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Chapitre XV
Que la joie n'est guère qu'une douleur qui change de place

Tous ces souhaits si vivement exprimés devaient être exaucés avant la fin de la semaine. Seulement leur réussite devait laisser ceux qui les avaient formés plus malheureux et plus tristes qu'auparavant. – C'est la loi : toute joie contient quelque malheur en germe.
Gervaise d'abord ne riait plus au nez de Jacques Aubry. Changement, si on se le rappelle, ardemment désiré par l'écolier. En effet, Jacques Aubry avait trouvé le lien doré qui devait enchaîner la légère jeune fille. Ce lien fut une jolie bague ciselée par Benvenuto lui-même et figurant deux mains unies.
Il faut savoir que depuis le jour du combat, Jacques Aubry s'était pris de vive amitié pour la franche et souveraine énergie de l'artiste florentin. Il ne l'interrompait pas quand il parlait, chose inouïe ! Il le regardait et l'écoutait avec respect, ce que ses professeurs n'avaient jamais pu obtenir de lui. Il admirait ses ouvrages avec un enthousiasme sinon très éclairé, du moins très sincère et très chaleureux. D'autre part sa loyauté, son courage et sa bonne humeur, avaient plu à Cellini. – Il était à la paume juste de force à se défendre, mais à perdre. – Il pouvait, à une bouteille près, lutter à table. – Bref, l'orfèvre et lui étaient devenus les meilleurs amis du monde, et Cellini, généreux parce qu'il savait sa richesse inépuisable, l'avait forcé un jour d'emporter cette petite bague, si admirablement ciselée qu'à défaut de pomme elle eût tenté Eve et jeté la discorde dans les noces de Thétis et de Pélée.
Le lendemain du jour où la bague passa des mains de Jacques Aubry dans les mains de Gervaise, Gervaise reprit son sérieux, et l'écolier espéra qu'elle était à lui. Le pauvre fou ! c'est lui qui était à elle.
Scozzone, selon son désir, parvint à ranimer dans le coeur de Benvenuto une étincelle de jalousie. Voici comment.
Un soir que ses coquetteries et ses gentillesses avaient encore échoué devant l'impassible gravité du maître, elle prit à son tour un air solennel.
- Benvenuto, dit-elle, savez-vous que vous ne paraissez guère songer à vos engagements envers moi.
- Quels engagements, chère petite ? répondit Benvenuto en ayant l'air de chercher au plafond l'explication de ce reproche.
- Ne m'avez-vous pas promis cent fois de m'épouser ?
- Je ne me le rappelle pas, dit Benvenuto.
- Vous ne vous le rappelez pas ?
- Non, il me semble que j'ai répondu seulement : il faudra voir.
- Eh bien ! avez-vous vu ?
- Oui.
- Qu'avez-vous vu ?
- Que j'étais trop jeune encore pour être à cette heure autre chose que ton amant, Scozzone. Nous reviendrons là-dessus plus tard.
- Et moi je ne suis plus assez niaise, monsieur, pour me contenter d'une promesse si vague et vous attendre toujours.
- Fais comme tu voudras, petite, et si tu es pressée, marche devant.
- Mais qu'avez-vous donc, après tout, contre le mariage ? Qu'est-ce que cela changera à votre existence ? Vous aurez fait le bonheur d'une pauvre fille qui vous aime, et voilà tout.
- Ce que cela changera à ma vie, Scozzone ? dit gravement Cellini. Tu vois cette chandelle dont la pâle lumière éclaire faiblement la vaste salle où nous sommes ; je pose un éteignoir sur la mèche, il fait tout à fait nuit maintenant. Le mariage, c'est cet éteignoir. Rallume la chandelle, Scozzone, je déteste l'obscurité.
