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Chapitre XIII
Souvent femme varie

L'hôtel d'Etampes n'était pas fort éloigné de l'hôtel de Nesle. Nos lecteurs ne trouveront donc pas étonnant que nous passions de l'un à l'autre.
Il était situé près du quai des Augustins, et s'étendait le long de la rue Gilles- le-Gueux, que l'on a sentimentalement baptisée depuis rue Gît-le-Coeur. Sa principale entrée s'ouvrait rue de l'Hirondelle. François Ier en avait fait don à sa maîtresse pour qu'elle consentît à devenir la femme de Jacques Desbrosses, comte de Penthièvre, comme il avait donné le duché d'Etampes et le gouvernement de Bretagne à Jacques Desbrosses, comte de Penthièvre, pour qu'il consentît à épouser sa maîtresse.
Le roi avait tâché d'ailleurs de rendre son présent digne de la belle Anne d'Heilly. Il avait fait arranger l'ancien hôtel au plus nouveau goût. Sur la façade sombre et sévère s'étaient épanouies par enchantement, comme autant de pensées d'amour, les délicates fleurs de la Renaissance. Enfin, aux soins que le roi avait pris pour orner cette demeure, il était aisé de s'apercevoir qu'il devait loger là lui-même presque autant que la duchesse d'Etampes. De plus on avait meublé les chambres avec un luxe royal, et la maison était montée comme celle d'une vraie reine, et même beaucoup mieux sans doute que celle de l'excellente et chaste Eléonore, la soeur de Charles-Quint et la femme légitime de François Ier, dont il était si peu question dans le monde et même à la cour.
Si maintenant nous pénétrons indiscrètement de grand matin dans la chambre de la duchesse, nous la trouverons à demi couchée sur un lit de repos, appuyant sa charmante tête sur une de ses belles mains, et passant négligemment l'autre dans les boucles de ses cheveux châtains aux reflets dorés. Les pieds nus d'Anne paraissent plus petits et plus blancs dans ses larges mules de velours noir, et sa robe flottante et négligée prête à la coquette un charme irrésistible.
Le roi est là en effet, debout contre une fenêtre, mais il ne regarde pas sa duchesse. Il frappe des doigts contre la vitre en mesure, et paraît méditer profondément. Sans doute il songe à cette grave question de Charles-Quint traversant la France.
- Et que faites-vous donc là, sire, le dos tourné ? lui dit enfin la duchesse impatientée.
- Des vers pour vous, ma mie, et les voilà terminés, j'espère, répondit François Ier.
- Oh ! dites-les-moi vitement, de grâce, mon beau poète couronné.
- Je le veux bien, reprit le roi avec l'assurance d'un rimeur porte-sceptre. Ecoutez :

                    Etant seul et auprès d'une fenêtre,
                    Par un matin comme le jour poignait,
                    Je regardais Aurore à main senestre
                    Qui à Phoebus le chemin enseignait,
                    Et d'autre part ma mie qui peignait
                    Son chef doré, et vis ses luisants yeux,
                    Dont un jeta un trait si gracieux,
                    Qu'à haute voix je fus contraint de dire :
                    Dieux immortels ! rentrez dedans vos cieux,
                    Car la beauté de ceste vous empire.

- Oh ! les charmants vers, fit la duchesse en applaudissant. Regardez l'Aurore tant qu'il vous plaira ; désormais je ne suis plus jalouse d'elle, puisqu'elle me vaut de si beaux vers. Redites-les-moi donc, je vous en prie.
François Ier répéta complaisamment pour elle et pour lui son galant à propos, mais alors ce fut Anne qui, à son tour, garda le silence.
- Qu'avez-vous donc, belle dame ? dit François Ier, qui s'attendait à un second compliment.
- J'ai, sire, que je vous répéterai avec plus d'autorité ce matin ce que je vous disais hier au soir : Un poète a encore moins d'excuses qu'un roi chevalier pour laisser insolemment outrager sa dame, car elle est en même temps sa maîtresse et sa muse.
- Encore, méchante ! reprit le roi avec un petit mouvement d'impatience ; voir là un outrage, bon Dieu ! Votre rancune est bien implacable, ma nymphe souveraine, que vos griefs vous font oublier mes vers.
- Monseigneur, je hais comme j'aime.
- Et pourtant, voyons, si je vous priais bien de ne plus en vouloir à Benvenuto, un grand fou qui ne sait ce qu'il dit, qui parle comme il se bat, à l'étourdie, et qui n'a pas eu, je vous en réponds, l'intention de vous blesser. Vous le savez d'ailleurs, la clémence est l'apanage des divinités, chère déesse, pardonnez à cet insensé pour l'amour de moi !
