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Chapitre LXXXII
Ce qui arriva dans le réduit de maître Bonhomet

Lorsque le capitaine rentra dans le réduit avec un panier de douze bouteilles à la main, Chicot le reçut d'un air tellement ouvert et souriant, que Borromée fut tenté de prendre Chicot pour un niais.
Borromée avait hâte de déboucher les bouteilles qu'il était allé chercher à la cave ; mais ce n'était rien en comparaison de la hâte de Chicot.
Aussi les préparatifs ne furent-ils pas longs. Les deux compagnons, en buveurs expérimentés, demandèrent quelques salaisons, dans le but louable de ne pas laisser éteindre la soif. Ces salaisons leur furent apportées par Bonhomet, auquel chacun d'eux jeta un dernier coup d'oeil.
Bonhomet répondit à chacun d'eux ; mais si quelqu'un eût pu juger ces deux coups d'oeil, il eût trouvé une grande différence entre celui qui était adressé à Borromée et celui qui était adressé à Chicot.
Bonhomet sortit, et les deux compagnons commencèrent à boire.
D'abord, comme si l'occupation était trop importante pour que rien dû l'interrompre, les deux buveurs avalèrent bon nombre de rasades sans échanger une seule parole.
Chicot surtout était merveilleux ; sans avoir dit autre chose que : « Par ma foi, voilà du joli bourgogne ! » et : « Sur mon âme, voilà d'excellent jambon ! » il avait avalé deux bouteilles, c'est-à-dire une bouteille par phrase.
« Pardieu ! murmurait à part lui Borromée, voilà une singulière chance que j'ai eue de tomber sur un pareil ivrogne. »
A la troisième bouteille, Chicot leva les yeux au ciel.
« En vérité, dit-il, nous buvons d'un train à nous enivrer.
- Bon ! ce saucisson est si salé ! dit Borromée.
- Ah ! cela vous va, dit Chicot ; continuons, l'ami, j'ai la tête solide. »
Et chacun d'eux avala encore sa bouteille.
Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout opposé : il déliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromée.
« Ah ! murmura Chicot, tu te tais, l'ami ; tu doutes de toi.
- Ah ! se dit tout bas Borromée, tu bavardes, donc tu te grises.
- Combien vous faut-il de bouteilles, compère ? demanda Borromée.
- Pour quoi faire ? dit Chicot.
- Pour être gai ?
- Avec quatre, j'ai mon compte.
- Et pour être gris ?
- Mettons-en six.
- Et pour être ivre ?
- Doublons. »
« Gascon ! pensa Borromée ; il balbutie et n'en est encore qu'à la quatrième. »
« Alors, nous avons de la marge », dit-il, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui et une cinquième pour Chicot.
Seulement, Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient à moitié, les autres aux deux tiers, aucune n'était vide.
Cela le confirma dans cette pensée qui lui était venue tout d'abord, que le capitaine avait de mauvaises intentions à son égard.
Il se souleva pour aller au-devant de la cinquième bouteille que lui présentait Borromée, et oscilla sur ses jambes.
« Bon ! dit-il, vous avez senti ?
- Quoi ?
- Une secousse de tremblement de terre.
- Bah !
- Oui, ventre de biche ! heureusement que l'hôtellerie de la Corne-d'Abondance est solide, quoiqu'elle soit bâtie sur pivot.
- Comment ! elle est bâtie sur pivot ? demanda Borromée.
- Sans doute, puisqu'elle tourne.
- C'est juste, dit Borromée en avalant son verre jusqu'à la dernière goutte ; je sentais bien l'effet, mais je ne devinais pas la cause.
- Parce que vous n'êtes pas latiniste, dit Chicot, parce que vous n'avez pas lu le traité De Natura rerum ; si vous l'eussiez lu, vous sauriez qu'il n'y a pas d'effet sans cause.
- Eh bien, mon cher confrère, dit Borromée, car enfin vous êtes capitaine comme moi, n'est-ce pas ?
- Capitaine depuis la pointe des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, répondit Chicot.