- Je comprends, s'écria avec volubilité Scozzone éclatant en larmes, vous portez un nom trop illustre pour le donner à une fille de rien qui vous a donné son âme, sa vie, tout ce qu'elle avait, tout ce qu'elle pouvait donner, qui est prête à tout endurer pour vous, qui ne respire que par vous, qui n'aime que vous...
- Je sais cela, Scozzone, et je t'assure que je t'en suis on ne peut plus reconnaissant.
- Qui a accepté de bon coeur et égayé autant qu'elle a pu votre solitude, qui, vous sachant jaloux, ne regarde plus jamais les belles cavalcades d'archers et de sergents d'armes, qui a toujours fermé l'oreille aux doux propos qu'elle n'a cependant pas manqué d'entendre, même ici.
- Même ici ? interrompit Benvenuto.
- Oui, ici, ici même, entendez-vous ?
- Scozzone, s'écria Benvenuto, ce n'est pas quelqu'un de mes compagnons, je l'espère, qui aurait osé outrager son maître à ce point !
- Il m'épouserait, celui-là, si je voulais, poursuivit Scozzone, qui attribuait à une recrudescence d'amour le mouvement de colère de Cellini.
- Scozzone, parlez ! quel est l'insolent ?... Ce n'est pas Ascanio, je l'espère.
- Il y en a un qui m'a dit plus de cent fois : Catherine, le maître vous abuse ; il ne vous épousera jamais, vous si bonne et si jolie : il est trop fier pour cela. Oh ! s'il vous aimait comme je vous aime, ou si vous vouliez m'aimer, moi, comme vous l'aimez !
- Le nom, le nom du traître ! s'écria Benvenuto furieux.
- Mais je ne l'écoutais seulement pas, reprit Scozzone enchantée ; au contraire, toutes ses douces paroles étaient perdues et je le menaçais de tout vous dire s'il continuait. Je n'aimais que vous, j'étais aveugle, et le galant en était pour ses beaux discours et ses doux yeux. Oui, prenez votre air indifférent, faites semblant de ne pas me croire ; ce n'en est pas moins vrai, cependant.
- Je ne te crois pas, Scozzone, dit Benvenuto, qui vit bien que s'il voulait savoir le nom de son rival il lui fallait employer un moyen tout différent de celui qu'il avait tenté jusqu'alors.
- Comment, vous ne me croyez pas ! s'écria Scozzone interdite.
- Non.
- Vous pensez donc que je mens ?
- Je penses que tu t'abuses.
- Ainsi, à votre avis, on ne peut plus m'aimer ?
- Je ne dis pas cela.
- Vous le pensez ?
Benvenuto sourit, car il vit qu'il avait trouvé le moyen de faire parler Catherine.
- On m'aime cependant, voilà la vérité, reprit Scozzone.
Benvenuto fit un nouveau signe de doute.
- On m'aime plus que vous ne m'avez jamais aimée, plus que vous ne m'aimerez jamais, entendez-vous bien, monsieur ?
Benvenuto éclata de rire.
- Je serais curieux, dit-il, de savoir quel est ce beau Médor.
- Il ne s'appelle pas Médor, répondit Catherine.
- Comment s'appelle-t-il donc ?
- Amadis ?
- Il ne s'appelle pas Amadis non plus. Il s'appelle...
- Galaor ?
- Il s'appelle Pagolo, puisque vous voulez le savoir.
- Ah ! ah ! c'est mons Pagolo ! murmura Cellini.
- Oui, c'est mons Pagolo, reprit Scozzone blessée du ton méprisant avec lequel Cellini avait prononcé le nom de son rival, un brave garçon de bonne famille, rangé, peu brayant, religieux, et qui ferait un excellent mari.
- C'est ton opinion, Scozzone !
- Oui, c'est mon opinion.
- Et tu ne lui as jamais donné aucune espérance ?
- Je ne l'écoutais même pas. Oh ! j'étais bien sotte ! Mais désormais...
- Tu as raison, Scozzone, il faut l'écouter et lui répondre.