- Insensé ! reprit Anne en murmurant.
- Oh ! insensé sublime, c'est vrai, dit François Ier, je l'ai vu hier et il m'a promis des merveilles. C'est un homme qui n'a pas, je crois, de second dans son art, et qui me glorifiera dans l'avenir autant qu'André del Sarto, Titien et Léonard de Vinci. Vous savez combien j'aime mes artistes, ma duchesse chérie, soyez donc favorable et indulgente à celui-là, je vous en conjure. Eh ! mon Dieu ! giboulée d'avril, caprice de femme et boutade d'artiste ont, selon moi, plus de charme que d'ennui. Voyons, pardonnez-vous à ce qui me plaît, vous que j'aime.
- Je suis votre servante et je vous obéirai, sire.
- Merci. En échange de cette grâce que m'accorde la bonté de la femme, vous pouvez requérir tel don qu'il vous plaira de la puissance du prince. Mais, hélas ! voici que le jour grandit, et il faut vous quitter. Il y a encore conseil aujourd'hui. Quel ennui ! Ah ! mon frère Charles-Quint me rend bien rude le métier de roi. Il met la ruse à la place de la chevalerie, la plume à la place de l'épée ; c'est une honte. Je crois, foi de gentilhomme ! qu'il faudra inventer de nouveaux mots pour nommer toute cette science et toute cette habileté de gouvernement. Adieu, ma pauvre bien-aimée, je vais tâcher d'être fin et adroit. Vous êtes bien heureuse, vous, de n'avoir qu'à rester belle, et que le ciel ait tout fait pour cela. Adieu, ne vous levez pas, mon page m'attend dans l'antichambre. Au revoir, et pensez à moi.
- Toujours, sire.
Et lui jetant de la main un dernier adieu, François Ier souleva la tapisserie et sortit laissant seule la belle duchesse qui, fidèle à sa promesse, se mit sur-le champ, il faut le dire, à penser à tout autre chose qu'à lui.
C'est que madame d'Etampes était une nature active, ardente, ambitieuse. Après avoir vivement cherché et vaillamment conquis l'amour du roi, cet amour ne suffit plus bientôt à l'inquiétude de son esprit, et elle commença à s'ennuyer. L'amiral Brion et le comte de Longueval qu'elle aima quelque temps, Diane de Poitiers qu'elle détesta toujours, ne l'occupaient pas assez puissamment ; mais depuis huit jours, le vide qu'elle sentait dans son esprit s'était un peu rempli, et elle avait recommencé à vivre, grâce à une nouvelle haine et à un nouvel amour. Elle haïssait Cellini et elle aimait Ascanio, et c'est à l'un et à l'autre qu'elle songeait, tandis que ses femmes achevaient de l'habiller.
Comme il ne restait plus qu'à la coiffer, on annonça le prévôt de Paris et le vicomte de Marmagne.
Ils étaient au nombre des plus dévoués partisans de la duchesse, dans les deux camps qui s'étaient formés à la cour entre la maîtresse du Dauphin, Diane de Poitiers, et elle. Or, on accueille bien les amis quand on pense à son ennemi. Ce fut donc avec une grâce infinie que madame d'Etampes donna sa main à baiser au prévôt renfrogné et au souriant vicomte.
- Messire le prévôt, dit-elle avec une colère qui n'avait rien de joué, et une compassion qui n'avait rien d'injurieux, nous avons appris l'odieuse façon dont ce rustre italien vous a traité, vous, notre meilleur ami, et nous en sommes encore indignée.
- Madame, répondit d'Estourville, faisant une flatterie même de son revers, j'aurais été honteux que mon âge et mon caractère fussent épargnés par l'infâme que n'avaient pas arrêté votre beauté et votre bonne grâce.
- Oh ! dit Anne, je ne pense qu'à vous, et quant à mon injure personnelle, le roi, qui est vraiment trop indulgent pour ces insolents étrangers, m'a priée de l'oublier, et je l'oublie.
- S'il en est ainsi, madame, la prière que nous avions à vous faire serait sans doute mal accueillie, et nous vous demandons la permission de nous retirer sans vous la dire.
- Comment, messire d'Estourville, ne suis-je pas vôtre en tout temps et quoi qu'il arrive ? Parlez ! parlez ! ou je me fâche contre un si méfiant ami.
- Eh bien ! madame, voilà ce dont il s'agit. J'avais cru pouvoir disposer en faveur du comte de Marmagne de ce droit de logis dans un des hôtels royaux que je tenais de votre munificence, et naturellement nous avons jeté les yeux sur l'hôtel de Nesle, tombé en de si mauvaises mains.