- Eh bien, mon cher capitaine, reprit Borromée, dites-moi, puisqu'il n'y a pas d'effet sans cause, à ce que vous prétendez, dites-moi quelle était la cause de votre déguisement ?
- De quel déguisement ?
- De celui que vous portiez lorsque vous êtes venu chez dom Modeste.
- Comment donc étais-je déguisé ?
- En bourgeois.
- Ah ! c'est vrai.
- Dites-moi cela, et vous commencerez mon éducation de philosophie.
- Volontiers ; mais, à votre tour, vous me direz, n'est-ce pas, pourquoi vous étiez déguisé en moine ? Confidence pour confidence.
- Tope ! dit Borromée.
- Touchez là », dit Chicot.
Et il tendit sa main au capitaine.
Celui-ci frappa d'aplomb dans la main de Chicot.
« A mon tour », dit Chicot.
Et il frappa à côté de la main de Borromée.
« Bien ! dit Borromée.
- Vous voulez donc savoir pourquoi j'étais déguisé en bourgeois ? demanda Chicot d'une langue qui allait s'épaississant de plus en plus.
- Oui, cela m'intrigue.
- Et vous me direz tout à votre tour ?
- Foi de capitaine ; d'ailleurs, n'est-ce pas chose convenue ?
- C'est vrai, je l'avais oublié. Eh bien, c'est tout simple.
- Dites alors.
- Et en deux mots vous serez au courant.
- J'écoute.
- J'espionnais pour le roi.
- Comment, vous espionniez ?
- Oui.
- Vous êtes donc espion par état ?
- Non, en amateur.
- Qu'espionniez-vous chez dom Modeste ?
- Tout. J'espionnais dom Modeste d'abord, puis frère Borromée ensuite, puis le petit Jacques, puis tout le couvent.
- Et qu'avez-vous découvert, mon digne ami ?
- J'ai d'abord découvert que dom Modeste est une grosse bête.
- Il ne faut pas être fort habile pour cela.
- Pardon, pardon ! car Sa Majesté Henri III, qui n'est pas un niais, le regarde comme la lumière de l'Eglise, et compte en faire un évêque.
- Soit ; je n'ai rien à dire contre cette promotion, au contraire ; je rirai bien ce jour-là. Et qu'avez-vous découvert encore ?
- J'ai découvert que certain frère Borromée n'était pas un moine, mais un capitaine.
- Ah ! vraiment ! vous avez découvert cela ?
- Du premier coup.
- Après ?
- J'ai découvert que le petit Jacques s'exerçait avec le fleuret en attendant qu'il s'escrimât avec l'épée, et qu'il s'exerçait sur une cible en attendant qu'il s'exerçât sur un homme.
- Ah ! tu as découvert cela ! dit Borromée en fronçant le sourcil. Et après, qu'as-tu découvert encore ?
- Oh ! donne-moi à boire, ou sans cela je ne me souviendrai plus de rien.
- Tu remarqueras que tu entames la sixième bouteille, dit Borromée en riant.
- Aussi je me grise, dit Chicot, je ne prétends pas le contraire ; sommes-nous donc venus ici pour faire de la philosophie ?
- Nous sommes venus ici pour boire.
- Buvons donc ! »
Et Chicot remplit son verre.
« Eh bien, demanda Borromée lorsqu'il eut fait raison à Chicot, te souviens-tu ?
- De quoi ?
- De ce que tu as vu encore dans le couvent ?
- Parbleu ! dit Chicot.
- Eh bien, qu'as-tu vu ?
- J'ai vu que les moines, au lieu d'être des frocards, étaient des soudards, et au lieu d'obéir à dom Modeste, t'obéissaient à toi. Voilà ce que J'ai vu.
- Ah ! vraiment ! mais sans doute ce n'est pas encore tout ?
- Non ; mais à boire, à boire, à boire, ou la mémoire va m'échapper. »
Et comme la bouteille de Chicot était vide, il tendit son verre à Borromée, qui lui versa de la sienne.
Chicot vida son verre sans reprendre haleine.
« Eh bien, nous rappelons-nous ? demanda Borromée.
