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Chapitre XXXV
Où il est prouvé que la lettre d'une grisette, quand on la brûle, fait autant de flamme et de cendre que la lettre d'une duchesse

Il y avait sur le visage mobile de la belle Anne d'Heilly un mélange de compassion et de tristesse auquel Ascanio se laissa prendre et qui le confirma, avant même que la duchesse eût ouvert la bouche, dans l'idée qu'elle était entièrement innocente de la catastrophe dont lui et Colombe venaient d'être victimes.
- Vous ici, Ascanio ! dit-elle d'une voix mélodieuse ; vous à qui je voulais donner des palais et que je retrouve dans une prison.
- Ah ! madame, s'écria le jeune homme, il est donc vrai que vous êtes étrangère à la persécution qui nous atteint ?
- M'avez-vous soupçonnée un instant, Ascanio ? dit la duchesse ; alors vous avez raison de me haïr, et je n'ai, moi, qu'à me plaindre en silence d'être si mal connue de celui que je connais si bien.
- Non, madame, non, dit Ascanio ; on m'a dit que c'était vous qui aviez tout conduit, mais je n'ai pas voulu le croire.
- Bien ! Ascanio, vous ne m'aimez pas, je le sais, mais au moins chez vous la haine n'est point de l'injustice. Vous aviez raison, Ascanio ; non seulement je n'ai rien conduit, mais encore j'ignorais tout. C'est le prévôt, M. d'Estourville, qui, ayant tout appris, je ne sais comment, est venu tout dire au roi, et qui a obtenu de lui l'ordre de vous arrêter et de reprendre Colombe.
- Et Colombe est chez son père ? demanda vivement Ascanio.
- Non, dit la duchesse, Colombe est chez moi.
- Chez vous, madame ! s'écria le jeune homme. Pourquoi chez vous ?
- Elle est bien belle, Ascanio, murmura la duchesse, et je comprends que vous la préfériez à toutes les femmes du monde, la plus aimante de ces femmes vous offrît-elle le plus riche des duchés.
- J'aime Colombe, madame, dit Ascanio, et vous savez qu'on préfère l'amour, ce bien du ciel, à tous les biens de la terre.
- Oui, Ascanio, oui, vous l'aimez par-dessus toute chose. Un instant j'ai espéré que votre passion pour elle n'était qu'un amour ordinaire. Je me suis trompée. Oui, je le vois bien maintenant, ajouta-t-elle avec un soupir, vous séparer plus longtemps l'un de l'autre serait s'opposer aux volontés de Dieu.
- Ah ! madame, s'écria Ascanio en joignant les mains, Dieu vous a donné le pouvoir de nous réunir. Soyez grande et généreuse jusqu'au bout, madame, et faites le bonheur de deux enfants qui vous aimeront et qui vous béniront toute leur vie.
- Eh bien ! oui, dit la duchesse, je suis vaincue, Ascanio ; oui, je suis prête à vous protéger, à vous défendre ; mais, hélas ! peut-être, à cette heure, est-il trop tard !
- Trop tard ! que voulez-vous dire ? s'écria Ascanio.
- Peut-être, à cette heure, Ascanio, peut-être suis-je perdue moi-même.
- Perdue ! et pourquoi cela, madame ?
- Pour vous avoir aimé.
- Pour m'avoir aimé ! Vous, perdue à cause de moi ?
- Oui, imprudente que je suis, oui, perdue à cause de vous ; perdue pour vous avoir écrit.
- Comment cela ? je ne vous comprends pas, madame.
- Vous ne comprenez pas que le prévôt, muni de l'ordre du roi, a ordonné une perquisition générale de l'hôtel de Nesle ? Vous ne comprenez pas que cette perquisition, dans laquelle on recherche toutes les preuves de votre amour avec Colombe, s'exercera principalement dans votre chambre ?
- Eh bien ? demanda Ascanio impatient.
- Eh bien ! continua la duchesse, si dans votre chambre on retrouve cette lettre que dans un moment de délire je vous ai écrite, si cette lettre est reconnue pour être de moi, si cette lettre est mise sous les yeux du roi, que je trompais déjà et que bientôt je voulais trahir pour vous, ne comprenez- vous pas que mon pouvoir tombe à l'instant même ? Ne comprenez-vous pas que je ne puis plus rien pour vous ni pour Colombe ? Ne comprenez-vous pas enfin que je suis perdue ?