- Comment cela ? Qu'est-ce que vous dites donc ?
- Je te dis de l'écouter quand il te parlera d'amour, et de ne pas le rebuter. Le reste est mon affaire.
- Mais...
- Mais, sois tranquille, j'ai mon idée.
- A la bonne heure. Cependant, j'espère bien que vous n'allez pas le punir tragiquement, ce pauvre diable, qui a l'air de confesser ses péchés quand il dit : Je vous aime. Jouez-lui un bon tour si vous voulez, mais pas avec votre épée. Je demande grâce pour lui.
- Tu seras contente de la vengeance, Scozzone, car la vengeance tournera à ton profit.
- Comment cela ?
- Oui, elle accomplira un de tes plus ardents désirs.
- Que voulez-vous dire, Benvenuto ?
- C'est mon secret.
- Oh ! si vous saviez la drôle de mine qu'il fait quand il veut être tendre, reprit la folle enfant, incapable de demeurer triste pendant cinq minutes de suite. Ainsi, méchant, cela vous intéresse donc encore, que l'on fasse la cour ou non à votre rieuse ? Vous l'aimez donc toujours un peu, cette pauvre Scozzone ?
- Oui. Mais ne manque pas de m'obéir exactement à l'endroit de Pagolo, et de suivre à la lettre les instructions que je te donne.
- Oh ! n'ayez pas peur, allez, je sais jouer la comédie tout comme une autre. Il ne va pas tarder à me dire : Eh bien ! Catherine, êtes-vous toujours cruelle ? Je répondrai : Quoi ! encore, monsieur Pagolo ? Mais, là, vous comprenez, d'un petit ton pas très fâché et assez encourageant. Quand il verra que je ne suis plus sévère, il se croira le vainqueur du monde. Et vous, que lui ferez-vous, Benvenuto ? Quand commencerez-vous à vous venger de lui ? Sera-ce bien long ? bien amusant ? rirons-nous ?
- Nous rirons, répondit Benvenuto.
- Et vous m'aimerez toujours ?
Benvenuto lui donna sur le front un baiser affirmatif, c'est-à-dire la meilleure des réponses, attendu qu'elle répond à tout et ne répond à rien.
La pauvre Scozzone ne se doutait pas que le baiser de Cellini était le commencement de sa vengeance.
Le vicomte de Marmagne, selon ses voeux, trouva Benvenuto seul. Voici comment la chose arriva.
Aiguillonné par la colère du prévôt, excité par le souvenir des mépris de madame d'Etampes et surtout piqué par l'éperon de sa furieuse avarice, le comte, déterminé à aller attaquer avec l'aide de ses deux sbires le lion dans son antre, avait choisi pour cette expédition le jour de la Saint-Eloi, fête de la corporation des orfèvres, moment où l'atelier devait être désert. Il cheminait donc sur le quai, la tête haute, le coeur palpitant, ses deux bravi marchant à dix pas derrière lui.
- Voilà, dit une voix à ses côtés, un beau jeune seigneur qui s'en va en conquête amoureuse, avec sa vaillante mine pour sa dame, et ses deux sbires pour le mari.
Marmagne se retourna, croyant que quelqu'un de ses amis lui adressait la parole, mais il ne vit qu'un inconnu qui suivait la même route que lui, et que dans sa préoccupation il n'avait point aperçu.
- Je gage que j'ai trouvé la vérité, mon gentilhomme, continua l'inconnu passant du monologue au dialogue. Je parie ma bourse contre la vôtre, sans savoir ce qu'il y a dedans, cela m'est égal, que vous allez en bonne fortune. Oh ! ne me dites rien, soyez discret en amour, c'est un devoir. Quant à moi, mon nom est Jacques Aubry ; mon état, écolier, et je m'en vais de ce pas à un rendez-vous avec mon amante, Gervaise Philipot, une jolie fille, mais entre nous d'une vertu bien terrible, mais qui cependant a fait naufrage devant une bague ; il est vrai que cette bague était un joyau, un joyau d'un merveilleux travail, une ciselure de Benvenuto Cellini, rien que cela !