- Si nous nous rappelons ?... je le crois bien !
- Qu'as-tu vu encore ?
- J'ai vu qu'il y avait un complot.
- Un complot ! dit Borromée pâlissant.
- Un complot, oui, répondit Chicot.
- Contre qui ?
- Contre le roi.
- Dans quel but ?
- Dans le but de l'enlever.
- Et quand cela ?
- Quand il reviendrait à Vincennes.
- Tonnerre !
- Plaît-il ?
- Rien. Ah ! vous avez vu cela ?
- Je l'ai vu.
- Et vous en avez prévenu le roi ?
- Parbleu ! puisque j'étais venu pour cela !
- Alors, c'est vous qui êtes cause que le coup a manqué ?
- C'est moi, dit Chicot.
- Massacre ! murmura Borromée entre ses dents.
- Vous dites ? demanda Chicot.
- Je dis que vous avez de bons yeux, l'ami.
- Bah ! répondit Chicot en balbutiant, j'ai vu bien autre chose encore. Passez-moi une de vos bouteilles, à vous, et je vous étonnerai quand je vous dirai ce que j'ai vu. »
Borromée se hâta d'obtempérer au désir de Chicot.
« Voyons, dit-il, étonnez-moi.
- D'abord, dit Chicot, j'ai vu M. de Mayenne blessé
- Bah !
- La belle merveille ! il était sur ma route. Et puis, j'ai vu la prise de Cahors.
- Comment ! la prise de Cahors ! vous venez donc de Cahors ?
- Certainement. Ah ! capitaine, c'était beau à voir, en vérité, et un brave comme vous eut pris plaisir à ce spectacle.
- Je n'en doute pas ; vous étiez donc près du roi de Navarre ?
- Côte à côte, cher ami, comme nous sommes.
- Et vous l'avez quitté ?
- Pour annoncer cette nouvelle au roi de France.
- Et vous arrivez du Louvre ?
- Un quart d'heure avant vous.
- Alors, comme nous ne nous sommes pas quittés depuis ce temps-là, je ne vous demande pas ce que vous avez vu depuis notre rencontre au Louvre.
- Au contraire, demandez, demandez, car, sur ma parole, c'est le plus curieux.
- Dites, alors.
- Dites, dites ! fit Chicot ; ventre de biche ! c'est bien facile à dire : Dites !
- Faites un effort.
- Encore un verre de vin pour me délier la langue... tout plein, bon. Eh bien, j'ai vu, camarade, qu'en tirant la lettre de Son Altesse le duc de Guise de ta poche, tu en as laissé tomber une autre.
- Une autre ! s'écria Borromée en bondissant.
- Oui, dit Chicot, qui est là. »
Et après avoir fait deux ou trois écarts d'une main avinée, il posa le bout de son doigt sur le pourpoint de buffle de Borromée, à l'endroit même où était la lettre.
Borromée tressaillit comme si le doigt de Chicot eût été un fer rouge, et que ce fer rouge eût touché sa poitrine au lieu de toucher son pourpoint.
« Oh ! oh ! dit-il, il ne manquerait plus qu'une chose.
- A quoi ?
- A tout ce que vous avez vu.
- Laquelle ?
- C'est que vous sussiez à qui cette lettre est adressée.
- Ah ! belle merveille ! dit Chicot en laissant tomber ses deux bras sur la table ; elle est adressée à Mme la duchesse de Montpensier.
- Sang du Christ ! s'écria Borromée, et vous n'avez rien dit de cela au roi, j'espère ?
- Pas un mot, mais je le lui dirai.
- Et quand cela ?
- Quand j'aurai fait un somme », dit Chicot.
Et il laissa tomber sa tête sur ses bras, comme il avait laissé tomber ses bras sur la table.
« Ah ! vous savez que j'ai une lettre pour la duchesse ? demanda le capitaine d'une voix étranglée.
- Je sais cela, roucoula Chicot, parfaitement.
- Et si vous pouviez vous tenir sur vos jambes, vous iriez au Louvre ?
