelèrent de joie, comment un diamant de cette valeur est-il passé des mains de l'empereur entre les vôtres ?
- Si c'était à vous que cette question fût faite, reprit madame d'Etampes, la réponse vous serait facile, madame, en supposant toutefois que vous avouez certaines choses à d'autres qu'à votre confesseur.
- Vous ne répondez pas à la question du roi, madame, répondit Diane de Poitiers.
- Oui, répondit François Ier, comment ce diamant se trouve-t-il entre vos mains ?
- Demandez à Benvenuto, dit madame d'Etampes, portant un dernier défi à son ennemi ; Benvenuto vous le dira.
- Parle donc, dit le roi, et à l'instant même, je suis las d'attendre.
- Eh bien ! sire, dit Benvenuto, je dois l'avouer à Votre Majesté, à la vue de ce diamant, d'étranges soupçons me sont venus comme à elle. Or, vous le savez, c'était au temps où nous étions ennemis, madame d'Etampes et moi ; je n'aurais donc pas été fâché d'apprendre quelque bon petit secret qui pût la perdre aux yeux de Votre Majesté. Alors je me suis mis en quête et j'ai appris.
- Tu as appris ?...
Benvenuto jeta un regard rapide sur la duchesse, et vit qu'elle souriait. Cette force de résistance qui était dans son caractère lui plut, et au lieu de finir brutalement la lutte d'un coup, il résolut de la prolonger comme fait un athlète sûr de la victoire, mais qui, ayant rencontré un adversaire digne de lui, veut faire briller toute sa force et toute son adresse.
- Tu as appris ?... répéta le roi.
- J'ai appris qu'elle l'avait tout bonnement acheté du juif Manassès. Oui, sire, sachez cela pour votre gouverne : il paraît que depuis son entrée en France votre cousin l'empereur a tant jeté d'argent sur sa route qu'il en est à mettre ses diamants en gage, et que madame d'Etampes recueille avec une magnificence royale ce que la pauvreté impériale ne peut conserver.
- Ah ! foi de gentilhomme ! c'est fort plaisant, s'écria François Ier, doublement flatté dans sa vanité d'amant et dans sa jalousie de roi. Mais, belle dame, j'y songe, ajouta-t-il en s'adressant à la duchesse, vous avez dû vous ruiner pour faire une telle emplette, et véritablement c'est à nous de réparer le désordre qu'elle a mis dans vos finances. Rappelez-nous que nous sommes votre débiteur de la valeur de ce diamant, car il est véritablement si beau, que je tiens à ce que, ne nous venant pas de la main d'un empereur, il vous vienne au moins de celle d'un roi.
- Merci, Benvenuto, dit à demi-voix la duchesse, et je commence à croire, comme vous le prétendez, que nous étions faits pour nous entendre.
- Que dites-vous là ? dit le roi.
- Oh ! rien, sire, je m'excuse auprès de la duchesse de ce premier soupçon qu'elle veut bien me pardonner, ce qui est d'autant plus généreux de sa part, qu'à côté de ce premier soupçon, ce lis en avait fait naître un autre.
- Et lequel ? demanda François Ier, tandis que Diane, que sa haine avait empêchée d'être la dupe de cette comédie, dévorait du regard sa triomphante rivale.
La duchesse d'Etampes vit qu'elle n'en avait pas encore fini avec son infatigable ennemi, et un léger nuage de crainte passa sur son front ; mais, il faut le dire à sa louange, pour disparaître aussitôt. Il y a plus, elle profita de la préoccupation même que les paroles de Benvenuto Cellini avaient mise dans l'esprit de François Ier pour essayer de reprendre le lis, que le roi tenait toujours ; mais Benvenuto, sans affectation, passa entre elle et le roi.
- Lequel ? oh ! celui-ci, je l'avoue, dit-il en souriant, celui-ci, il était si infâme, que je ne sais si je ne dois pas en être pour la honte de l'avoir eu, et si ce ne serait pas encore ajouter à mon crime que d'avoir l'impudeur de l'avouer. Il me faudra donc, je le déclare, un ordre exprès de Votre Majesté pour que j'ose...
- Osez Cellini, je vous l'ordonne, dit le roi.