Jusque-là, le vicomte de Marmagne avait à peine écouté les confidences de l'impertinent discoureur, et s'était bien gardé de lui répondre. Mais au nom de Benvenuto Cellini toute son attention se réveilla.
- Une ciselure de Benvenuto Cellini ! Diable ! C'est un présent un peu bien royal pour un écolier.
- Oh ! vous comprenez, mon cher baron... Etes-vous baron, comte ou vicomte ?
- Vicomte, dit Marmagne en se mordant les lèvres de l'impertinente familiarité que l'écolier se permettait avec lui, mais voulant savoir s'il ne pourrait pas en tirer quelque chose.
- Vous comprenez bien, mon cher vicomte, que je ne l'ai pas acheté. Non, quoique artiste, je ne mets pas mon argent à ces bagatelles. C'est Benvenuto qui m'en a gratifié en remerciement de ce que je lui ai donné un coup de main dimanche dernier pour enlever le Grand-Nesle au prévôt.
- Ainsi vous êtes l'ami de Cellini ? demanda Marmagne.
- Son plus intime, vicomte, et je m'en fais gloire. Entre nous, c'est à la vie, à la mort, voyez-vous. Vous le connaissez sans doute aussi, vous ?
- Oui.
- Vous êtes bien heureux. Un génie sublime, n'est-ce pas, mon cher ! Pardon, je vous dis : Mon cher, c'est façon de parler, et puis d'ailleurs je crois que je suis gentilhomme aussi, moi ; ma mère du moins le disait à mon père chaque fois qu'il la battait. Je suis donc, comme je vous le disais, l'admirateur, le confident, le frère, du grand Benvenuto Cellini, et par conséquent ami de ses amis, ennemi de ses ennemis, car il ne manque pas d'ennemis mon sublime orfèvre. D'abord madame d'Etampes, puis le prévôt de Paris, un vieux cuistre ; puis un certain Marmagne, un grand flandrin que vous connaissez peut-être, et qui veut, à ce que l'on dit, s'emparer du GrandNesle. Ah ! pardieu ! il sera bien reçu !
- Benvenuto se doute donc de ses prétentions ? demanda Marmagne, qui commençait à prendre un grand intérêt à la conversation de l'écolier.
- On l'a prévenu ; mais... chut ! il ne faut pas le dire, afin que le susdit Marmagne reçoive la correction qu'il mérite.
- D'après ce que je vois, alors, Benvenuto se tient sur ses gardes ? reprit le vicomte.
- Sur ses gardes ? d'abord Benvenuto y est toujours. Il a manqué je ne sais combien de fois d'être assassiné dans son pays, et, Dieu merci ! il s'en est toujours bien tiré.
- Et qu'entendez-vous par sur ses gardes ?
- Oh ! je n'entends pas qu'il a garnison, comme ce vieux poltron de prévôt ; non, non, au contraire : il est même tout seul, à l'heure qu'il est, attendu que les compagnons sont allés se réjouir à Vanvres. Je devais même aller faire aujourd'hui une partie de paume avec lui, ce cher Benvenuto. Malheureusement Gervaise s'est trouvée en concurrence avec mon grand orfèvre, et naturellement, comme vous comprenez bien, j'ai donné la préférence à Gervaise.
- En ce cas, je vais vous remplacer, dit Marmagne.
- Eh bien ! allez-y, vous ferez une action méritoire ; allez-y, mon cher vicomte, et dites de ma part à mon ami Benvenuto qu'il aura ma visite ce soir. Vous savez : trois coups un peu forts, c'est le signal. Il a adopté cette précaution à cause de ce grand escogriffe de Marmagne, qu'il suppose disposé à lui jouer quelque mauvais tour. Est-ce que vous le connaissez, ce vicomte de Marmagne ?
