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Chapitre XCII
Les pressentiments d'Olympe et Bannière se réalisent

Tout le reste de la journée fut employé par Olympe à empêcher, en femme adroite qu'elle était, Bannière de penser au côté gênant de son secret.

Mais le soir venu, après qu'un dîner pareil au déjeuner leur eut fait sentir à tous deux le besoin de la promenade, Olympe, ne voyant plus d'inconvénient à sortir avec Bannière, lui prit le bras, et tous deux s'en allèrent dans les quartiers les moins fréquentés.
Il faisait un admirable temps; le ciel était pur et rafraîchi, l'air apportait sur la terre autant de parfums que la terre en envoyait aux cieux. Les deux promeneurs, se faisant l'un à l'autre ce doux poids de la félicité sans nuages, arrivèrent à cette ancienne porte que nous connaissons déjà pour être voisine de cette caserne où Bannière avait passé deux heures sous l'uniforme de Sa Majesté, lorsque, grâce à cet uniforme, il avait été arraché par Olympe aux mains des jésuites. Comme ils admiraient le lourd plein cintre de cette porte, et la longue avenue d'arbres par laquelle Bannière était parti au galop, un lourd carrosse de transport arriva par la route de Paris, et laissa échapper de son ventre rebondi ces bruits de profonds sommeils et de conversations étranges qui, dans les voitures publiques, forment un rauque accompagnement aux hennissements des chevaux et aux jurons des postillons.
Quelques passants s'attroupèrent alors pour voir ce spectacle, toujours divertissant, de voyageurs qui partent ou arrivent.
Le carrosse s'arrêta.

Aussitôt la portière s'ouvrit: un voyageur se fit descendre sa malle du haut de la bâche, paya le conducteur, et s'alla pendre au cou de sa femme, qui l'attendait en pleurnichant de joie avec ses deux enfants.
- Et vous, monsieur l'abbé, dit le conducteur en parlant à un voyageur encore invisible, est-ce que vous ne descendez pas ici?
- Pourquoi ici? demanda une voix répondant de l'intérieur.
- Dame! fit le conducteur, parce que c'est le plus court chemin pour aller à la maison des révérends pères jésuites.
- Ah! s'il en est ainsi, répliqua de l'intérieur la même voix qui avait déjà parlé, je descends, je descends!
Et un homme en costume d'abbé descendit assez légèrement du fourgon, sa soutane relevée dans sa ceinture.
Puis le conducteur, en le saluant, lui tendit un mince portemanteau. - Vous êtes payé, n'est-ce pas, mon ami? dit l'abbé.
- Oui, monsieur, et je n'ai rien à réclamer.
- Excepté ces trente sous que je vous offre pour boire. Si j'étais plus riche, je vous donnerais plus.
- Ah! monsieur l'abbé, dit le conducteur en reprenant sa place, si tout le monde en donnait autant! Hue! Les chevaux!
Et la voiture continua sa route vers Lyon.

L'ecclésiastique resta, son petit bagage à la main, un peu étourdi, cherchant à droite et à gauche son chemin, qu'il paraissait ne pas bien connaître.

- Comme c'est bizarre! dit Olympe, depuis que ce bon Champmeslé nous a réunis, nous a mariés, nous a dotés, je ne puis pas voir un ecclésiastique sans songer à cet excellent ami.
- Eh mais! dit Bannière en suivant la direction des yeux d'Olympe, en effet!
- Quoi?
- C'est lui!
- Qui lui?
- Mais Champmeslé.
- Champmeslé!
- Champmeslé en personne; et la preuve, c'est que vous allez voir.
Et Bannière haussant la voix:
- Hé! Champmeslé! dit-il.
- Hein? fit l'ecclésiastique en se retournant.
- Voyez-vous que c'est lui!
- Monsieur de Champmeslé! fit Olympe.
- Mes amis, mes bons amis! s'écria le bonhomme en leur tendant les bras.
- Est-il vraiment possible que ce soit vous? dit Bannière en l'embrassant pour la seconde fois.
- Mais oui, mais oui, c'est moi, dit Champmeslé tout joyeux.