- Eh bien ! j'avoue d'abord avec mon naïf orgueil d'artiste, reprit Cellini, que j'avais été surpris de voir madame d'Etampes charger l'apprenti d'un travail que le maître aurait été heureux et fier d'exécuter pour elle. Vous rappelez-vous mon apprenti Ascanio, sire ? C'est un jeune et charmant cavalier, et qui pourrait poser pour l'Endymion, je vous jure !
- Eh bien ! après ? reprit le roi, dont les sourcils se contractèrent au soupçon qui vint tout à coup lui mordre le coeur.
Pour cette fois, il était évident que, malgré tout son pouvoir sur elle-même, madame d'Etampes était au supplice. D'abord, elle lisait dans les yeux de Diane de Poitiers une curiosité perfide, et puis elle n'ignorait pas que si François Ier eût pardonné peut-être la trahison envers le roi, il ne pardonnerait certainement pas une infidélité envers l'amant. Cependant, comme s'il ne remarquait pas son angoisse, Benvenuto poursuivit :
- Je pensais donc à la beauté de mon Ascanio et je songeais, – pardon, mesdames, pour ce que cette pensée peut avoir d'impertinent pour des Français, mais je suis fait aux façons de nos princesses italiennes, qui, en amour, il faut le dire, sont de bien faibles mortelles ; – je pensais donc qu'un sentiment auquel l'art était étranger...
- Maître, dit François Ier en fronçant les sourcils, songez à ce que vous allez dire.
- Aussi me suis-je excusé d'avance de ma témérité, et ai-je demandé à garder le silence.
- J'en suis témoin, dit Diane, c'est vous qui lui avez commandé de parler, sire ; et maintenant qu'il a commencé...
- Il est toujours temps de s'arrêter, dit la duchesse d'Etampes, quand on sait que ce que l'on va dire est un mensonge.
- Je m'arrêterai si vous le voulez, madame, reprit Benvenuto ; vous savez bien que vous n'avez qu'un mot à dire pour cela.
- Oui, mais moi je veux qu'il continue. Vous avez raison, Diane, il y a des choses qui veulent être creusées jusqu'au fond. Dites, monsieur, dites, reprit le roi en couvrant d'un même regard le sculpteur et la duchesse.
- Mes conjectures allaient donc leur train, quand une incroyable découverte vint leur offrir un nouveau champ.
- Laquelle ? s'écrièrent à la fois le roi et Diane de Poitiers.
- Je me traîne, murmura Cellini en s'adressant à la duchesse.
- Sire, reprit la duchesse, vous n'avez pas besoin de tenir ce lis à la main pour entendre toute cette longue histoire. Votre Majesté est si bien habituée à tenir un sceptre et à le tenir d'une main ferme, que j'ai peur que cette fleur fragile ne se brise entre ses doigts.
Et en même temps, la duchesse d'Etampes, avec un de ces sourires qui n'appartenaient qu'à elle, étendit le bras pour reprendre le bijou.
- Pardon, madame la duchesse, dit Cellini ; mais comme le lis joue dans toute cette histoire un rôle important, permettez que pour joindre la démonstration au récit...
- Le lis joue un rôle important dans l'histoire que vous allez raconter, maître, s'écria Diane de Poitiers en arrachant par un mouvement rapide comme la pensée la fleur des mains du roi. Alors madame d'Etampes a raison, car pour peu que l'histoire soit celle que je soupçonne, mieux vaut que ce lis soit entre mes mains qu'entre les vôtres ; car, avec ou sans intention peut-être que dans un mouvement dont elle ne serait pas maîtresse, Votre Majesté le briserait.
Madame d'Etampes devint affreusement pâle, car elle se crut perdue ; elle saisit vivement la main de Benvenuto, ses lèvres s'ouvrirent pour parler, mais par un retour sur elle-même sans doute, sa main lâcha presque aussitôt celle de l'artiste, et ses lèvres se refermèrent.
- Dites ce que vous avez à dire, fit-elle les dents serrées, dites... Puis elle ajouta d'une voix si basse que Benvenuto put seul l'entendre : Si vous l'osez.
- Oui dites, et prenez garde à vos paroles, mon maître, dit le roi.
- Et vous, madame, prenez garde à votre silence, dit Benvenuto.
- Nous attendons ! s'écria Diane, ne pouvant plus contenir son impatience.
- Eh bien ! figurez-vous, sire ; imaginez-vous, madame, qu'Ascanio et madame la duchesse d'Etampes correspondaient.