- Non.
- Ah ! tant pis ! vous m'auriez donné son signalement.
- Pourquoi faire ?
- Afin, si je le rencontre, de lui proposer une partie de bâton ; je ne sais pas pourquoi, mais sans jamais l'avoir vu, vous saurez, mon cher, que je l'abomine tout particulièrement, votre Marmagne, et que si jamais il me tombe sous la main, je compte le vergeter de la bonne façon. Mais pardon, nous voilà aux Augustins, et je suis forcé de vous quitter. – Ah ! à propos, comment vous nommez-vous, mon cher ?
Le vicomte s'éloigna comme s'il n'avait point entendu la question.
- Ah ! ah ! dit Jacques Aubry, le regardant s'éloigner ; il paraît, mon cher vicomte, que nous désirons garder l'incognito : voilà de la plus pure chevalerie ou je ne m'y connais pas. Comme vous voudrez, mon cher vicomte, comme vous voudrez.
Et Jacques Aubry, les mains dans ses poches et en se dandinant comme d'habitude, prit en sifflotant un air de basoche la rue du Battoir, au bout de laquelle demeurait Gervaise.
Quant au vicomte de Marmagne, il continua son chemin vers le Grand Nesle.
En effet, comme l'avait dit Jacques Aubry, Benvenuto se trouvait seul : Ascanio était allé rêver je ne sais où, Catherine visitait une de ses amies avec dame Ruperte, et les compagnons faisaient la Saint-Eloi à Vanvres.
Le maître était dans le jardin, travaillant au modèle en terre de sa statue gigantesque de Mars, dont la tête colossale regardait par-dessus les toits du Grand-Nesle et pouvait voir le Louvre, quand le petit Jehan, qui ce jour-là était de garde à la porte, trompé par la manière de frapper de Marmagne, et le prenant pour un ami, l'introduisit avec ses deux sbires.
Si Benvenuto ne travaillait comme Titien, la cuirasse sur le dos, il travaillait au moins comme Salvator Rosa, l'épée au côté et l'escopette à la main. Marmagne vit donc qu'il n'avait pas gagné grand-chose à surprendre Cellini, puisqu'il avait surpris un homme armé, voilà tout.
Le vicomte n'en essaya pas moins de masquer sa poltronnerie d'impudence, et comme Cellini, de ce ton impératif qui ne permettait pas de retard dans la réponse, lui demandait dans quelle intention il se présentait chez lui :
- Je n'ai pas affaire à vous, dit-il ; je m'appelle le vicomte de Marmagne ; je suis secrétaire du roi, et voici un ordre de Sa Majesté, ajouta-t-il en élevant un papier au-dessus de sa tête, qui m'accorde la concession d'une partie du Grand-Nesle ; je viens donc prendre mes dispositions pour faire arranger à mon gré la portion de l'hôtel qui m'est allouée et que j'habiterai désormais.
Et disant cela, Marmagne, suivi toujours de ses deux sbires, s'avança vers la porte du château.
Benvenuto mit la main sur son escopette, qui, ainsi que nous l'avons dit, était toujours à sa portée, et d'un seul bond se trouva au haut du perron et en avant de la porte.
- Halte-là ! s'écria-t-il d'une voix terrible. Et étendant le bras droit vers Marmagne : Un pas de plus, et vous êtes mort !
Le vicomte s'arrêta tout court en effet, quoique d'après les préliminaires on s'attende peut-être à un combat acharné.