- Mais par quelle heureuse circonstance êtes-vous à Lyon? demanda Bannière.
- Courez-vous par hasard après nous? demanda Olympe.
- Eh non! mes amis, on me rappelle.
- Qui vous rappelle?
- MM. les pères.
- Pourquoi vous rappellent-ils?
- Oh! parce que je crois que je suis un peu en disgrâce.
- Vous?
- Oui, moi.
- Tenez, dit Olympe, écartons-nous un peu de ces groupes de militaires qui nous regardent comme des bêtes curieuses, et vous nous conterez votre nouveau malheur, si malheur il y a.
- Oui, écartons-nous, dit Champmeslé. En effet, ces soldats nous regardent avec une bien grande attention.
- Dame! dit Bannière, peut-être trouvent-ils étonnant qu'une jolie femme embrasse un abbé, car je vous en préviens, monsieur de Champmeslé, Olympe vous a embrassé.
- Et de tout cœur même, dit Olympe; mais revenons à votre disgrâce: qu'y a-t-il ?
- Il y a qu'on m'accuse ...
- De quoi?
- D'avoir fait évader Bannière de Charenton, et de l'avoir réintégré au théâtre.
- Mais qui donc vous a accusé?
- Dame! les surveillants de l'ordre.
- C'est-à-dire ses espions.
- Ils appellent cela des surveillants.
- Soit. Et c'est à cause de moi, cher ami, que l'on vous tourmente, que l'on vous persécute?
- Il paraît que je suis dans mon tort.
- Mais non, puisque je me suis évadé.
- C'est vrai: seulement vous vous êtes peut-être évadé un peu trop spirituellement pour un fou.
- Puisque je ne l'étais pas, fou!
- C'est vrai; mais il faut croire qu'il était expédient à quelques-uns que vous le fussiez.
- Ah! oui, je comprends.
- Toujours est-il, continua Champmeslé, que j'ai reçu quelque chose comme une semonce, et l'ordre de rejoindre au plus tôt mon collège.
- A Lyon?
- Non, à Avignon. L'ordre est parfaitement signé du père Mordon.
- Et vous vous êtes arrêté ici?
- Il faut bien que je fasse viser ma feuille.
- Comment! votre feuille? dit Olympe en riant. êtes-vous un soldat qui marche par étapes?
- L'ordre est organisé militairement; nous ne sommes payés qu'en faisant signer notre feuille; autrement, continua étourdiment Champmeslé, pas d'argent pour voyager, et ce serait dur !
- Vous n'avez pas d'argent! s'écria Bannière; mais vous nous avez donc donné tout ce que vous aviez?
- Mais non! mais non! s'écria Champmeslé, tout honteux d'avoir laissé échapper cette légèreté. Je ne dis pas que je n'ai plus d'argent. Allons donc! (Et il fit sonner quelques pièces de monnaie.) D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela.
- Si fait bien, il s'agit de cela! dit Bannière; et puisque nous vous tenons, vous allez venir souper et loger avec nous.
- Et, reprit Olympe, nous vous dirons comme l'ogre au bonhomme: «Chauffe-toi, chauffe-toi, petit homme; c'est de ton bois.»
- Eh! impossible, dit Champmeslé.
- Pourquoi cela?
- Parce que si l'on savait au collège de Lyon qu'au lieu d'aller faire
viser ma feuille, j'ai conversé avec des ...
- Avec des comédiens, dit en riant Bannière.
- Non. D'ailleurs, vous ne l'êtes plus: vous savez nos conventions. Avec des amis.
- Eh bien! que vous ferait-on?
- Ce qu'on me ferait?
- Je vous le demande.
- Peut-être qu'en arrivant à Avignon, on me mettrait dans cette salle des méditations que vous connaissez, ou me condamnerait-on à quelque pénitence pire encore. Laissez-moi donc vous embrasser, mes amis; puis j'irai au collège des jésuites, j'y passerai cette nuit dans un dortoir, selon la règle, et, au point du jour, je me dirigerai sur Avignon.
- Pauvre ami, dit Bannière, vous ne voyez donc pas que ces gens-là vous attachent avec des chaînes plus lourdes qu'un homme appartenant au Seigneur seul n'en devrait porter.
