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Chapitre XXVI
Le moine bourru

Toute la colonie était en révolution : le moine bourru, ce vieil hôte fantastique du couvent sur les ruines duquel s'était élevé le palais d'Amaury, revenait depuis trois ou quatre jours. Dame Perrine l'avait vu se promenant la nuit dans les jardins du Grand-Nesle, vêtu de sa longue robe blanche et marchant d'un pas qui ne laissait aucune trace sur le sol et n'éveillait aucun bruit dans l'air.
Comment dame Perrine, qui habitait le Petit-Nesle, avait-elle vu le moine bourru se promener à trois heures du matin dans les jardins du Grand- Nesle ? C'est ce que nous ne pouvons dire qu'en commettant une affreuse indiscrétion, mais nous sommes historiens avant tout, et nos lecteurs ont le droit de connaître les détails les plus secrets de la vie des personnages que nous avons mis en scène, surtout quand ces détails doivent jeter un jour si lumineux sur la suite de notre histoire.
Dame Perrine, par la disparition de Colombe, par la retraite de Pulchérie devenue désormais inutile, et par le départ du prévôt, était restée maîtresse absolue du Petit-Nesle ; car, ainsi que nous l'avons dit, le jardinier Raimbault, par mesure d'économie n'avait été, ainsi que ses aides, engagé au service de messire d'Estourville qu'à la journée seulement. Dame Perrine se trouvait donc reine absolue du Petit-Nesle, mais en même temps reine solitaire, de sorte qu'elle s'ennuyait toute la journée et mourait de peur toute la nuit.
Or elle avisa qu'il y avait pour la journée du moins remède à ce malheur : ses relations amicales avec dame Ruperte lui ouvraient les portes du Grand- Nesle. Elle demanda la permission de fréquenter ses voisines, et la permission lui fut accordée avec empressement.
Mais en fréquentant les voisines, dame Perrine se trouvait naturellement en contact avec les voisins. Dame Perrine était une grosse mère de trente-six ans qui s'en donnait vingt-neuf. Grosse, grasse, dodue, fraîche encore, avenante toujours, son entrée devait faire événement dans l'atelier, où forgeaient, taillaient, limaient, martelaient, ciselaient dix ou douze compagnons, bons vivants, aimant le jeu le dimanche, le vin les dimanches et les fêtes, et le beau sexe toujours. Aussi trois de nos vieilles connaissances, au bout de trois ou quatre jours, étaient-elles atteintes du même trait.
C'étaient le petit Jehan,
Simon-le-Gaucher,
L'Allemand Hermann.
Quant à Ascanio, à Jacques Aubry et à Pagolo, ils avaient échappé au charme, engagés qu'ils étaient ailleurs.
Le reste des compagnons pouvaient bien avoir ressenti quelques étincelles de ce feu grégeois, mais sans doute ils se rendirent compte à eux-mêmes de leur position inférieure, et versèrent, avant qu'elles ne devinssent un incendie, l'eau de leur humilité sur ces premières étincelles.
Le petit Jehan aimait à la manière de Chérubin, c'est-à-dire qu'il était avant tout amoureux de l'amour. Dame Perrine, comme on le comprend bien, était une femme d'un trop grand sens pour répondre à un pareil feu follet.
Simon-le-Gaucher offrait un avenir plus certain et promettait une flamme plus durable, mais dame Perrine était une personne fort superstitieuse.
Dame Perrine avait vu faire à Simon le signe de la croix de la main gauche ; elle songeait qu'il serait forcé de signer à son contrat de mariage de la main gauche. Et dame Perrine était convaincue qu'un signe de la croix exécuté de la main gauche était plutôt fait pour perdre que pour sauver une âme, de même qu'on ne lui eût pas persuadé qu'un contrat de mariage signé de la main gauche pouvait faire autre chose que deux malheureux. Dame Perrine, sans rien dire des causes de sa répugnance, avait donc reçu les premières ouvertures de Simon-le-Gaucher de manière à lui ôter toute espérance pour l'avenir.