- J'irais au Louvre.
- Et vous me dénonceriez ?
- Et je vous dénoncerais.
- De sorte que ce n'est pas une plaisanterie ?
- Quoi ?
- Qu'aussitôt votre somme achevé...
- Eh bien ?
- Le roi saura tout ?
- Mais, mon cher ami, reprit Chicot en soulevant sa tête et en regardant Borromée d'un air languissant, comprenez donc : vous êtes conspirateur, je suis espion ; j'ai tant par complot que je dénonce ; vous tramez un complot, je vous dénonce. Nous faisons chacun notre métier, et voilà. Bonsoir, capitaine. »
Et en disant ces mots non seulement Chicot avait repris sa première position, mais encore il s'était arrangé sur son siège et sur la table de telle façon que le devant de sa tête étant enseveli dans ses mains et le derrière abrité par son casque, il ne présentait de surface que le dos.
Mais aussi, ce dos, dépouillé de sa cuirasse placée sur une chaise, s'était complaisamment arrondi.
« Ah ! dit Borromée, en fixant sur son compagnon un oeil de flamme ; ah ! tu veux me dénoncer, cher ami !
- Aussitôt que je serai réveillé, cher ami, c'est convenu, fit Chicot.
- Mais il faut savoir si tu te réveilleras ! » s'écria Borromée.
Et, en même temps, il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon de bouteille, croyant le percer d'outre en outre et le clouer à la table.
Mais Borromée avait compté sans la cotte de mailles empruntée par Chicot au cabinet d'armes de dom Modeste.
La dague se brisa comme du verre sur cette brave cotte de mailles, à laquelle, pour la seconde fois, Chicot devait la vie.
En outre, avant que l'assassin fût revenu de sa stupeur, le bras droit de Chicot, se détendant comme un ressort, décrivit un demi-cercle et vint frapper d'un coup de poing pesant cinq cents livres le visage de Borromée, qui alla rouler, tout sanglant et tout meurtri, contre la muraille.
En une seconde, Borromée fut debout ; en une autre seconde, il eut l'épée à la main.
Ces deux secondes avaient suffi à Chicot pour se redresser et dégainer à son tour.
Toutes les vapeurs du vin s'étaient dissipées comme par enchantement ; Chicot se tenait a demi rejeté sur sa jambe gauche, l'oeil fixe, le poignet ferme et prêt à recevoir son ennemi.
La table, comme un champ de bataille sur lequel étaient couchées les bouteilles vides, s'étendait entre les deux adversaires, et servait de retranchement à chacun.
Mais la vue du sang qui coulait de son nez sur son visage, et de son visage à terre, enivra Borromée, et, perdant toute prudence, il s'élança contre son ennemi, se rapprochant de lui autant que le permettait la table.
« Double brute ! dit Chicot, tu vois bien que décidément c'est toi qui es ivre, car, d'un côté à l'autre de la table, tu ne peux pas m'atteindre, tandis que mon bras est de six pouces plus long que le tien, et mon épée de six pouces plus longue que la tienne. Et la preuve, tiens ! »
Et Chicot, sans même se fendre, allongea le bras avec la rapidité de l'éclair, et piqua Borromée au milieu du front.
Borromée poussa un cri, plus encore de colère que de douleur ; et comme, à tout prendre, il était d'une bravoure excessive, il redoubla d'acharnement dans son attaque.
Chicot, toujours de l'autre côté de la table, prit une chaise et s'assit tranquillement.
« Mon Dieu ! que ces soldats sont stupides ! dit-il en haussant les épaules. Cela prétend savoir manier une épée, et le moindre bourgeois, si c'était son bon plaisir, les tuerait comme mouches. Allons, bien ! il va m'éborgner maintenant. Ah ! tu montes sur la table ; bon ! il ne manquait plus que cela. Mais prends donc garde, âne bâté que tu es, les coups de bas en haut sont terribles, et, si je le voulais, tiens, je t'embrocherais comme une mauviette. »
Et il le piqua au ventre, comme il l'avait piqué au front.