- Je vois mon salut au bout de tout, dit Champmeslé. Adieu donc, mes bons amis. Mais que de militaires!
- En effet, que de militaires! dit Olympe, voyant, comme des fourmis sortant d'une fourmilière, une quantité d'uniformes sortant de la caserne, allant, venant, et regardant avec curiosité.
- Je vous laisse, dit Champmeslé. Où logez-vous, afin que demain, avant le départ du bateau, je vous dise un dernier adieu?
- Au Coq-Noir, rue des Vergettes, répondit Olympe.
- Bien; j'irai.
- Mais nous n'y serons plus, dit tout bas Bannière à sa femme.
- Eh bien! restons une nuit de plus, dit Olympe, afin de ne pas manquer l'adieu de cet excellent homme.
- Restons, dit Bannière; tu sais bien que ce que tu veux je le veux. Se retournant alors vers Champmeslé:
- Ainsi donc, c'est dit, à demain matin, n'est-ce pas? Champmeslé fit un signe de tête et partit.
Olympe et Bannière tirèrent un peu à l'écart, pour se dégager de cet essaim de militaires qui les entouraient.
- Mais, que de dragons! fit Bannière.
- Tiens, Champmeslé s'est arrêté; il cause.
Bannière chercha à distinguer dans l'obscurité qui commençait à descendre du ciel.
- Avec qui cause-t-il donc? continua Bannière.
- Je ne distingue pas, dit Olympe, qui cependant distinguait à merveille.
- On dirait qu'il cause avec un abbé comme lui.
- Un abbé, c'est vrai, dit Olympe toute palpitante.
- Ils se retournent de notre côté.
- Crois-tu? dit Olympe en passant entre son mari et les deux ecclésiastiques, car elle croyait avoir reconnu dans le second abbé quelques airs de l'abbé d'Hoirac.
- Ah! Champmeslé quitte son frère en Dieu, dit Bannière.
- Dieu en soit loué! dit tout bas Olympe.
Et, prenant le bras de son mari, elle l'entraîna du côté de la ville. Elle ne s'était pas trompée, Champmeslé avait bien été abordé par l'abbé d'Hoirac.
L'abbé d'Hoirac, qu'accompagnait une femme dont le visage était couvert du capuchon d'une mante, et qui sous ce capuchon semblait voir très clair, avait demandé à Champmeslé quelles étaient les personnes qu'il venait de saluer.
Champmeslé, sans défiance aucune, avait répondu:
- C'est M. et Mme Bannière, deux de mes amis. Sur quoi, il avait tourné les talons.
- Voyez-vous que je ne me trompais pas, avait dit la femme encapuchonnée à d'Hoirac. Ah! moi, d'abord, quand j'ai coiffé une personne, ne fût-ce qu'une fois ...
- Bien! bien! dit d'Hoirac. Voilà un louis.
- Merci, dit la femme.
Puis, tandis que l'abbé d'Hoirac pivotait à son tour sur ses talons, mais du côté opposé à Champmeslé:
- Ah! belle Olympe, tu m'as chassée! se dit-elle. Ah! beau Bannière, tu m'as battue! Eh bien! nous verrons!
Et, tout en s'éloignant:
- C'est, par ma foi! un beau louis double, continua-t-elle; il fallait être bien bête de préférer Bannière, qui est gueux comme un rat, à ce gentil petit abbé, qui est riche comme une mine d'or; mais, nous autres femmes, quand le cœur est pris ...
Et elle disparut à son tour en secouant la tête.
Pendant ce temps, Bannière et sa femme s'étaient éloignés comme nous avons dit; mais à peine avaient-ils fait cinquante pas, qu'ils virent s'approcher deux hommes portant l'uniforme de dragon. D'autres s'étaient déjà, comme nous l'avons dit, approchés de Bannière et d'Olympe; mais pas aussi près que ceux-ci.
Bannière crut qu'ils voulaient insulter Olympe en la regardant sous le nez. Il se campa donc fièrement sur la hanche, enfonça son chapeau sur ses yeux, et attendit.