- Oh ! s'écria Ascanio, tranquillisez-vous, madame, il n'y a pas de danger ; cette lettre est ici, elle est là, elle ne m'a point quitté.
La duchesse respira, et sa figure passa de l'expression de l'anxiété à celle de la joie.
- Elle ne vous a pas quitté, Ascanio ! s'écria-t-elle à son tour ; elle ne vous a pas quitté ! Et à quel sentiment, dites, dois-je que cette heureuse lettre ne vous ait pas quitté ?
- A la prudence, madame, murmura Ascanio.
- A la prudence ! Je me trompais donc encore, mon Dieu ! mon Dieu ! Je devrais cependant être bien certaine, bien convaincue. A la prudence ! Eh bien ! alors, ajouta-t-elle en ayant l'air de faire un effort sur elle-même, puisque je n'ai à vous remercier que de votre prudence, Ascanio, croyez- vous bien prudent, dites-moi, de garder ici sur vous, quand on peut descendre à tout moment dans votre prison, quand on peut vous fouiller de force ; trouvez-vous bien prudent, dis-je, de garder une lettre qui doit, si elle est connue, mettre hors d'état de vous protéger, vous et Colombe, la seule personne qui puisse vous sauver ?
- Madame, dit Ascanio de sa voix douce, et avec cette teinte de mélancolie que ressentent toujours les coeurs purs lorsqu'ils sont forcés de douter, j'ignore si l'intention de nous sauver, Colombe et moi, est au fond de votre coeur comme elle est sur vos lèvres ; j'ignore si le désir seul de ravoir cette lettre qui, ainsi que vous l'avez dit, peut vous perdre, ne vous a pas conduite ici ; j'ignore enfin si, une fois que vous la tiendrez en votre pouvoir, de protectrice que vous vous faites, vous ne nous redeviendrez pas en ennemie ; mais ce que je sais, madame, c'est que cette lettre est à vous, c'est qu'elle vous appartient, c'est que, du moment où vous la venez réclamer, je n'ai pas, moi, le droit de la retenir.
Ascanio se leva, alla droit à la chaise sur laquelle était son pourpoint, fouilla dans la poche, et en tirant une lettre dont la duchesse au premier coup d'oeil reconnut l'enveloppe : – Voilà, dit-il, madame, ce papier tant désiré par vous, et qui, sans pouvoir m'être utile, peut vous être si nuisible. Reprenez- le, déchirez-le, anéantissez-le. J'ai fait ce que je dois ; vous ferez, vous, ce que vous voudrez.
- Ah ! vous êtes vraiment un noble coeur, Ascanio ! s'écria la duchesse, emportée par ce premier mouvement qu'on retrouve parfois encore même au fond des âmes les plus corrompues.
- On vient, madame, prenez garde ! s'écria Ascanio.
- Vous avez raison, dit la duchesse.
Et, au bruit des pas qui effectivement se rapprochaient, elle étendit vivement la main vers la lampe, présentant le papier à la flamme, qui s'y attacha et le dévora en un instant. La duchesse ne le lâcha cependant que lorsque le feu fut près d'atteindre ses doigts, et la lettre aux trois quarts consumée descendit en tournoyant ; lorsqu'elle toucha le sol, elle était complètement réduite en cendres ; cependant sur ces cendres la duchesse mit encore le pied.
En ce moment le prévôt parut sur la porte.
- On me prévient que vous êtes ici, madame, dit-il d'un air inquiet en regardant alternativement Ascanio et la duchesse, et je m'empresse de descendre pour me mettre à vos ordres. Avez-vous en quelque chose besoin de moi ou des gens qui sont sous mes ordres ?
- Non, messire, dit la duchesse, ne pouvant dissimuler le sentiment de profonde joie qui débordait de son coeur sur son visage. Non, mais je ne vous en rends pas moins grâce de votre empressement et de votre bonne volonté ; j'étais venue seulement pour interroger ce jeune homme que vous avez fait arrêter, et pour m'assurer s'il était véritablement aussi coupable qu'on le disait.
- Et le résultat de cet examen ? demanda le prévôt d'un ton où il ne pouvait s'empêcher de laisser percer une légère teinte d'ironie.
- Est qu'Ascanio est moins coupable que je ne le pensais. Je vous recommande donc, messire, les plus grands soins pour lui. En attendant, le pauvre enfant est bien mal logé. Ne pourriez-vous lui donner une autre chambre ?