- Ah ! ah ! fit la duchesse. Je vous écoute avec attention.
- Le vicomte, madame, avait accepté d'abord avec le plus vif empressement ; mais maintenant, avec la réflexion, il hésite, il songe avec effroi à ce terrible Benvenuto.
- Pardon, mon digne ami, interrompit le vicomte de Marmagne, pardon, vous expliquez fort mal la chose. Je ne crains pas Benvenuto, je crains la colère du roi. Je n'ai pas peur d'être tué par ce rustre italien, pour parler comme parle madame, fi donc ! Ce dont j'ai peur, c'est pour ainsi dire de le tuer, et que mal ne m'advienne d'avoir privé notre sire d'un serviteur auquel il paraît tenir beaucoup.
- Et j'avais osé, madame, lui faire espérer qu'au besoin votre protection ne lui manquerait pas.
- Elle n'a jamais manqué à mes amis, dit la duchesse, et d'ailleurs, n'avez- vous pas pour vous une meilleure amie que moi, la justice ? N'agissez-vous pas en vertu des désirs du roi ?
- Sa Majesté, répondit Marmagne, n'a pas désigné elle-même l'hôtel de Nesle pour être occupé par un autre que ce Benvenuto, et notre choix, il ne faut pas se le dissimuler, aura tout l'air d'une vengeance. Et puis si, comme je le puis affirmer, car j'amènerai avec moi deux hommes sûrs, si je tue ce Cellini ?
- Oh ! mon Dieu ! dit la duchesse en montrant ses dents blanches en même temps que son sourire, le roi protège bien les vivants ; mais il se soucierait médiocrement, j'imagine, de venger les morts, et son admiration pour l'art n'ayant plus sur ce point à s'exercer, il ne se souviendrait plus, j'espère, que de son affection pour moi. Cet homme m'a si publiquement et affreusement insultée ! Marmagne, l'oubliez-vous ?
- Mais madame, dit le prudent vicomte, sachez bien nettement ce que vous aurez à défendre.
- Oh ! vous êtes parfaitement clair, vicomte.
- Non, si vous le permettez, madame, je ne veux rien vous laisser ignorer. Il se peut qu'avec ce diable d'homme la force échoue. Alors je vous avouerai que nous aurons recours à la ruse ; s'il échappait aux braves en plein jour dans son hôtel, ils le retrouveraient par hasard quelque soir dans une ruelle écartée et... ils n'ont pas seulement des épées, madame, ils ont des poignards.
- J'avais compris, dit la duchesse, sans qu'une des nuances de son joli teint pâlit à ce petit projet d'assassinat.
- Eh bien ! madame.
- Eh bien ! vicomte, je vois que vous êtes homme de précaution, et qu'il ne fait pas bon être de vos ennemis, diable !
- Mais sur la chose en elle-même, madame ?
- La chose est grave, en effet, et vaudrait peut-être la peine qu'on y réfléchisse ; mais, que vous disais-je ; chacun sait, et le roi lui-même n'ignore pas que cet homme m'a grièvement blessée dans mon orgueil. Je le hais... autant que mon mari ou madame Diane, et, ma foi ! je crois pouvoir vous promettre... Mais qu'y a-t-il donc, Isabeau, et pourquoi nous interrompre ?
Ces derniers mots de la duchesse s'adressaient à une des femmes qui entrait tout effarée.
- Mon Dieu ! madame, dit Isabeau, je vous demande pardon, mais c'est cet artiste florentin, ce Benvenuto Cellini, qui est là avec le plus beau petit vase doré qu'on puisse imaginer. Il a dit très poliment qu'il venait l'offrir à Votre Seigneurie, et qu'il demandait instamment la faveur de vous entretenir une minute.
- Ah ! oui da ! reprit la duchesse avec la satisfaction d'une fierté adoucie, et que lui as-tu répondu, Isabeau ?
- Que madame n'était pas habillée et que j'allais la prévenir.
- Très bien. Il paraît, ajouta la duchesse en se retournant vers le prévôt consterné, que notre ennemi s'amende et qu'il commence à reconnaître ce que nous valons et ce que nous pouvons. C'est égal, il n'en sera pas quitte à si bon marché qu'il croit, et je ne vais pas recevoir comme cela tout de suite ses excuses. Il faut qu'il sente un peu mieux son offense et notre courroux, Isabeau, dis-lui que tu m'as avertie et que j'ordonne qu'il attende.
Isabeau sortit.
- Je vous disais donc, vicomte de Marmagne, reprit la duchesse apportant déjà une certaine modification dans sa colère, que la chose dont vous m'entretenez était grave, et que je ne pouvais guère vous promettre de prêter les mains à ce qui est, après tout, un meurtre et un guet-apens.