Olympe essayait de l'entraîner; elle le suppliait, croyant à un commencement de querelle.
- Holà! messieurs, dit Bannière prenant le premier la parole, je voudrais en vérité bien savoir ce que vous avez à nous regarder ainsi?
- Nous vous regardons pour vous voir, c'est bien simple, dit un des deux dragons.
- Impertinent!
Et Bannière leva la main.
- Tout beau, monsieur! dit l'autre dragon en ricanant. Puis, se retournant vers son camarade:
- C'est, en vérité, lui, dit-il.
- Quand je t'ai dit que je l'avais reconnu moi-même, avant que l'abbé fût venu le dénoncer!
Olympe frissonna sans savoir pourquoi.
- Ah çà! dit Bannière, il serait cependant bien temps de s'expliquer, messieurs les soldats!
- Vous êtes monsieur Bannière, n'est-ce pas? demanda le dragon.
- Oui certes, je suis monsieur Bannière. Après!
- Monsieur Bannière en personne? demanda l'autre.
- Parbleu! fit Bannière en haussant les épaules.
Bannière fit un mouvement pour écarter le dragon et passer.
- Pardon, dit celui-ci; mais nous avons ici tout près un major qui voudrait vous dire deux mots, monsieur Bannière.
Mais déjà le major était arrivé avec plusieurs officiers; derrière ces officiers un essaim de dragons; derrière les dragons des curieux. Olympe et son mari furent en un instant englobés dans un cercle qui se rétrécissait toujours.
- Eh bien! demanda le major, où est l'homme?
- Le voici, dit un des dragons en montrant Bannière.
- Vous êtes sûr?
- Il avoue, mon major; et d'ailleurs vous avez le signalement, consultez-le.
- Mais enfin, s'écria Olympe, qu'y a-t-il donc? Monsieur est mon mari.
- Eh bien! il y a, ma petite dame, répondit galamment le major, que votre mari est un déserteur. Voilà tout.
- Ah! s'écria Bannière frappé au cœur.
Le malheureux avait tout oublié.
- Ah! s'écria Olympe glacée d'effroi.
- Oui, oui, oui, continua le major, il y a que ce joli garçon nous a volé un habit complet, un sabre, un cheval avec l'équipement. ..:
- Mon Dieu! mon Dieu! murmura Bannière.
- Il y a, continua le major sur le même ton, qu'il a vendu cheval, sabre et habit, ce qui constitue le plus désagréable délit dont puisse rendre compte un militaire qui a l'honneur de servir dans les armées du roi.
- Ma foi! sans l'abbé, nous le manquions, dit un des officiers à la suite du major. Au diable si je l'eusse reconnu sous cet habit noir! C'est cependant moi qui l'ai mis à cheval.
- Ce diable d'abbé! continua le major. Ah! il paraît qu'il n'est pas de vos amis?
- Quel abbé? balbutia Bannière, étourdi, anéanti.
- Oh! fit Olympe, perdu! perdu!
- Allons, madame, dit le major, il est tard; faisons nos adieux, et vivement.
- Mes adieux! à qui? demanda Olympe.
- Mais à votre mari, que nous arrêtons.
- Vous arrêtez Bannière! s'écria Olympe en jetant ses bras au cou du jeune homme.
- Ah! parbleu! il y a assez longtemps que nous en avons l'ordre, dit le major. Il se faisait passer pour fou, à Charenton, le farceur! Ma foi! le fait est que vous êtes bien fou, mon ami, d'être venu vous brûler ainsi à nos chandelles.
- Pauvre garçon! dit un des dragons, attendri par l'image vivante de cet inflexible désespoir; la petite femme l'aime bien.
Et il poussa un soupir. Cœur compatissant sous une rude écorce. Bannière sentit que de chaque côté deux mains s'appuyaient sur ses épaules. Olympe desserra le nœud dont elle l'entourait et s'évanouit. Le prisonnier fut à l'instant même emmené à la caserne, tandis que des âmes charitables s'empressaient autour de cette pauvre femme inanimée, en qui le Seigneur miséricordieux suspendait l'intelligence pour interrompre la douleur.



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