- On y avisera dès demain, madame, car, vous le savez, pour moi vos désirs sont des ordres. Avez-vous autre chose à commander et voulez-vous continuer votre interrogatoire ? – Non, messire, répondit Anne, je sais tout ce que je désirais savoir.
A ces mots la duchesse sortit du cachot en jetant à Ascanio un dernier coup d'oeil mêlé de reconnaissance et de passion.
Le prévôt la suivit et la porte se referma derrière eux.
- Pardieu ! murmura Jacques Aubry, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation de la duchesse et d'Ascanio, pardieu ! il était temps.
En effet, le premier soin de Marmagne, en revenant à lui, avait été de faire dire à la duchesse qu'il venait de recevoir une blessure qui pourrait bien être mortelle, mais qu'avant de mourir il voudrait lui révéler un secret de la plus haute importance pour elle. A cet effet la duchesse était accourue. Marmagne lui avait dit alors qu'il avait été attaqué et blessé par un certain écolier nommé Jacques Aubry, lequel cherchait à entrer au Châtelet pour pénétrer jusqu'à Ascanio et rapporter à Cellini une lettre dont Ascanio était porteur.
A ces mots la duchesse avait tout compris, et tout en maudissant la passion qui l'avait cette fois encore fait sortir des limites de sa prudence ordinaire, elle était, quoiqu'il fût deux heures du matin, accourue au Châtelet, s'était fait ouvrir le cachot du prisonnier, et là avait joué avec Ascanio la scène que nous venons de raconter, et qui avait eu, du moins la duchesse le pensait ainsi, le dénouement qu'elle désirait, quoique Ascanio n'en eût pas été entièrement la dupe.
Comme l'avait dit Jacques Aubry, il était temps.
Mais la moitié de la besogne seulement était faite, et certes la plus difficile moitié restait à faire. L'écolier tenait sa lettre qui avait si bien manqué d'être anéantie à jamais ; mais pour que cette lettre eût sa valeur réelle, ce n'était pas entre les mains de Jacques qu'elle devait être, c'était entre les mains de Cellini.
Or, Jacques Aubry était prisonnier, bien prisonnier, et il avait appris de son prédécesseur que ce n'était pas chose facile que de sortir du Châtelet une fois qu'on y était entré. Il était donc, nous devons le dire, comme ce coq qui a trouvé une perle, dans le plus grand embarras de ce qu'il devait faire de sa richesse.
Essayer de fuir par la violence était impossible. Armé de son poignard, Jacques Aubry pouvait bien tuer le gardien qui lui apportait son repas, prendre ses clefs et ses habits ; mais, outre que ce moyen extrême répugnait à l'excellente nature de l'écolier, il ne lui offrait pas encore, il faut le dire, une sécurité suffisante. Il y avait dix chances contre une pour qu'il fût reconnu, fouillé, dépouillé de sa précieuse lettre, et réintégré dans son cachot.
Essayer de fuir par adresse était moins certain encore. Le cachot était creusé à huit ou dix pieds sous terre, des barres de fer énormes croisaient le soupirail par lequel pénétrait le seul rayon de jour qui descendît dans le cachot. Il fallait des mois pour desceller un de ces barreaux, puis d'ailleurs, ce barreau descellé, où se trouverait le fugitif ? dans quelque cour aux murs infranchissables où l'on ne manquerait pas de le retrouver le lendemain matin.
Restait la corruption ; mais grâce au jugement rendu par le lieutenant criminel, et qui attribuait à Gervaise vingt sous parisis pour la perte de son honneur, le prisonnier ne possédait plus pour toute fortune que la somme de dix sous parisis, somme insuffisante pour tenter le plus mauvais geôlier de la plus mauvaise prison, et qui ne pouvait décemment s'offrir à un porte clefs d'une forteresse royale.
Jacques Aubry était donc, nous sommes forcés d'en convenir, dans le plus cruel embarras.
De temps en temps une idée libératrice paraissait bien cependant se présenter à son esprit, mais cette idée sans doute entraînait avec elle de bien graves conséquences, car chaque fois qu'elle revenait, avec la persistance des bonnes idées, le visage d'Aubry se rembrunissait visiblement, et il poussait des soupirs qui prouvaient que le pauvre garçon subissait une lutte intérieure des plus violentes.
Cette lutte fut si violente et si prolongée que de toute la nuit Jacques ne songea pas même à dormir : il passa le temps à se promener de long en large, à s'asseoir, à se lever. C'était la première fois qu'il lui arrivait de veiller pour réfléchir ; Jacques n'avait jamais veillé que comme buveur, comme joueur ou comme amoureux.