La duchesse cherchait sur elle, puis autour d'elle, s'il n'y avait pas quelque arme dont elle pût poignarder l'orfèvre.
- Correspondaient ? reprit le roi.
- Oui, correspondaient ; et ce qu'il y avait de plus merveilleux, c'est que dans cette correspondance entre madame la duchesse d'Etampes et le pauvre apprenti ciseleur, il était question d'amour.
- Les preuves, maître ! vous avez des preuves, j'espère ! s'écria le roi furieux.
- Oh ! mon Dieu oui, sire, j'en ai, reprit Benvenuto. Votre Majesté comprend bien que je ne me serais pas laissé aller à de tels soupçons si je n'avais pas eu les preuves.
- Alors, donnez-les à l'instant même, puisque vous les avez, dit le roi.
- Quand je dis que je les ai, je me trompe : c'était Votre Majesté qui les avait tout à l'heure.
- Moi ! s'écria le roi.
- Et c'est madame de Poitiers qui les a maintenant.
- Moi ! s'écria Diane.
- Oui, reprit Benvenuto qui, entre la colère du roi et les haines et les terreurs des deux plus grandes dames du monde, conservait tout son sang froid et toute son aisance. Oui, car les preuves sont dans ce lis.
- Dans ce lis ! – s'écria le roi en reprenant la fleur des mains de Diane de Poitiers, et en retournant le bijou avec une attention à laquelle cette fois l'amour de l'art n'avait aucune part. – Dans ce lis ?
- Oui, sire, dans ce lis, reprit Benvenuto. Vous savez qu'elles y sont, madame, continua-t-il d'un ton significatif en se tournant vers la duchesse haletante.
- Transigeons, dit la duchesse. Colombe n'épousera point d'Orbec.
- Ce n'est point assez, murmura Cellini ; il faut qu'Ascanio épouse Colombe.
- Jamais ! fit madame d'Etampes.
Cependant le roi retournait dans ses doigts le lis fatal avec une anxiété et une colère d'autant plus douloureuses qu'il n'osait les exprimer ouvertement.
- Les preuves sont dans ce lis ! dans ce lis ! répétait-il ; mais je n'y vois rien dans ce lis.
- C'est que Votre Majesté ne connaît pas le secret à l'aide duquel il s'ouvre.
- Il y a un secret : montrez-le-moi, messire, à l'instant même, ou plutôt...
François Ier fit un mouvement pour briser la fleur ; les deux femmes poussèrent un cri. François Ier s'arrêta.
- Oh ! sire, ce serait dommage, s'écria Diane ; un si charmant bijou : donnez-le-moi, sire, et je vous réponds que s'il y a un secret, je le trouverai, moi.
Et ses doigts fins et agiles, doigts de femme rendus plus subtils par la haine, se promenèrent sur toutes les aspérités du bijou, fouillèrent tous les creux, tandis que la duchesse d'Etampes, prête à défaillir, suivait d'un oeil presque hagard toutes les tentatives infructueuses un instant. Enfin, soit bonheur, soit divination de rivale, Diane toucha le point précis de la tige.
La fleur s'ouvrit.
Les deux femmes poussèrent encore ensemble un même cri : l'une de joie, l'autre de terreur. La duchesse s'élança pour arracher le lis des mains de Diane ; mais Benvenuto la retint d'une main tandis qu'il lui montrait de l'autre la lettre, qu'il avait tirée de sa cachette. En effet, un coup d'oeil rapide jeté sur le calice de la fleur lui montra qu'il était vide.
- Je consens à tout, dit la duchesse écrasée et n'ayant plus la force de soutenir une pareille lutte.
- Sur l'Evangile ? dit Benvenuto.
- Sur l'Evangile !
- Eh bien ! maître, dit le roi impatienté, où sont ces preuves ? Je ne vois là qu'un vide ménagé avec beaucoup d'adresse dans la fleur, mais il n'y a rien dans ce vide.
- Non, sire, il n'y a rien, répondit Benvenuto.
- Oui, mais il a pu y avoir quelque chose, dit Diane.
- Madame a raison, reprit Benvenuto.
- Maître ! s'écria le roi les dents serrées, savez-vous qu'il pourrait être dangereux de continuer plus longtemps cette plaisanterie, et que de plus forts que vous se sont repentis d'avoir joué avec ma colère ?