Restait Hermann. Oh ! Hermann, c'était autre chose.
Hermann n'était point un muguet comme le petit Jehan, ni un disgracié de la nature comme Simon-le-Gaucher ; Hermann avait dans toute sa personne quelque chose d'honnête, de candide, qui plaisait au coeur de dame Perrine. De plus, Hermann, au lieu d'avoir la main gauche à droite et la main droite à gauche, se servait si énergiquement de l'une et de l'autre, qu'il semblait avoir deux mains droites. C'était de plus un homme magnifique, selon toutes les idées vulgaires. Dame Perrine avait donc fixé son choix sur Hermann.
Mais, comme on le sait, Hermann était d'une naïveté céladonique. Il en résulta que les premières batteries de dame Perrine, c'est-à-dire les minauderies, les froncements de bouche, les tournements de regard échouèrent complètement contre la timidité native de l'honnête Allemand. Il se contentait de regarder dame Perrine de ses gros yeux ; mais comme les aveugles de l'Evangile, oculos habebat et non videbat, ou s'il voyait, c'était tout l'ensemble de la digne gouvernante, sans remarquer en rien les détails. Dame Perrine proposa alors des promenades, soit sur le quai des Augustins, soit dans les jardins du Grand et du Petit-Nesle, et dans chaque promenade elle choisit Hermann pour son cavalier. Cela rendait Hermann fort heureux intérieurement. Son gros coeur tudesque battait cinq ou six pulsations de plus à la minute quand dame Perrine s'appuyait sur son bras ; mais soit qu'il éprouvât quelque difficulté à prononcer la langue française, soit qu'il eût un plus grand plaisir à entendre parler l'objet de ses secrètes pensées, dame Perrine en tirait rarement autre chose que ces deux phrases sacramentelles : « Ponchour, matemoizelle, et : Adieu, matemoizelle » ; qu'Hermann prononçait généralement à deux heures de distance l'une de l'autre ; la première en prenant le bras de dame Perrine, la seconde en le quittant. Or, quoique ce titre de mademoiselle fût une immense flatterie pour dame Perrine, et quoiqu'il y eût quelque chose de bien agréable à parler deux heures entières sans crainte d'être interrompue, dame Perrine eût désiré que son monologue fût au moins interrompu par quelques interjections qui passent lui donner une idée statistique des progrès qu'elle faisait dans le coeur de son muet promeneur.
Mais ces progrès, pour ne pas s'exprimer par la parole ou pour ne pas se traduire par la physionomie, n'en étaient pas moins réels ; le foyer brûlait au coeur de l'honnête Allemand, et attisé tous les jours par la présence de dame Perrine, devenait un véritable volcan. Hermann commençait à s'apercevoir enfin de la préférence que lui accordait dame Perrine, et il n'attendait qu'un peu plus de certitude pour se déclarer. Dame Perrine comprit cette hésitation. Un soir, en le quittant, à la porte du Petit-Nesle, elle le vit si agité, qu'elle crut véritablement faire une bonne oeuvre en lui serrant la main. Hermann, transporté de joie, répondit à la démonstration par une démonstration pareille ; mais, à son grand étonnement, dame Perrine jeta un cri formidable. Hermann, dans son délire, n'avait pas mesuré sa pression. Il avait cru que plus il serrerait fort, plus il donnerait une idée exacte de la violence de son amour, et il avait failli écraser la main de la pauvre gouvernante.
Au cri qu'elle poussa, Hermann demeura stupéfait ; mais dame Perrine, craignant de le décourager au moment où il venait de risquer sa première tentative, prit sur elle de sourire, et décollant ses doigts, momentanément palmés :
- Ce n'est rien, dit-elle, ce n'est rien, mon cher monsieur Hermann ; ce n'est rien, absolument rien.
- Mille bartons, matemoizelle Berrine, dit l'Allemand, mais c'être que ch'aime vous peaucoup fort, et che fous ai serrée comme che fous aime ! Mille bartons !