- L'injure a été si éclatante ! hasarda le prévôt.
- La réparation, j'espère, ne le sera pas moins, messire. Ce redoutable orgueil, qui résistait à des souverains, attend là, dans mon antichambre, mon bon plaisir de femme, et deux heures de ce purgatoire expieront bien, à vrai dire, un mot d'impertinence. Il ne faut pas non plus être sans pitié, prévôt. Pardonnez-lui comme je lui pardonnerai dans deux heures : aurais-je sur vous moins de pouvoir que le roi n'en a sur moi ?
- Veuillez donc nous permettre, maintenant, madame, de prendre congé de vous, dit le prévôt en s'inclinant, car je ne voudrais pas faire à ma souveraine véritable une promesse que je ne tiendrais pas.
- Vous retirer ! oh ! non pas, dit la duchesse, qui voulait à toute force des témoins de son triomphe ; j'entends, messire le prévôt, que vous assistiez à l'humiliation de votre ennemi, et que nous soyons ainsi vengés du même coup. Je vous donne à vous et au vicomte ces deux heures : ne me remerciez pas. – On dit que vous mariez votre fille au comte d'Orbec, je crois ? – Beau parti, vraiment. Je dis beau, c'est bon que je devrais dire ; mais, messire, asseyez-vous donc. Savez-vous que pour que ce mariage se fasse, il faut mon consentement, et vous ne l'avez pas demandé encore, mais je vous le donnerai. D'Orbec m'est aussi dévoué que vous. J'espère que nous allons enfin la voir et la posséder votre belle enfant, et que son mari ne sera pas assez malavisé pour ne pas la conduire à la cour. Comment l'appelez-vous, messire ?
- Colombe, madame.
- C'est un joli et doux nom. On dit que les noms ont une influence sur la destinée ; s'il en est ainsi, la pauvre enfant doit avoir le coeur tendre et souffrira. Eh bien ! Isabeau, qu'est-ce que c'est ?
- Rien, madame ; il a dit qu'il attendrait.
- Ah ! oui, fort bien, je n'y pensais déjà plus. Oui, oui, je le répète, prenez garde à Colombe, messire d'Estourville, le comte est un mari de la pâte du mien, ambitieux autant que le duc d'Etampes est cupide, et fort capable aussi d'échanger sa femme contre quelque duché. Alors, gare à moi aussi ! surtout si elle est aussi jolie qu'on le prétend ! Vous me la présenterez, n'est-ce pas, messire ? Il est juste que je puisse me mettre en état de défense.
La duchesse, radieuse dans l'attente de sa victoire, parla longtemps ainsi avec abandon, tandis que sa joie impatiente perçait dans ses moindres mouvements.
- Allons ! dit-elle enfin, une demi-heure encore, et les deux heures seront écoulées ; on délivrera le pauvre Benvenuto de son supplice. Nous nous mettons à sa place, il doit horriblement souffrir ; il n'est pas habitué à de pareilles factions, pour lui le Louvre est toujours ouvert et le roi toujours visible. En vérité, bien qu'il l'ait mérité, je le plains. Il doit se ronger les poings, n'est-ce pas ? Et ne pouvoir manifester sa rage ! Ah ! ah ! ah ! j'en rirai longtemps. Mais, bon Dieu ! qu'est-ce que j'entends là ? Ces éclats de voix... ce fracas.
- Serait-ce le damné qui s'ennuie du Purgatoire ? dit le prévôt reprenant espoir.
- Je voudrais bien voir cela, dit la duchesse toute pâle ; venez donc avec moi, mes maîtres, venez donc.
Benvenuto, résigné pour les raisons que nous avons vues à faire sa paix avec la toute-puissante favorite, avait dès le lendemain de sa conversation avec le Primatice pris le petit vase d'argent doré rançon de sa tranquillité, et soutenant sous le bras Ascanio, bien faible et bien pâle de sa nuit d'angoisses, s'était acheminé vers l'hôtel d'Etampes. Il trouva d'abord les valets qui refusèrent de l'annoncer de si bonne heure à leur maîtresse, et il perdit une bonne demi-heure à parlementer. Cela commença déjà à l'irriter fort. Isabeau enfin passa et consentit à prévenir madame d'Etampes. Elle revint dire à Benvenuto que la duchesse s'habillait et qu'il eût à attendre un peu. Il prit donc patience et s'assit sur un escabeau, près d'Ascanio, qui, brisé par la marche, par la fièvre et par ses pensées, ressentait quelque faiblesse.