- Aussi serais-je au désespoir de l'encourir, sire, reprit Cellini sans se déconcerter ; mais rien ici n'est fait pour l'exciter, et Votre Majesté n'a pas pris, je l'espère, mes paroles au sérieux. Aurais-je osé porter si légèrement une accusation si grave ? Madame d'Etampes peut vous montrer les lettres que contenait ce lis si vous êtes curieux de les voir. Elles parlent bien réellement d'amour, mais de l'amour de mon pauvre Ascanio pour une noble demoiselle, amour qui au premier abord sans doute semble fou et impossible ; mais mon Ascanio s'imaginant, en véritable artiste qu'il est, qu'un beau bijou n'est pas loin de valoir une belle fille, s'est adressé à madame d'Etampes comme à une providence, et a fait de ce lis son messager. Or, vous savez, sire, que la Providence peut tout ; et vous ne serez pas jaloux de celle-là, j'imagine, puisqu'en faisant le bien, elle vous associe à ses mérites. Voilà le mot de l'énigme, sire, et si tous les détours où je me suis amusé ont offensé Votre Majesté, qu'elle me pardonne en se rappelant la précieuse et noble familiarité dans laquelle elle a bien voulu jusqu'à présent m'admettre.
Ce discours quasi académique changea la face de la scène. A mesure que Benvenuto parlait, le front de Diane se rembrunissait, celui de madame d'Etampes se déridait, et le roi reprenait son sourire et sa belle humeur. Puis quand Benvenuto eut fini :
- Pardon, ma belle duchesse, cent fois pardon, dit François Ier, d'avoir pu vous soupçonner un instant. Que puis-je faire, dites-moi, pour racheter ma faute et pour mériter mon pardon ?
- Octroyer à madame la duchesse d'Etampes la demande qu'elle va vous faire, comme Votre Majesté m'a déjà octroyé celle que je lui ai faite.
- Parlez pour moi, maître Cellini, puisque vous savez ce que je désire, dit la duchesse, s'exécutant de meilleure grâce que Benvenuto ne l'aurait cru.
- Eh bien ! sire, puisque madame la duchesse me charge d'être son interprète, sachez que son désir est de voir intervenir votre toute-puissante autorité dans les amours du pauvre Ascanio.
- Oui-da ! dit le roi en riant ; je consens de grand coeur à faire le bonheur du gentil apprenti. Le nom de l'amoureuse ?
- Colombe d'Estourville, sire.
- Colombe d'Estourville ! s'écria François Ier.
- Sire, que Votre Majesté se souvienne que c'est madame la duchesse d'Etampes qui vous demande cette grâce. – Voyons, madame, joignez-vous donc à moi, ajouta Benvenuto en faisant de nouveau passer hors de sa poche un coin de sa lettre, car si vous vous taisez plus longtemps, Sa Majesté croira que vous demandez la chose par pure complaisance pour moi.
- Est-ce vrai que vous désirez ce mariage, madame ? dit François Ier.
- Oui, sire, murmura madame d'Etampes ; je le désire... vivement.
L'adverbe était amené par une nouvelle exhibition de la lettre.
- Mais sais-je, moi, reprit François Ier, si le prévôt acceptera pour gendre un homme sans nom et sans fortune ?
- D'abord, sire, répondit Benvenuto, le prévôt, en sujet fidèle, n'aura pas, soyez-en certain, d'autre volonté que celle de son roi. Ensuite Ascanio n'est pas sans nom. Il se nomme Gaddo Gaddi, et un de ses aïeux a été podestat de Florence. Il est orfèvre, c'est vrai, mais en Italie pratiquer l'art n'est point déroger. D'ailleurs, ne fût-il pas noble d'ancienne noblesse, comme je me suis permis d'inscrire son nom sur les lettres patentes que Sa Majesté m'a fait remettre, il serait noble de nouvelle création. Ah ! ne croyez pas que cet abandon de ma part soit un sacrifice. Récompenser mon Ascanio, c'est me récompenser deux fois moi-même. Ainsi c'est dit, sire, le voilà seigneur de Nesle, et je ne le laisserai pas manquer d'argent ; il pourra, s'il veut, laisser là l'orfèvrerie et acheter une compagnie de lances ou une charge à la cour ; j'y pourvoirai de mes deniers.
- Et nous aurons soin, bien entendu, dit le roi, que votre générosité n'altère pas trop votre bourse.