- Il n'y a pas de quoi, monsieur Hermann, il n'y a pas de quoi. Votre amour, je l'espère, est un amour honnête et dont une femme n'a point à rougir.
- ô Tieu ! ô Tieu ! dit Hermann, che crois pion, matemoizelle Berrine, qu'il est honnête, mon amour ; seulement, che n'ai bas encore osé fous en barler : mais buisque le mot est lâché, che fous aime, che fous aime, che fous aime peaucoup fort, matemoizelle Berrine.
- Et moi, monsieur Hermann, dit dame Perrine en minaudant, je crois pouvoir vous dire, car je vous crois un brave jeune homme, incapable de compromettre une pauvre femme, que... Mon Dieu ! comment dirai je cela ?
- Oh ! tites ! tites ! s'écria Hermann.
- Eh bien ! que... Oh ! j'ai tort de vous l'avouer.
- Nein ! nein ! vous bas avre dort ! Tites ! tites !
- Eh bien ! je vous avoue que je ne suis pas restée indifférente à votre passion.
- Sacrement ! s'écria l'Allemand au comble de la joie.
Or, un soir qu'à la suite d'une promenade la Juliette du Petit-Nesle avait reconduit son Roméo jusqu'au perron du Grand, elle aperçut, en revenant seule, et en passant devant la porte du jardin, la blanche apparition que nous avons racontée, et qui, selon l'avis de la digne gouvernante, ne pouvait être autre que celle du moine bourru. Il est inutile de dire que dame Perrine était rentrée mourante de peur, et s'était barricadée dans sa chambre.
Le lendemain, dès le matin, tout l'atelier fut instruit de la vision nocturne. Seulement dame Perrine raconta le fait simple, jugeant inutile de s'appesantir sur les détails.
Le moine bourru lui était apparu. Voilà tout. On eut beau la questionner, on n'en put pas tirer autre chose.
Toute la journée il ne fut question au Grand-Nesle que du moine bourru. Les uns croyaient à l'apparition du fantôme, les autres s'en moquaient. On remarqua qu'Ascanio avait pris parti contre la vision et s'était fait chef des incrédules.
Le parti des incrédules se composait du petit Jehan, de Simon-le-Gaucher, de Jacques Aubry et d'Ascanio.
Le parti des croyants se composait de dame Ruperte, de Scozzone, de Pagolo et d'Hermann.
Le soir on se réunit dans la seconde cour du Petit-Nesle. Dame Perrine, interrogée le matin sur l'origine du moine bourru, avait demandé toute la journée pour rassembler ses souvenirs, et, la nuit venue, elle avait déclaré qu'elle était prête à raconter cette terrible légende. Dame Perrine connaissait sa mise en scène comme un dramaturge moderne, et elle savait qu'une histoire de revenant perd tout son effet racontée à la lumière du soleil, tandis qu'au contraire l'effet de la narration se double dans l'obscurité.
Son auditoire se composait d'Hermann, qui était assis à sa droite, de dame Ruperte, qui était assise à sa gauche, de Pagolo et de Scozzone, qui étaient assis à côté l'un de l'autre, et de Jacques Aubry, qui était couché sur l'herbe entre ses deux amis, le petit Jehan et Simon-le-Gaucher. Quant à Ascanio, il avait déclaré qu'il méprisait tellement tous ces sots contes de bonne femme qu'il ne voulait pas même les entendre.
- Ainzi, dit Hermann après un moment de silence pendant lequel chacun prenait ses petits arrangements pour écouter plus à l'aise, ainzi, matemoizelle Berrine, fous allez nous ragonder l'histoire du moine pourru ?
- Oui, dit dame Perrine, oui ; mais je dois vous prévenir que c'est une terrible histoire qu'il ne fait pas bon peut-être de raconter à cette heure ; mais comme nous sommes toutes des personnes pieuses, quoiqu'il y ait parmi nous des incrédules, et que d'ailleurs monsieur Hermann est de force à mettre en fuite Satan lui-même si Satan se présentait, je vais vous raconter cette histoire.