Une heure se passa ainsi. Benvenuto se mit à compter les minutes. Mais, après tout, pensait-il, la toilette d'une duchesse est l'affaire importante de sa journée, et pour un quart d'heure de plus ou de moins je ne vais pas perdre le bénéfice de ma démarche. Cependant, malgré cette réflexion philosophique, il commença de compter les secondes.
En attendant, Ascanio pâlissait : il avait voulu taire ses souffrances à son maître et l'avait héroïquement suivi sans rien dire ; mais il n'avait rien pris le matin, et, bien qu'il refusât d'en convenir, il sentait ses forces l'abandonner. Benvenuto ne put rester assis et se mit à marcher à grands pas en long et en large.
Un quart d'heure s'écoula.
- Tu souffres, mon enfant ? dit Cellini à Ascanio.
- Non, vraiment, maître ; c'est vous qui souffrez, plutôt. Prenez donc patience, je vous en supplie, on ne peut tarder maintenant.
En ce moment, Isabeau passa de nouveau.
- Votre maîtresse tarde bien, dit Benvenuto.
La malicieuse fille alla à la fenêtre et regarda l'horloge de la cour.
- Mais il n'y a encore qu'une heure et demie que vous attendez, fit-elle ; de quoi donc vous plaignez-vous ?
Et comme Cellini fronçait le sourcil, elle s'enfuit en partant d'un éclat de rire.
Benvenuto, par un effort violent, se contraignit encore. Seulement, il fut obligé de se rasseoir, et les bras croisés resta là muet et grave. Il paraissait calme ; mais sa colère fermentait en silence. Deux domestiques immobiles devant la porte le regardaient avec un sérieux qui lui semblait railleur.
Le quart sonna ; Benvenuto jeta les yeux sur Ascanio et le vit plus pâle que jamais et tout prêt à s'évanouir.
- Ah çà ! s'écria-t-il en n'y tenant plus, elle le fait donc exprès, à la fin ! J'ai bien voulu croire à ce qu'on me disait et attendre par complaisance ; mais si c'est une insulte qu'on veut me faire, et j'y suis si peu accoutumé que l'idée ne m'en était pas même venue ; si c'est une insulte, je ne suis pas homme à me laisser insulter, même par une femme, et je pars. Viens, Ascanio.
Ce disant, Benvenuto, soulevant de sa main puissante l'escabeau inhospitalier où la rancune de la duchesse l'avait, sans qu'il le sût, humilié pendant près de deux heures, le laissa retomber et le brisa. Les valets firent un mouvement, mais Cellini tira à moitié son poignard, et ils s'arrêtèrent. Ascanio, effrayé pour son maître, voulut se lever, mais son émotion avait épuisé le reste de ses forces, il tomba sans connaissance. Benvenuto ne s'en aperçut pas d'abord.
En ce moment la duchesse parut pâle et courroucée sur le seuil de la porte.
- Oui, je pars, reprit de sa voix de tonnerre Benvenuto, qui la vit fort bien, et dites à cette femme que je remporte mon présent pour le donner à je ne sais qui, au premier manant venu, mais qui en sera plus digne qu'elle. Dites- lui que si elle m'a pris pour un de ses valets, comme vous, elle s'est trompée, et que nous autres artistes, nous ne vendons pas notre obéissance et nos respects comme elle vend son amour ! Et maintenant, faites-moi place ! Suis-moi, Ascanio.
En ce moment il se retourna vers son élève bien-aimé et le vit les yeux fermés, la tête renversée et pâle contre la muraille.
- Ascanio ! s'écria Benvenuto, Ascanio, mon enfant, évanoui, mourant peut-être ! oh ! mon Ascanio chéri, et c'est encore cette femme... Benvenuto se retourna avec un geste menaçant contre la duchesse d'Etampes, faisant en même temps un mouvement pour emporter Ascanio dans ses bras.
Quant à elle, pleine de courroux et d'épouvante, elle n'avait pu jusque-là faire un pas ni prononcer un mot. Mais, en voyant Ascanio blanc comme un marbre, la tête penchée, ses longs cheveux épars, et si beau de sa pâleur, si gracieux dans son évanouissement, par un mouvement irrésistible elle se précipita vers lui et se trouva presque agenouillée vis-à-vis de Benvenuto, tenant comme lui une main d'Ascanio dans les siennes.
- Mais cet enfant se meurt ! Si vous l'emportez, monsieur, vous le tuerez. Il lui faut peut-être des secours très prompts. Jérôme, cours chercher maître André. Je ne veux pas qu'il sorte d'ici en cet état, entendez-vous ? Partez ou restez, vous, mais laissez-le.