- Ainsi donc, sire... reprit Benvenuto.
- Va pour Ascanio Gaddo Gaddi, seigneur de Nesle ! s'écria le roi en riant à gorge déployée, tant la certitude de la fidélité de madame d'Etampes l'avait mis de joyeuse humeur.
- Madame, dit à demi-voix Cellini, vous ne pouvez pas, en conscience, laisser au Châtelet le seigneur de Nesle ; c'était bon pour Ascanio.
Madame d'Etampes appela un officier des gardes et lui dit à voix basse quelques paroles qui se terminèrent par celles-ci :
- Au nom du roi !
- Que faites-vous, madame ? demanda François Ier.
- Rien, sire, répondit Cellini. Madame la duchesse d'Etampes envoie chercher le futur.
- Où cela ?
- Où madame d'Etampes, qui connaissait la bonté du roi, l'a prié d'attendre le bon plaisir de Sa Majesté.
Un quart d'heure après, la porte de l'appartement où attendaient Colombe, le prévôt, le comte d'Orbec, l'ambassadeur d'Espagne, et à peu près tous les seigneurs de la cour, à l'exception de Marmagne encore alité, s'ouvrit. Un huissier cria : – Le roi !
François Ier entra, donnant la main à Diane de Poitiers, et suivi par Benvenuto, qui soutenait à un bras la duchesse d'Etampes et à l'autre Ascanio, aussi pâles l'un que l'autre.
A l'annonce faite par l'huissier, tous les courtisans se retournèrent et demeurèrent un instant stupéfaits en apercevant ce singulier groupe. Colombe pensa s'évanouir.
Cet étonnement redoubla lorsque François Ier, faisant passer le sculpteur devant lui, dit à haute voix :
- Maître Benvenuto, prenez un instant notre place et notre autorité ; parlez comme si vous étiez le roi, et qu'on vous obéisse comme au roi.
- Prenez garde, sire, répondit l'orfèvre : pour me tenir dans votre rôle, je vais être magnifique.
- Allez, Benvenuto, dit François Ier en riant ; chaque trait de magnificence sera une flatterie.
- A la bonne heure ! sire, voilà qui me met à mon aise, et je vais vous louer tant que je pourrai. Or çà, continua-t-il, n'oubliez pas, vous tous qui m'écoutez, que c'est le roi qui parle par ma bouche. Messieurs les notaires, vous avez préparé le contrat auquel Sa Majesté daigne signer ? Ecrivez les noms des époux.
Les deux notaires prirent la plume et s'apprêtèrent à écrire sur les deux contrats, dont l'un devait rester aux archives du royaume et l'autre dans leur cabinet.
- D'une part, continua Benvenuto, d'une part, noble et puissante demoiselle Colombe d'Estourville.
- Colombe d'Estourville, répétèrent machinalement les notaires, tandis que les auditeurs écoutaient dans le plus grand étonnement.
- De l'autre, continua Cellini, très noble et très puissant Ascanio Gaddi, seigneur de Nesle.
- Ascanio Gaddi ! s'écrièrent en même temps le prévôt et d'Orbec.
- Un ouvrier ! s'écria avec douleur le prévôt en se tournant vers le roi.
- Ascanio Gaddi, seigneur de Nesle, reprit Benvenuto sans s'émouvoir, auquel Sa Majesté accorde les grandes lettres de naturalisation et la place d'intendant des châteaux royaux.
- Si Sa Majesté l'ordonne ainsi, j'obéirai, dit le prévôt ; toutefois...
- Ascanio Gaddi, continua Benvenuto, à la considération duquel Sa Majesté accorde à messire Robert d'Estourville, prévôt de Paris, le titre de chambellan.
- Sire, je suis prêt à signer, dit d'Estourville, enfin vaincu.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Colombe en retombant sur sa chaise, n'est-ce pas un rêve que tout cela ?
- Et moi ? s'écria d'Orbec, et moi ?
- Quant à vous, reprit Cellini, continuant ses fonctions royales, quant à vous, comte d'Orbec, je vous fais grâce de l'enquête que j'aurais le droit d'ordonner sur votre conduite. La clémence est vertu royale, aussi bien que la générosité, n'est-ce pas, sire ? Mais voici les contrats proposés, signons, messieurs, signons !
- C'est qu'il fait la Majesté à merveille ! s'écria François Ier, heureux comme un roi en vacances.