Borromée rugit de fureur, et sauta en bas de la table.
« A la bonne heure ! dit Chicot ; nous voilà de plain-pied, et nous pouvons causer tout en escrimant. Ah ! capitaine, capitaine, nous assassinons donc quelquefois comme cela dans nos moments perdus, entre deux complots ?
- Je fais pour ma cause ce que vous faites pour la vôtre, dit Borromée, ramené aux idées sérieuses, et effrayé, malgré lui, du feu sombre qui jaillissait des yeux de Chicot.
- Voilà parler, dit Chicot, et cependant, l'ami, je vois avec plaisir que je vaux mieux que vous. Ah ! pas mal. »
Borromée venait de porter à Chicot un coup qui avait effleuré sa poitrine.
« Pas mal, mais je connais la botte ; c'est celle que vous avez montrée au petit Jacques. Je disais donc que je valais mieux que vous, l'ami, car je n'ai point commencé la lutte, quelque bonne envie que j'en eusse ; il y a plus, je vous ai laissé accomplir votre projet, en vous donnant toute latitude, et même encore, dans ce moment, je ne fais que parer ; c'est que j'ai un arrangement à vous proposer.
- Rien ! s'écria Borromée, exaspéré de la tranquillité de Chicot, rien ! »
Et il lui porta une botte qui eût percé le Gascon d'outre en outre, si celui-ci n'eût pas fait, sur ses longues jambes, un pas qui le mit hors de la portée de son adversaire.
« Je vais toujours te le dire, cet arrangement, pour ne rien avoir à me reprocher.
- Tais-toi ! dit Borromée, inutile, tais-toi !
- Ecoute, dit Chicot, c'est pour ma conscience ; je n'ai pas soif de ton sang, comprends-tu ? et ne veux te tuer qu'à la dernière extrémité.
- Mais tue, tue donc, si tu peux ! s'écria Borromée exaspéré.
- Non pas ; déjà une fois dans ma vie j'ai tué un autre ferrailleur comme toi, je dirai même un autre ferrailleur plus fort que toi. Pardieu ! tu le connais, il était aussi de la maison de Guise, lui, un avocat.
- Ah ! Nicolas David ! murmura Borromée effrayé du précédent et se remettant sur la défensive.
- Justement.
- Ah ! c'est toi qui l'as tué ?
- Oh ! mon Dieu, oui, avec un joli petit coup que je vais te montrer, si tu n'acceptes pas l'arrangement.
- Eh bien, quel est l'arrangement, voyons ?
- Tu passeras du service du duc de Guise à celui du roi, sans quitter cependant celui du duc de Guise.
- C'est-à-dire que je me ferais espion comme toi ?
- Non pas, il y aura une différence : moi on ne me paie pas, et toi on te paiera ; tu commenceras par me montrer cette lettre de M. le duc de Guise à Mme la duchesse de Montpensier, tu m'en laisseras prendre une copie, et je te laisserai tranquille jusqu'à nouvelle occasion. Hein ! suis-je gentil ?
- Tiens, dit Borromée, voilà ma réponse. »
La réponse de Borromée était un coupé sur les armes, si rapidement exécuté, que le bout de l'épée effleura l'épaule de Chicot.
« Allons, allons, dit Chicot, je vois bien qu'il faut absolument que je te montre le coup de Nicolas David, c'est un coup simple et joli. »
Et Chicot, qui jusque-là s'était tenu sur la défensive, fit un pas en avant et attaqua à son tour.
« Voici le coup, dit Chicot ; je fais une feinte en quarte basse. »
Et il fit sa feinte. Borromée para en rompant ; mais, après ce premier pas de retraite, il fut forcé de s'arrêter, la cloison se trouvant derrière lui.
« Bien ! c'est cela, tu pares le cercle, c'est un tort, car mon poignet est meilleur que le tien ; je lie donc l'épée, je reviens en tierce haute, je me fends, tu es touché, ou plutôt tu es mort. »
En effet, le coup avait suivi ou plutôt accompagné la démonstration, et la fine rapière, pénétrant dans la poitrine de Borromée, avait glissé comme une aiguille entre deux côtes et piqué profondément, et avec un bruit mat, la cloison de sapin.