Mais il est des hommes qui ont le don d'être formidables. On ne sait quelle terreur émane de leur regard, de leur geste, de leur pose, comme du regard, du geste et de la pose du lion. Leur air souffle l'épouvante ; on sent leur force tout d'abord et de loin. Ils frappent du pied, ils serrent les poings, ils froncent les sourcils, leurs narines se gonflent, et les plus déterminés hésitent. Une bête sauvage dont on attaque les petits n'a qu'à hérisser ses poils et respirer bruyamment pour que l'on tremble. Les hommes dont nous parlons sont des dangers vivants. Les vaillants reconnaissent en eux leurs pareils, et malgré leur secrète émotion, vont droit à eux. Mais les faibles, mais les timides, mais les lâches tremblent et reculent à leur aspect.
Or, Marmagne, comme on a pu le deviner, n'était pas un vaillant, et Benvenuto avait tout l'air d'un danger.
Aussi, quand le vicomte entendit la voix du redoutable orfèvre, et le vit étendre vers lui son geste d'empereur, il comprit que l'escopette, l'épée et le poignard dont il était armé, étaient sa mort et celle de ses deux sbires.
De plus, en comprenant que son maître était menacé, le petit Jehan s'était saisi d'une pique.
Marmagne sentit que c'était partie manquée, et qu'il serait trop heureux s'il se tirait maintenant sain et sauf du guêpier où il s'était fourré.
- C'est bien ! c'est bien ! dit-il, messire orfèvre. Tout ce que nous voulions, c'était de savoir si vous étiez disposé ou non à obéir aux ordres de Sa Majesté. Vous méprisez ces ordres, vous refusez de leur faire droit ! A la bonne heure ! Nous nous adresserons à qui saura bien vous les faire exécuter. Mais n'espérez pas que nous vous ferons l'honneur de nous commettre avec vous. Bonsoir !
- Bonsoir ! dit Benvenuto en riant de son large rire. Jehan, reconduis ces messieurs.
Le vicomte et les deux sbires sortirent honteusement du Grand-Nesle, intimidés par un homme et reconduits par un enfant.
Ce fut à cette triste fin qu'aboutit ce souhait du vicomte : Si je pouvais trouver Benvenuto seul !
Comme il avait été trompé plus rudement par le sort dans ses voeux que Jacques Aubry et Scozzone, qui eux du moins n'avaient pas vu d'abord et ne voyaient même pas encore l'ironie du destin, notre valeureux vicomte était furieux.
- Madame d'Etampes avait donc raison, disait-il à part lui, et je me vois forcé de suivre l'avis qu'elle me donnait : il me faut briser mon épée et affiler mon poignard ; ce diable d'homme est bien tel qu'on le dit, fort peu endurant et pas du tout commode. J'ai vu clair et net dans ses yeux que si je faisais un pas de plus, j'étais mort ; mais en toute partie perdue il y a une revanche. Tenez-vous bien, maître Benvenuto ! tenez-vous bien !
Et il s'en prit à ses bravi, gens éprouvés pourtant, qui n'avaient pas mieux demandé que de gagner honnêtement leur argent en tuant ou en se faisant tuer, et qui, en se retirant, avaient seulement obéi aux ordres de leur maître. Les bravi lui promirent d'être plus heureux dans une embuscade ; mais comme Marmagne, pour mettre son honneur à couvert, prétendait que l'échec qu'il avait éprouvé venait de leur fait, il annonça que dans cette embuscade il ne les accompagnerait pas, et qu'ils s'en tireraient à eux seuls comme ils pourraient. C'était bien ce qu'ils désiraient le plus.
Puis, après leur avoir recommandé le silence sur cette équipée, il se rendit chez le prévôt de Paris, et lui dit que définitivement il avait jugé plus sûr, pour écarter tout soupçon, de retarder la punition de Benvenuto jusqu'au jour où, chargé de quelque somme d'argent ou de quelque ouvrage précieux, il se hasarderait, ce qui lui arrivait souvent, dans une rue déserte et écartée. Ainsi, l'on croirait que Benvenuto avait été assassiné par des voleurs.
Maintenant, il nous reste à voir comment les souhaits de madame d'Etampes, d'Ascanio et de Cellini furent aussi exaucés par des douleurs.

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