- Barton, barton, matemoizelle Berrine, mais si Satan fient, che tois fous tire qu'il ne faut bas gombter sur moi : che me pattrai avec tes hommes tant que fous voutrez, mais bas avec le tiable.
- Eh bien ! c'est moi qui me battrai avec lui s'il vient, dame Perrine, dit Jacques Aubry. Allez toujours, et n'ayez pas peur.
- Y a-t-il un jarponnier dans votre histoire, matemoizelle Berrine, dit Hermann.
- Un charbonnier ? demanda la gouvernante. Non, monsieur Hermann.
- Oh pien ! c'est égal.
- Pourquoi un charbonnier, dites ?
- C'est que tans les histoires t'Allemagne il y avre touchours un jarponnier. Mais n'imborde, ça doit être une belle histoire doutte même. Allez, matemoizelle Berrine, allez.
- Sachez donc, dit dame Perrine, qu'il y avait autrefois sur l'emplacement même où nous sommes, et avant que l'hôtel de Nesle ne fût bâti, une communauté de moines composée des plus beaux hommes que l'on pût voir et dont le plus petit était de la taille de monsieur Hermann.
- Peste ! quelle communauté, s'écria Jacques Aubry.
- Taisez-vous donc, bavard ! dit Scozzone.
- Oui, daisez-vous donc, pafard, répéta Hermann.
- Je me tais, je me tais, dit l'écolier ; allez, dame Perrine.
- Le prieur, nommé Enguerrand, continua la narratrice, était surtout un homme magnifique. Ils avaient tous des barbes noires et luisantes, avec des yeux noirs et étincelants ; mais le prieur avait encore la barbe plus noire et les yeux plus éclatants que les autres ; avec cela, les dignes frères étaient d'une piété et d'une austérité sans pareille, et possédaient une voix si harmonieuse et si douce que l'on venait de plusieurs lieues à la ronde rien que pour les entendre chanter vêpres. C'est du moins comme cela qu'on me l'a conté.
- Ces pauvres moines ! dit Ruperte.
- C'est très intéressant, dit Jacques Aubry.
- C'est miraculeux, dit Hermann.
- Un jour, reprit dame Perrine flattée des témoignages d'approbation que soulevait son récit, on amena au prieur un beau jeune homme qui demandait à entrer comme novice dans le couvent ; il n'avait pas de barbe encore, mais il avait de grands yeux noirs comme l'ébène, et de longs cheveux sombres et brillants comme du jais, de sorte qu'on l'admit sans difficulté. Le beau jeune homme dit se nommer Antonio, et demanda au prieur à être attaché à son service, ce à quoi don Enguerrand consentit sans difficulté. Je vous parlais de voix, c'est Antonio qui avait une voix fraîche et mélodieuse ! Quand on l'entendit chanter le dimanche suivant, tous les assistants furent ravis, et cependant cette voix avait quelque chose qui vous troublait tout en vous charmant, un timbre qui éveillait dans le coeur des idées plus mondaines que célestes : mais tous les moines étaient si purs que ce furent les seuls étrangers qui éprouvèrent cette singulière émotion, et don Enguerrand, qui n'avait rien éprouvé de pareil à ce que nous avons dit, fut tellement enchanté de la voix d'Antonio qu'il le chargea de chanter seul dorénavant les répons des antiennes, alternativement avec l'orgue.
La conduite du jeune novice était d'ailleurs exemplaire, et il servait le prieur avec un zèle et une ardeur incroyables. Tout ce qu'on pouvait lui reprocher, c'étaient ses éternelles distractions ; partout et toujours, il suivait le prieur de ses yeux ardents. Don Enguerrand lui disait :
- Que regardez-vous là, Antonio ?
- Je vous regarde, mon père, répondait le jeune homme.