Borromée étendit les bras et laissa tomber son épée, ses yeux se dilatèrent sanglants, sa bouche s'ouvrit, une écume rouge parut sur ses lèvres, sa tête se pencha sur son épaule avec un soupir qui ressemblait à un râle ; puis ses jambes cessèrent de le soutenir, et son corps, en s'affaissant, élargit la coupure de l'épée, mais ne put la détacher de la cloison, maintenue qu'elle était contre la cloison par le poignet infernal de Chicot ; de sorte que le malheureux, semblable à une gigantesque phalène, resta cloué à la muraille que ses pieds battaient par saccades bruyantes.
Chicot, froid et impassible comme il était dans les circonstances extrêmes, surtout quand il avait au fond du coeur cette conviction qu'il avait fait tout ce que sa conscience lui prescrivait de faire, Chicot lâcha l'épée qui demeura plantée horizontalement, détacha la ceinture du capitaine, fouilla dans son pourpoint, prit la lettre et en lut la suscription :

Duchesse de Montpensier

Cependant le sang filtrait en filets bouillants de la blessure, et la souffrance de l'agonie se peignait sur les traits du blessé.
« Je meurs, j'expire, murmura-t-il ; mon Dieu Seigneur, ayez pitié de moi ! » Ce dernier appel à la miséricorde divine, fait par un homme qui sans doute n'y avait guère songé que dans ce moment suprême, toucha Chicot. « Soyons charitable, dit-il, et puisque cet homme doit mourir, qu'il meure au moins le plus doucement possible. »
Et s'approchant de la cloison, il retira avec effort son épée de la muraille, et, soutenant le corps de Borromée, il empêcha que ce corps ne tombât lourdement à terre.
Mais cette dernière précaution était inutile : la mort était accourue rapide et glacée, elle avait déjà paralysé les membres du vaincu ; ses jambes fléchirent, il glissa dans les bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher.
Cette secousse fit jaillir de la blessure un flot de sang noir, avec lequel s'enfuit le reste de la vie qui animait encore Borromée.
Alors Chicot alla ouvrir la porte de communication, et appela Bonhomet.
Il n'appela pas deux fois ; le cabaretier avait écouté à la porte, et avait successivement entendu le bruit des tables, des escabeaux, du frottement des épées et de la chute d'un corps pesant ; or, il avait, surtout après la confidence qui lui avait été faite, trop d'expérience, ce digne M. Bonhomet, du caractère des gens d'épée en général, et de celui de Chicot en particulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s'était passé.
La seule chose qu'il ignorât, c'était celui des deux adversaires qui avait succombé.
Il faut le dire à la louange de maître Bonhomet, sa figure prit une expression de joie véritable lorsqu'il entendit la voix de Chicot, et qu'il vit que c'était le Gascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte.
Chicot, à qui rien n'échappait, remarqua cette expression, et lui en sut intérieurement gré :
Bonhomet entra en tremblant dans la petite salle.
« Ah ! bon Jésus ! s'écria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigné dans son sang.
- Eh ! mon Dieu, oui, mon pauvre Bonhomet, dit Chicot, voilà ce que c'est de nous ; ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois.
- Oh ! mon bon monsieur Chicot, mon bon monsieur Chicot ! s'écria Bonhomet prêt à se pâmer.
- Eh bien, quoi ? demanda Chicot.
- Que c'est mal à vous d'avoir choisi mon logis pour cette exécution ! un si beau capitaine !
- Aimerais-tu mieux voir Chicot à terre et Borromée debout ?
- Non, oh ! non ! s'écria l'hôte du plus profond de son coeur.
- Eh bien, c'est ce qui devait arriver cependant, sans un miracle de la Providence.
- Vraiment ?
- Foi de Chicot ! Regarde un peu dans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami. »
Et il se baissa devant le cabaretier pour que ses deux épaules arrivassent à la hauteur de son oeil.