Benvenuto regarda la duchesse avec pénétration et Ascanio avec anxiété. Il comprit qu'il n'y avait aucun danger à laisser son élève chéri aux soins de madame d'Etampes, et qu'il y en aurait peut-être à le transporter sans précaution. Son parti fut pris vite, comme toujours, car la décision rapide et inébranlable était une des qualités ou un des défauts de Cellini.
- Vous en répondez, madame ! dit-il.
- Oh ! sur ma vie ! s'écria la duchesse.
Il baisa doucement l'apprenti au front, et s'enveloppant de son manteau, la main sur son poignard, il sortit fièrement, non sans avoir échangé avec la duchesse un coup d'oeil de haine et de dédain. Quant aux deux hommes, il ne daigna pas même les regarder.
Anne, de son côté, suivit son ennemi tant qu'elle put le voir avec des yeux ardents de fureur ; puis changeant d'expression, ses yeux s'abaissèrent avec une tristesse inquiète sur le gentil malade : l'amour succédait à la colère, la tigresse redevenait gazelle.
- Maître André, dit-elle à son médecin qui accourait, voyez-le, sauvez-le, il est blessé et mourant.
- Ce n'est rien, dit maître André, un affaiblissement passager. Il versa sur les lèvres d'Ascanio quelques gouttes d'un cordial qu'il portait toujours avec lui.
- Il se ranime, s'écria la duchesse, il fait un mouvement. Maintenant, maître, il lui faut du calme, n'est-ce pas ? Transportez-le dans cette chambre, sur un lit de repos, dit-elle aux deux valets. Puis, baissant la voix de manière à n'être entendue que d'eux : Mais d'abord un mot, ajouta-t-elle ; si une parole vous échappe sur ce que vous venez de voir et d'entendre, votre cou paiera pour votre langue. Allez.
Les laquais tremblants s'inclinèrent, et soulevant doucement Ascanio l'emportèrent.
Restée seule avec le prévôt et le vicomte de Marmagne, spectateurs si prudents de son outrage, madame d'Etampes les toisa tous les deux, le dernier surtout, d'un coup d'oeil de mépris, mais elle réprima aussitôt ce mouvement.
- Je disais donc, vicomte, reprit-elle avec amertume mais avec calme, je disais donc que la chose dont vous parliez était grave ; n'importe, je n'y réfléchissais pas. J'ai assez de pouvoir, je crois, pour me permettre de frapper un traître, comme j'en aurais assez au besoin pour atteindre des indiscrets. Le roi cette fois daignerait punir, je l'espère ; mais moi, je veux me venger. La punition dirait l'insulte ; la vengeance l'ensevelira. Vous avez eu, messieurs, le sang-froid d'ajourner cette vengeance pour ne pas la compromettre, et je vous en loue ; ayez aussi le bon esprit, je vous le conseille, de ne pas la laisser échapper, et faites en sorte que je n'aie pas besoin d'avoir recours à d'autres que vous. Vicomte de Marmagne, il vous faut des paroles nettes. Je vous garantis la même impunité qu'au bourreau ; seulement, si vous voulez que je vous donne un avis, je vous engage, vous et vos sbires, à renoncer à l'épée et à vous en tenir au poignard. C'est bon, ne parlez pas, agissez et promptement : c'est la meilleure réponse. Adieu, messieurs.
Ces mots dits d'une voix brève et saccadée, la duchesse étendit le bras comme pour montrer la porte aux deux seigneurs. Ils s'inclinèrent gauchement, sans trouver dans leur confusion, une excuse et sortirent tout interdits.
- Oh ! n'être qu'une femme et avoir besoin de pareils lâches ! dit Anne en les regardant s'éloigner, tandis que ses lèvres se contractaient avec dégoût. Oh ! combien je méprise tous ces hommes, amant royal, mari vénal, valet en pourpoint, valet en livrée, tous, hormis un seul que malgré moi j'admire, et un autre qu'avec bonheur j'aime.
Elle entra dans la chambre où se trouvait le beau malade. Au moment où la duchesse s'approchait de lui, Ascanio rouvrit les yeux.
- Ce n'était rien, dit maître André à madame d'Etampes. Ce jeune homme a reçu une blessure à l'épaule, et la fatigue, quelque secousse de l'âme, peut- être même la faim, a causé un évanouissement momentané que des cordiaux ont, vous le voyez, dissipé complètement. Il est maintenant tout à fait remis, et supportera bien d'être transporté chez lui en litière.
- Il suffit, maître, la duchesse en donnant une bourse à maître André, qui la salua profondément et sortit.
- Où suis-je ? dit Ascanio, qui, revenu à lui, cherchait à renouer ses idées.