Au point du jour cependant la lutte parut apaisée par la victoire sans doute d'une des forces opposées, car Jacques Aubry poussa un soupir plus lamentable encore qu'aucun de ceux qu'il eût poussés jusque-là, et se jeta sur son lit comme un homme complètement abattu.
A peine était-il couché qu'il entendit des pas dans l'escalier. Ces pas s'approchèrent, la clef grinça dans la serrure, les verrous crièrent, la porte tourna sur ses gonds, et deux hommes de justice apparurent sur le seuil : l'un était le lieutenant criminel, l'autre son greffier.
Le désagrément de la visite fut tempéré par le plaisir qu'eut Jacques Aubry à reconnaître deux anciennes connaissances.
- Ah ! ah ! mon jeune homme, dit le lieutenant criminel en reconnaissant Jacques Aubry, c'est donc encore vous que je retrouve, et vous êtes donc parvenu à vous faire mettre au Châtelet ? Tudieu ! quel gaillard vous faites ! Vous séduisez les jeunes filles et vous perforez les jeunes seigneurs ! Mais, prenez-y garde ! cette fois-ci, peste ! la vie d'un gentilhomme, c'est plus cher que l'honneur d'une grisette, et vous n'en serez pas quitte pour vingt sous parisis.
Si formidables que fussent les paroles du juge, le ton avec lequel elles étaient prononcées rassurait quelque peu le prisonnier. Cet homme à la face joviale entre les mains duquel il avait eu la chance de tomber paraissait si bon garçon, qu'il semblait que rien de fatal ne pût venir de lui. Il est vrai de dire qu'il n'en était pas de même de son greffier, qui, à chaque menace que faisait le lieutenant criminel, secouait approbativement la tête. C'était la seconde fois que Jacques Aubry voyait ces deux hommes à côté l'un de l'autre, et quelque préoccupation que lui inspirât la situation précaire dans laquelle il se trouvait, il ne pouvait s'empêcher de faire intérieurement les réflexions les plus philosophiques sur le caprice du hasard, qui avait dans un moment de fantaisie accolé l'un à l'autre deux individus aussi opposés de physique et de caractère.
L'interrogatoire commença. Jacques Aubry ne cacha rien ; il déclara qu'ayant reconnu dans le vicomte de Marmagne un gentilhomme qui l'avait déjà trahi plusieurs fois, il avait sauté sur l'épée d'un page et l'avait défié, Marmagne avait accepté le défi ; le vicomte et l'écolier avaient ferraillé un instant ; puis le vicomte était tombé. Il n'en savait pas davantage.
- Vous n'en savez pas davantage ! vous n'en savez pas davantage ! murmurait le juge tout en dictant l'interrogatoire au greffier. Peste ! il y en a bien assez comme cela, ce me semble, et votre affaire est claire comme le jour, d'autant plus que le vicomte de Marmagne est un des grands favoris de madame d'Etampes. Aussi il paraît qu'elle vous a recommandé au prône, mon brave garçon.
- Diable ! fit l'écolier qui commençait à s'inquiéter. Dites-moi donc, monsieur le juge, est-ce que l'affaire est aussi mauvaise que vous le dites ?
- Plus mauvaise ! mon cher ami, plus mauvaise ! attendu que je n'ai pas l'habitude d'intimider mes clients. Mais je vous préviens de cela afin que si vous aviez quelques dispositions à prendre...
- Des dispositions à prendre ! s'écria l'écolier. Dites donc, dites donc, monsieur le lieutenant criminel, est-ce que vous croyez qu'il y a danger d'existence ?
- Certainement, dit le juge, certainement. Comment ! vous attaquez en pleine rue un gentilhomme, vous le forcez à se battre, vous lui passez votre épée au travers du corps, et vous demandez s'il y a danger d'existence ! oui, mon cher ami ; oui, et très grand danger même.
- Mais enfin ces rencontres-là arrivent tous les jours, et je ne vois pas qu'on poursuive bien les coupables.
- Oui, entre gentilshommes, mon jeune ami. Oh ! quand il plaît à deux gentilshommes de se couper la gorge, c'est un droit de leur condition et le roi n'a rien à y voir ; mais s'il allait prendre un jour l'idée aux vilains de se battre avec les gentilshommes, comme les vilains sont vingt fois plus nombreux que les gentilshommes, il n'y aurait bientôt plus de gentilshommes, ce qui serait dommage.