Entre les deux épaules le pourpoint était troué, et une tache de sang ronde et large comme un écu d'argent rougissait les franges du trou.
« Du sang ! s'écria Bonhomet, du sang ! ah ! vous êtes blessé !
- Attends, attends. »
Et Chicot défit son pourpoint, puis sa chemise.
« Regarde maintenant, dit-il.
- Ah ! vous aviez une cuirasse ! ah ! quel bonheur, cher monsieur Chicot ; et vous dites que le scélérat a voulu vous assassiner ?
- Dame ! il me semble que ce n'est pas moi qui ai été m'amuser à me donner un coup de poignard entre les deux épaules. Maintenant que vois-tu ?
- Une maille rompue.
- Il y allait bon jeu, bon argent, ce cher capitaine ; et du sang ?
- Oui, beaucoup de sang sous les mailles.
- Enlevons la cuirasse alors », dit Chicot.
Chicot enleva la cuirasse et mit à nu un torse qui semblait ne se composer que d'os, de muscles collés sur les os, et de peau collée sur les muscles.
« Ah ! monsieur Chicot, s'écria Bonhomet, vous en avez large comme une assiette.
- Oui, c'est cela, le sang extravasé ; il y a ecchymose, comme disent les médecins ; donne-moi du linge blanc, verse en partie égale dans un verre de bonne huile d'olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache, mon ami, lave.
- Mais ce corps, cher monsieur Chicot, ce corps, que vais-je en faire ?
- Cela ne te regarde pas.
- Comment ! cela ne me regarde pas ?
- Non. Donne-moi ; encre, plume et papier.
- A l'instant même, cher monsieur Chicot. »
Bonhomet s'élança hors du réduit.
Pendant ce temps, Chicot, qui n'avait probablement pas de temps à perdre, chauffait à la lampe la pointe d'un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de la lettre.
Après quoi, rien ne retenant plus la dépêche, Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques de satisfaction.
Comme il venait d'achever cette lecture, maître Bonhomet rentra avec l'huile, le vin, le papier et la plume.
Chicot arrangea la plume, l'encre et le papier devant lui, s'assit à la table, et tendit le dos à Bonhomet avec un flegme stoïque.
Bonhomet comprit la pantomime et commença ses frictions.
Cependant, comme si, au lieu d'irriter une douloureuse blessure, on l'eût voluptueusement chatouillée, Chicot, pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise à sa soeur, et faisait ses commentaires à chaque mot.
Cette lettre était ainsi conçue :

Chère soeur, l'expédition d'Anvers a réussi pour tout le monde, mais a manqué pour nous ; on vous dira que le duc d'Anjou est mort ; n'en croyez rien, il vit.
Il vit, entendez-vous ? là est toute la question.
Il y a toute une dynastie dans ces mots ; ces deux mots séparent la maison de Lorraine du trône de France mieux que ne le ferait le plus profond abîme.
Cependant ne vous inquiétez pas trop de cela. J'ai découvert que deux personnes, que je croyais trépassées, existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le prince dans la vie de ces deux personnes.
Pensez donc à Paris seulement ; dans six semaines il sera temps que la Ligue agisse ; que nos ligueurs sachent donc que le moment approche et se tiennent prêts.
L'armée est sur pied ; nous comptons sur douze mille hommes sûrs et bien équipés ; j'entrerai avec elle en France, sous prétexte de combattre les huguenots allemands qui vont porter secours à Henri de Navarre ; je battrai les huguenots, et, entré en France en ami, j'agirai en maître.

« Eh ! eh ! fit Chicot.
- Je vous fais mal, cher monsieur, dit Bonhomet, suspendant les frictions.
- Oui, mon brave.
- Je vais frotter plus doucement, soyez tranquille. »
Chicot continua :

P.S. J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante-Cinq ; seulement, permettez-moi de vous dire, chère soeur, que vous ferez à ces drôles-là plus d'honneur qu'ils n'en méritent...

« Ah ! diable, murmura Chicot, voilà qui devient obscur. »
Et il relut :

J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante-Cinq...