- Vous êtes près de moi, chez moi, Ascanio, dit la duchesse.
- Chez vous, madame ? ah ! oui, je vous reconnais, vous êtes madame d'Etampes ; et je me souviens aussi !... Où est Benvenuto ? où est mon maître ?
- Ne bougez pas, Ascanio ; votre maître est en sûreté, soyez tranquille ; il dîne paisiblement chez lui à l'heure qu'il est.
- Mais comment se fait-il qu'il m'ait laissé ici ?
- Vous avez perdu connaissance, il vous a confié à mes soins.
- Et vous m'assurez bien, madame, qu'il ne court aucun danger, qu'il est sorti d'ici sans dommage ?
- Je vous répète, je vous affirme, Ascanio, qu'il n'a jamais été moins exposé qu'en ce moment, entendez-vous. Ingrat, que je veille, que je soigne, moi, duchesse d'Etampes, avec la sollicitude d'une soeur, et qui ne me parle que de son maître.
- Oh ! madame, pardon et merci ! fit Ascanio.
- Il est bien temps, vraiment ! dit la duchesse en secouant sa jolie tête avec un fin sourire.
Et alors madame d'Etampes se mit à parler, accompagnant chaque parole d'une intonation tendre, prêtant aux mots les plus simples les intentions les plus délicates, faisant chaque question avec une sorte d'avidité et en même temps de respect, écoutant chaque réponse comme si sa destinée en eût dépendu. Elle fut humble, moelleuse et caressante comme une chatte, prête et attentive à tout, ainsi qu'une bonne actrice en scène, ramenant doucement Ascanio au ton s'il s'en écartait, et lui attribuant tout le mérite des idées qu'elle avait préparées et nécessairement amenées ; paraissant douter d'elle et l'écoutant, lui, comme un oracle ; déployant tout cet esprit cultivé et charmant qui, comme nous l'avons dit, l'avait fait surnommer la plus belle des savantes et la plus savante des belles. Enfin elle fit de cette conversation la plus douce des flatteries et la plus habile des séductions ; puis, comme le jeune homme pour la troisième ou quatrième fois faisait mine de se retirer :
- Vous me parlez, Ascanio, dit-elle en le retenant encore, avec tant d'éloquence et de feu de votre bel art de l'orfèvrerie, que c'est pour moi comme une révélation, et que je verrai dorénavant une pensée là où je ne voyais qu'une parure. Ainsi, selon vous, votre Benvenuto serait le maître de cet art.
- Madame, il y a dépassé le divin Michel-Ange lui-même.
- Je vous en veux. Vous allez diminuer la rancune que je lui porte pour ses mauvais procédés à mon égard.
- Oh ! il ne faut pas faire attention à sa rudesse, madame. Cette brusquerie cache l'âme la plus ardente et la plus dévouée ; mais Benvenuto est en même temps l'esprit le plus impatient et le plus fougueux. Il a cru que vous le faisiez attendre à plaisir, et cette insulte...
- Dites cette malice, reprit la duchesse avec la confusion jouée d'un enfant gâté. La vérité est que je n'étais pas encore habillée quand votre maître est arrivé, et j'ai seulement un peu prolongé ma toilette. C'est mal, bien mal ! Vous voyez que je vous fais ma confession. Je ne vous savais pas avec lui, ajouta-t-elle avec vivacité.
- Oui, mais, madame, Cellini, qui n'est pas très pénétrant sans doute, et qu'on a d'ailleurs abusé, vous croit, je puis bien vous le dire à vous si gracieuse et si bonne, vous croit bien méchante et bien terrible, et dans un enfantillage il a cru voir une offense.
- Croyez-vous cela ? reprit la duchesse sans pouvoir cacher tout à fait son sourire railleur.
- Oh ! pardonnez-lui, madame ! s'il vous connaissait, croyez-moi, il est noble et généreux, il vous demanderait pardon à genoux de son erreur.
- Mais taisez-vous donc ! Prétendez-vous faire que je l'aime maintenant ? Je veux lui en vouloir, vous dis-je, et pour commencer, je vais lui susciter un rival.
- Ce sera difficile, madame.
- Non, Ascanio, car ce rival c'est vous, c'est son élève. Laissez-moi au moins ne lui rendre qu'un hommage indirect, à ce grand génie qui m'abhorre. Voyons, vous, dont Cellini lui-même vante la grâce d'invention, est-ce que vous refuserez de mettre cette poésie à mon service ? et puisque vous ne partagez pas les préventions de votre maître contre ma personne, ne me le prouverez-vous pas, dites, en consentant à l'embellir ?