- Regardez votre livre d'oraisons, Antonio. Que regardez-vous encore là ?
- Vous, mon père.
- Antonio, regardez l'image de la Vierge. Que regardez-vous encore là ?
- Vous, mon père.
- Regardez, Antonio, le crucifix que nous adorons.
En outre, don Enguerrand commençait à remarquer en faisant son examen de conscience, que depuis la réception d'Antonio dans la communauté, il était plus troublé qu'auparavant par les mauvaises pensées. Jamais auparavant il ne péchait plus de sept fois par jour, ce qui est, comme on sait, le compte des saints, parfois même il avait beau éplucher sa conduite de la journée, il n'y pouvait trouver, chose inouïe, que cinq ou six péchés ; mais maintenant le total de ses fautes quotidiennes montait à dix, à douze, voire même quelquefois à quinze. Il essayait de se rattraper le lendemain ; il priait, il jeûnait, il s'abîmait, le digne homme. Ah bien oui ! peine perdue ! plus il allait, plus l'addition devenait grosse. Il en était arrivé à la vingtaine. Le pauvre don Enguerrand ne savait plus où donner de la tête ; il sentait qu'il se damnait malgré lui, et remarquait remarque qui en eût consolé un autre, mais qui l'épouvantait davantage, que ses plus vertueux moines étaient soumis à la même influence, influence étrange, inouïe, incompréhensible, inconnue ; si bien que leur confession, qui tenait autrefois vingt minutes, une demi-heure, une heure tout au plus, prenait maintenant des heures entières. On fut obligé de retarder l'heure du souper.
Sur ces entrefaites, un grand bruit qui se faisait depuis un mois dans le pays arriva enfin jusqu'au couvent : le seigneur d'un château voisin avait perdu sa fille Antonia : Antonia était disparue un beau soir absolument comme a disparu ma pauvre Colombe ; seulement, je suis sûre que ma Colombe est un ange, tandis qu'il paraît que cette Antonia était possédée du démon. Le pauvre seigneur avait cherché par monts et par vaux la fugitive, tout comme M. le prévôt a cherché Colombe. Il ne restait plus que le couvent à visiter, et sachant que le méchant esprit, pour mieux se dérober aux recherches, a parfois la malice de se cacher dans les monastères, il fit demander par son aumônier à don Enguerrand la permission de visiter le sien. Le prieur s'y prêta de la meilleure grâce du monde. Peut-être allait-il, grâce à cette visite, découvrir lui-même quelque chose de ce pouvoir magique qui pesait depuis un mois sur lui et sur ses compagnons. Bah ! toutes les recherches furent inutiles, et le châtelain allait se retirer, plus désespéré que jamais, quand tous les moines, se rendant à la chapelle pour y dire l'office du soir, vinrent à passer devant lui et don Enguerrand. Il les regardait machinalement, lorsqu'au dernier qui passa, il jeta un grand cri en disant : Dieu du ciel ! c'est Antonia ! C'est ma fille !
Antonia, car c'était elle effectivement, devint pâle comme un lis.
- Que fais-tu ici sous ces habits sacrés ? continua le châtelain.
- Ce que j'y fais, mon père ? dit Antonia, j'aime d'amour don Enguerrand.
- Sors de ce couvent à l'instant même, malheureuse ! s'écria le seigneur.
- Je n'en sortirai que morte, mon père, Antonia.
Et là-dessus, malgré les cris du châtelain, elle s'élança dans la chapelle à la suite des moines, et prit place à sa stalle accoutumée. Le prieur était resté debout comme pétrifié. Le châtelain furieux voulait poursuivre sa fille, mais don Enguerrand le supplia de ne pas souiller le lieu saint d'un tel scandale et d'attendre la fin de l'office. Le père y consentit et suivit don Enguerrand dans la chapelle.