- Et combien de jours croyez-vous que mon procès puisse durer ?
- Cinq ou six jours à peu près.
- Comment ! s'écria l'écolier, cinq ou six jours, voilà tout ?
- Sans doute, le fait est clair : il y a un homme qui se meurt, vous avouez que vous l'avez tué, la justice est satisfaite ; cependant, ajouta le juge en donnant à son visage un caractère plus profond encore de mansuétude, si deux ou trois jours de plus peuvent vous être agréables...
- Très agréables.
- Eh bien, nous allongerons les écritures et nous gagnerons du temps. Vous êtes bon garçon au fond, et je serai enchanté de faire quelque chose pour vous.
- Merci, dit l'écolier.
- Et maintenant, reprit le juge en se levant, avez-vous quelque chose à demander ?
- Je voudrais voir un prêtre, est-ce impossible ?
- Non pas, et vous êtes dans votre droit.
- Eh bien, alors, monsieur le juge, priez qu'on m'en envoie un.
- Je vais m'acquitter de votre commission. Sans rancune, mon jeune ami.
- Comment donc ! au contraire, bien reconnaissant.
- Monsieur l'écolier, dit alors à demi-voix et en s'approchant de Jacques Aubry le greffier, voudrez-vous bien m'accorder une grâce ?
- Volontiers, dit Aubry ; laquelle ?
- Mais c'est que vous avez peut-être des amis, des parents, à qui vous comptez laisser tout ce que vous possédez.
- Des amis ? je n'en ai qu'un, et il est en prison comme moi. Des parents ? je n'ai que des cousins, et même des cousins fort éloignés. Ainsi, parlez, monsieur le greffier, parlez.
- Monsieur, je suis un pauvre père de famille, ayant cinq enfants.
- Eh bien ?
- Eh bien ! je n'ai jamais eu de chance dans mon emploi, que je remplis pourtant, vous pouvez le dire, avec scrupule et probité. Tous mes confrères me passent sur le corps.
- Et pourquoi cela ?
- Pourquoi ? Ah ! pourquoi ? Je vais vous le dire.
- Dites.
- Parce qu'ils ont du bonheur.
- Ah !
- Mais, pourquoi ont-ils du bonheur ?
- Voilà ce que je vous demanderai, monsieur le greffier.
- Et voilà ce que je vais vous dire, monsieur l'écolier.
- Vous me ferez plaisir.
- Ils ont du bonheur... – Le greffier baissa encore la voix d'un demi-ton. – Ils ont du bonheur, parce qu'ils ont de la corde de pendu dans leur poche : comprenez-vous ?
- Non.
- Vous avez l'intelligence difficile. – Vous faites un testament, n'est-ce pas ?
- Un testament, moi ! pourquoi faire ?
- Dame ! pour qu'il n'y ait pas de procès parmi vos héritiers. Eh bien ! mettez sur ce testament que vous autorisez Marc-Boniface Grimoineau, greffier près M. le lieutenant criminel, à réclamer du bourreau un petit bout de votre corde.
- Ah ! fit Aubry d'une voix étranglée. Oui, je comprends.
- Et vous m'accordez ma demande ?
- Comment donc !
- Jeune homme ! rappelez-vous ce que vous venez de me promettre. Beaucoup ont pris le même engagement que vous ; mais les uns sont morts intestats, les autres ont mal écrit mon nom, Marc-Boniface Grimoineau, de sorte qu'il y a eu chicane ; d'autres enfin, qui étaient coupables, monsieur, parole d'honneur ! bien coupables, ont été acquittés et sont allés se faire pendre ailleurs ; de sorte que je désespérais véritablement quand vous nous êtes tombé entre les mains.
- C'est bien, monsieur le greffier, c'est bien, dit Jacques, cette fois, soyez tranquille, si je suis pendu, vous aurez votre affaire.
- Vous le serez, monsieur, vous le serez, n'en faites pas de doute.
- Eh bien ! Grimoineau ? dit le juge.
- Me voilà, monsieur le lieutenant criminel, me voilà. Ainsi, c'est convenu, monsieur l'écolier ?
- C'est convenu.
- Parole d'honneur !
- Foi de vilain !
- Allons, murmura le greffier en s'en allant, je crois que cette fois-ci enfin j'aurai mon affaire. Je vais annoncer cette bonne nouvelle à ma femme et à mes enfants.
Et il suivit le lieutenant criminel, qui sortit tout en le grondant gaiement de s'être tant fait attendre.

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