- Madame, tout ce que je puis et tout ce que je suis est à vos ordres. Vous êtes si bienveillante pour moi, vous vous informiez tout à l'heure avec tant d'intérêt de mon passé, de mes espérances, que je vous suis dévoué maintenant de coeur et d'âme.
- Enfant ! je n'ai rien fait encore et je ne vous demande à l'heure qu'il est qu'un peu de votre talent. Voyons, avez-vous vu en rêve quelque prodigieux bijou ? J'ai là des perles magnifiques ; en quelle pluie merveilleuse souhaitez-vous me les transformer, mon gentil magicien ? Tenez, voulez- vous que je vous dise une idée que j'ai ? Tout à l'heure, en vous voyant étendu dans cette chambre, pâle et la tête abandonnée, je m'imaginais voir un beau lis dont le vent incline la tige. Eh bien ! faites-moi un lis de perles et d'argent que je porterai à mon corsage, fit l'enchanteresse en posant la main sur son coeur.
- Ah ! madame, tant de bonté...
- Ascanio, voulez-vous reconnaître cette bonté, comme vous le dites ? Promettez-moi de me prendre pour confidente, pour amie, de ne rien me cacher de vos actions, de vos projets, de vos chagrins, car je vois bien que vous êtes triste. Promettez de venir à moi quand vous aurez besoin d'aide et de conseils.
- Mais c'est une grâce nouvelle que vous me faites et non un témoignage de reconnaissance que vous me demandez.
- Enfin, me le promettez-vous ?
- Hélas ! je vous l'aurais promis hier encore, madame ; encore hier j'aurais pu m'engager envers votre générosité à avoir besoin d'elle : aujourd'hui il n'est plus au pouvoir de personne de me servir.
- Qui sait ?
- Je le sais, moi, madame.
- Ah ! vous souffrez, vous souffrez, je vois bien, Ascanio.
Ascanio secoua tristement la tête.
- Vous êtes dissimulé avec une amie, Ascanio ; ce n'est pas bien, ce n'est pas bien, continua la duchesse en prenant la main du jeune homme et la serrant doucement.
- Mon maître doit être inquiet, madame, et j'ai peur de vous être importun. Je me sens remis tout à fait. Permettez-moi de me retirer.
- Que vous avez hâte de me quitter ! Attendez du moins qu'on vous ait préparé une litière. Ne résistez pas, c'est l'ordonnance du médecin, c'est la mienne.
Anne appela un domestique et lui donna les ordres nécessaires, puis elle dit à Isabeau de lui apporter ses perles et quelques-unes de ses pierreries, qu'elle remit à Ascanio.
- Maintenant je vous rends la liberté, dit-elle ; mais quand vous serez rétabli, mon lis sera la première chose dont vous vous occuperez, n'est-il pas vrai ? En attendant, pensez-y, je vous prie, et dès que vous aurez achevé votre dessin, venez me le montrer.
- Oui, madame la duchesse.
- Et ne voulez-vous pas que moi je pense à vous servir, et puisque vous faites ce que je veux, que je fasse de mon côté ce que vous pouvez désirer ? Voyons, Ascanio voyons, que désirez-vous, mon enfant ? Car à votre âge, on a beau comprimer son coeur, détourner ses yeux, fermer ses lèvres, on désire toujours quelque chose. Vous me croyez donc bien peu de pouvoir et de crédit, que vous dédaignez de faire de moi votre confidente ?
- Je sais, madame, répondit Ascanio, que vous avez toute la puissance que vous méritez. Mais nulle puissance humaine ne saurait m'aider en l'occasion où je me trouve.
- Enfin, dites toujours, dit la duchesse d'Etampes. Je le veux ! puis adoucissant avec une délicieuse coquetterie sa voix et son visage : Je vous en supplie !
- Hélas ! hélas ! madame, s'écria Ascanio, dont la douleur débordait. Hélas ! puisque vous me parlez avec tant de bonté, puisque mon départ va vous cacher ma honte et mes pleurs, je vais, non pas comme je l'eusse fait hier, adresser une prière à la duchesse, mais faire une confidence à la femme. Hier, je vous eusse dit : J'aime Colombe et je suis heureux !... Aujourd'hui, je vous dirai : Colombe ne m'aime pas et je n'ai plus qu'à mourir ! Adieu, madame, plaignez-moi !
Ascanio baisa précipitamment la main de madame d'Etampes, muette et immobile, et s'enfuit.
- Une rivale ! une rivale ! dit Anne en se réveillant comme d'un songe ; mais elle ne l'aime pas, et il m'aimera, je le veux !... Oh ! oui, je le jure qu'il m'aimera et que je tuerai Benvenuto !

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