On en était aux antiennes, et, semblable à la voix de Dieu, l'orgue préludait majestueusement. Un chant admirable, mais ironique, mais amer, mais terrible, répondit aux sons du sublime instrument : c'était le chant d'Antonia et tous les coeurs frissonnèrent. L'orgue reprit, calme, grave, imposant, et sembla vouloir écraser par sa magnificence céleste l'aigre clameur qui l'insultait d'en bas. Aussi, comme acceptant le défi, les accents d'Antonia s'élevèrent-ils à leur tour plus furieux, plus désolés, plus impies que jamais. Tous les esprits attendaient éperdus ce qui allait résulter de ce formidable dialogue, de cet échange de blasphèmes et de prières, de cette lutte étrange entre Dieu et Satan, et ce fut au milieu d'un silence plein de frémissement que la musique céleste éclata comme un tonnerre, cette fois, à la fin du verset blasphémateur, et versa sur toutes les têtes inclinées, hormis une seule, les torrents de son courroux. Ce fut quelque chose de pareil à la voix foudroyante qu'entendront les coupables au jour du jugement dernier. Antonia n'en essaya pas moins de lutter encore, mais son chant ne fut cette fois qu'un cri aigu, affreux, déchirant, semblable à un rire de damné, et elle tomba pâle et raide sur le pavé de la chapelle. Quand on la releva, elle était morte.
- Jésus Maria ! s'écria dame Ruperte.
- Pauvre Antonia ! dit naïvement Hermann.
- Farceuse ! murmura Jacques Aubry.
Quant aux autres, ils gardèrent le silence, tant même sur les incrédules avait eu de puissance le terrible récit de dame Perrine, seulement Scozzone essuya une larme, et Pagolo fit le signe de la croix.
- Quand le prieur, reprit dame Perrine, vit l'envoyé du diable ainsi pulvérisé par la colère de Dieu, il se crut, le pauvre cher homme, délivré à jamais des pièges du tentateur ; mais il comptait sans son hôte, comme c'est plus que jamais le cas de le dire, puisqu'il avait eu l'imprudence de donner l'hospitalité à une possédée du démon. Aussi la nuit suivante, comme il venait à peine de s'endormir, il fut réveillé par un bruit de chaînes : il ouvrit les yeux, les tourna instinctivement vers la porte, vit la porte tourner toute seule sur ses gonds, et en même temps un fantôme, vêtu de la robe blanche des novices, s'approcha de son lit, le prit par le bras et lui cria : Je suis Antonia ! Antonia qui t'aime ! et Dieu m'a donné tout pouvoir sur toi, parce que tu as péché, sinon par action, du moins par pensée. Et chaque nuit, à minuit, comme de raison, la terrible apparition revint implacable et fidèle, tant qu'à la fin don Enguerrand prit le parti de faire un pèlerinage en Terre sainte et mourut par grâce spéciale de Dieu au moment où il venait de s'agenouiller devant le Saint-Sépulcre.
Mais Antonia n'était point satisfaite. Elle se rejeta alors sur tous les moines en général, et comme il y en avait bien peu qui n'eussent point péché comme le pauvre prieur, elle vint à leur tour les visiter pendant la nuit, les réveillant brutalement et leur criant d'une voix formidable : Je suis Antonia ! je suis Antonia qui t'aime !
De là le nom du moine bourru.
Quand vous marcherez le soir dans la rue et qu'un capuchon gris ou blanc s'attachera à vos pas, hâtez-vous de rentrer chez vous : c'est le moine bourru qui cherche une proie.
Le couvent détruit pour faire place au château, on crut être débarrassé du moine bourru, mais il parait qu'il affectionne la place. A différentes époques il a reparu. Et voilà, que le Seigneur nous pardonne ! que le malheureux damné reparaît encore.
- Que Dieu nous préserve de sa méchanceté !
- Amen ! dit dame Ruperte en se signant.
- Amen ! dit Hermann en frissonnant.
- Amen ! dit Jacques Aubry en riant.
Et chacun des assistants répéta Amen ! sur un ton correspondant à l'impression qu'il avait éprouvée.

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