Puis il passa la plume à Ascanio, qui signa d'une écriture tremblante, et qui, après avoir signé, passa lui-même la plume à Colombe, que madame Diane, pleine de bonté, avait été chercher à sa place et soutenait. Les mains des deux amants se touchèrent et ils faillirent s'évanouir.
Puis vint madame Diane, qui passa la plume à la duchesse d'Etampes, laquelle la passa au prévôt, le prévôt à d'Orbec, et d'Orbec à l'ambassadeur d'Espagne.
Au-dessous de tous ces grands noms, Cellini écrivit distinctement et fermement le sien. Ce n'était pas cependant lui qui faisait le moindre sacrifice.
Après avoir signé, l'ambassadeur d'Espagne s'approcha de la duchesse :
- Nos plans tiennent toujours, madame ? dit-il.
- Eh ! mon Dieu ! dit la duchesse, faites ce que vous voudrez : que m'importe la France ! que m'importe le monde !
Le duc s'inclina.
- Ainsi, dit à l'ambassadeur au moment où il reprenait sa place son neveu, jeune diplomate encore inexpérimenté, ainsi, dans les intentions de l'empereur, ce n'est pas le roi François Ier, mais son fils, qui sera duc de Milan ?
- Ce ne sera ni l'un ni l'autre, répondit l'ambassadeur.
Pendant ce temps, les autres signatures allaient leur train.
Puis, lorsque chacun eut mis son nom au bas du bonheur d'Ascanio et de Colombe, Benvenuto s'approcha de François Ier, et mettant un genou en terre devant lui :
- Sire, dit-il, après avoir ordonné en roi, je viens prier Votre Majesté en humble et reconnaissant serviteur. Votre Majesté veut-elle m'accorder une dernière grâce ?
- Dis, Benvenuto, dis, répondit François Ier, qui était en train d'accorder, et qui s'apercevait que c'était encore, à tout prendre, l'acte de la royauté auquel un roi trouve le plus de bonheur ; dis, voyons, que souhaites-tu ?
- Retourner en Italie, sire, dit Benvenuto.
- Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria le roi ; vous voulez me quitter quand il vous reste tant de chefs-d'oeuvre à me faire ? Je ne veux pas.
- Sire, répondit Benvenuto, je reviendrai, je vous le jure. Mais laissez-moi partir, laissez-moi revoir mon pays, j'en ai besoin pour le moment. Je ne dis pas ce que je souffre, continua-t-il en baissant la voix et en secouant mélancoliquement la tête. Mais je souffre beaucoup de douleurs que je ne saurais raconter, et l'air seul de la patrie peut cicatriser mon coeur blessé. Vous êtes un grand, vous êtes un généreux roi que j'aime. Je reviendrai, sire, mais permettez-moi auparavant d'aller me guérir là-bas au soleil. Je vous laisse Ascanio, ma pensée, Pagolo, ma main ; ils suffiront à vos rêves d'artiste jusqu'à mon retour, et quand j'aurai reçu le baiser des brises de Florence, ma mère, je reviendrai vers vous, mon roi, et la mort seule pourra nous séparer.
- Allez donc, dit tristement François Ier. Il sied que l'art soit libre comme les hirondelles : allez.
Puis le roi tendit à Benvenuto sa main, que Benvenuto baisa avec toute l'ardeur de la reconnaissance.
En se retirant, Benvenuto se trouva près de la duchesse.
- Est-ce que vous m'en voulez beaucoup, madame ? dit-il en glissant aux mains de la duchesse le fatal billet qui, pareil à un talisman magique, venait de faire des choses impossibles.
- Non, dit la duchesse, toute joyeuse de le tenir enfin, non, et cependant vous m'avez battue par des moyens...
- Allons donc ! dit Benvenuto, je vous en ai menacée ; mais croyez-vous que je m'en fusse servi ?
- Dieu du ciel ! s'écria la duchesse frappée d'un trait de lumière ; voilà ce que c'est que de vous avoir cru pareil à moi !
Le lendemain, Ascanio et Colombe furent mariés à la chapelle du Louvre, et malgré les règles de l'étiquette, les deux jeunes gens obtinrent que Jacques Aubry et sa femme assistassent à la cérémonie.
C'était une grande faveur, mais on conviendra que le pauvre écolier l'avait bien méritée.

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