« Quel plan ? » se demanda Chicot.

... seulement, permettez-moi de vous dire, chère soeur, que vous ferez à ces drôles-là plus d'honneur qu'ils n'en méritent.

« Quel honneur ? »
Chicot reprit :

... qu'ils n'en méritent.
Votre affectionné frère,
H. de Lorraine

« Enfin, dit Chicot, tout est clair, excepté le post-scriptum. Bon ! nous surveillerons le post-scriptum.
- Cher monsieur Chicot, se hasarda de dire Bonhomet, voyant que Chicot avait cessé d'écrire, sinon de penser, cher monsieur Chicot, vous ne m'avez point dit ce que j'aurai à faire de ce cadavre.
- C'est chose toute simple.
- Pour vous qui êtes plein d'imagination, oui, mais pour moi ?
- Eh bien, suppose, par exemple, que ce malheureux capitaine se soit pris de querelle dans la rue avec des Suisses ou des reîtres, et qu'on te l'ait apporté blessé, aurais-tu refusé de le recevoir ?
- Non, certes, à moins que vous ne me l'eussiez défendu, cher monsieur Chicot.
- Suppose que, déposé dans ce coin, il soit malgré les soins que tu lui donnais, passé de vie à trépas entre tes mains. Ce serait un malheur, voilà tout, n'est-ce pas ?
- Certainement.
- Et au lieu d'encourir des reproches, tu mériterais des éloges pour ton humanité. Suppose encore qu'en mourant, ce pauvre capitaine ait prononcé le nom bien connu pour toi du prieur des Jacobins Saint-Antoine.
- De dom Modeste Gorenflot ? s'écria Bonhomet avec étonnement.
- Oui, de dom Modeste Gorenflot. Eh bien, tu vas prévenir dom Modeste ; dom Modeste s'empresse d'accourir, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse - tu comprends ? il est important qu'on retrouve la bourse, je te dis cela par manière d'avis -, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, et dans l'autre cette lettre, on ne conçoit aucun soupçon.
- Je comprends, cher monsieur Chicot.
- Il y a plus, tu reçois une récompense au lieu de subir une punition.
- Vous êtes un grand homme, cher monsieur Chicot ; je cours au prieuré Saint-Antoine.
- Attends donc ; que diable ! j'ai dit, la bourse et la lettre.
- Ah ! oui, et la lettre, vous la tenez ?
- Justement.
- Il ne faudra pas dire qu'elle a été lue et copiée ?
- Pardieu ! c'est justement pour cette lettre parvenue intacte que tu recevras une récompense.
- Il y a donc un secret dans cette lettre ?
- Il y a, par le temps qui court, des secrets dans tout, mon cher Bonhomet. »
Et Chicot, après cette réponse sentencieuse, rattacha la soie sous la cire du scel en employant le même procédé, puis il unit la cire si artistement, que l'oeil le plus exercé n'y eût pu voir la moindre fissure.
Après quoi, il remit la lettre dans la poche du mort, se fit appliquer sur sa blessure le linge imprégné d'huile et de lie de vin en manière de cataplasme, remit la cotte de mailles préservatrice sur sa peau, sa chemise sur sa cotte de mailles, ramassa son épée, l'essuya, la repoussa au fourreau et s'éloigna.
Puis, revenant :
« Après tout, dit-il, si la fable que j'ai inventée ne te paraît pas bonne, il te reste à accuser le capitaine de s'être passé lui-même son épée au travers du corps.
- Un suicide ?
- Dame ! cela ne compromet personne, tu comprends.
- Mais on n'enterrera point ce malheureux en terre sainte.
- Peuh ! dit Chicot, est-ce un grand plaisir à lui faire ?
- Mais, oui, je crois.
- Alors, fais comme pour toi, mon cher Bonhomet : adieu ! »
Puis, revenant une seconde fois :
« A propos, dit-il, je vais payer puisqu'il est mort. »
Et Chicot jeta trois écus d'or sur la table.
Après quoi, il rapprocha son index de ses lèvres en signe de silence et sortit.

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