Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXXXIX
L'habit de soie et l'habit de velours

Et maintenant, que l'on nous permette d'abandonner notre excellent abbé, qui ne nous donne aucune crainte, douillettement couché qu'il est dans le lit de son ami le desservant de la chapelle Notre-Dame-de-Lorette, pour suivre nos deux époux, qui sont, on a pu le remarquer, nos héros de prédilection.
Leur double existence est désormais fondue en une seule. Ils sont jeunes, ils se sentent forts, ils ont de quoi vivre quatre ans, et il faudrait une catastrophe bien terrible et bien inattendue pour les séparer. Hélas! le malheur est comme la mort, invisible; on ne le devine que lorsqu'il nous touche, à la douleur !
Olympe fit mener droit chez elle: c'était à deux pas.
Par son ordre, la femme de chambre avait apprêté toutes ses hardes et tout son linge. C'était un amas qui emplissait la chambre à coucher. Olympe venait à peine de réfléchir à la difficulté qu'il y aurait de voyager avec un pareil bagage, que Bannière avait déjà trouvé le moyen d'éviter cet embarras.
- On fera, dit-il, de tout cela une énorme caisse que nous adresserons à Lyon, tandis que nous, libres et sans attirail, nous irons chercher notre maison et attendre l'arrivée des effets.
- Alors, aidez-moi, dit Olympe, car vous avez raison.
Et Bannière se mit à empiler avec Olympe, dans les coffres, tout ce qui faisait la fortune de ce ménage.
Tandis qu'ils s'occupaient ainsi, joyeux et empressés, la femme de chambre accourut d'un air affairé, et fit signe à sa maîtresse qu'elle avait quelque chose à lui dire.
- Eh bien! venez, fit Olympe.
La femme de chambre s'approcha effectivement et parla bas à l'oreille de sa maîtresse.
Olympe rougit.
Bannière la vit rougir, rougit lui-même et détourna les yeux. Hélas! pauvre Bannière, il croyait deviner que sa présence était déjà une gêne pour sa femme.
Olympe réfléchit un moment.
- Qu'avez-vous, Olympe? demanda alors Bannière avec plus de tendresse encore que d'inquiète jalousie.
- Quelque chose de désagréable m'arrive, mon ami, dit Olympe.
- Oh! alors, dites vite.
- C'est M. de Mailly qui m'envoie un messager.
- M. de Mailly!
- Oui. Il est parti cette nuit pour Vienne, et, avant son départ. ..
- Il vous écrit?
- Je le crois.
- Ah! fit Bannière.
Et il se retourna, troublé, malheureux, éperdu.
- Faut-il que je le reçoive? demanda Olympe naturellement.
- Comme il vous plaira, Olympe.
- Ce n'est pas répondre cela.
- Vous êtes maîtresse absolue.
- Vous ne comprenez pas, dit Olympe légèrement piquée. Je ne vous demande pas si vous permettez que je reçoive le messager; je vous demande s'il est convenable que je le reçoive, oui ou non.
- Vous êtes plus délicate et plus savante que moi en ces matières, chère Olympe, dit Bannière dont le cœur battait plus vivement qu'il n'eût voulu lui-même, et dont la voix, quelque effort qu'il fit, tremblait de jalousie.
- Allez chercher ce messager et faites-le entrer ici, dit Olympe à la femme de chambre.
Celle-ci sortit aussitôt avec cette joie que les serviteurs éprouvent toujours lorsqu'ils sont parvenus, de façon ou d'autre, à embarrasser leurs maîtres.
Cinq secondes après, le messager entra. Il tenait une lettre assez large et pliée carrément.
- Pour Mlle Olympe de Clèves, de la part de M. le comte de Mailly, dit-il.
Puis, comme en ce moment il venait d'apercevoir le jeune homme debout et pâlissant.
- Ou pour M. Bannière, ajouta-t-il.
Sur quoi, saluant avec respect, il se retourna sans témoigner le moindre embarras, lui qui cependant venait de troubler si réellement le nouveau ménage.
Olympe avait reçu la lettre et la tenait dans sa main.
Elle fit signe à la femme de chambre de sortir, et resta seule avec Bannière.
Elle tendit alors la lettre à son mari.
- Cette lettre est à vous, dit-elle, comme toutes celles que je recevrai désormais.
- Non, répondit Bannière, plein de joie et de tristesse à la fois; non, c'est à vous qu'elle a été remise, Olympe. Lisez.
- Pourquoi ne liriez-vous pas, mon ami? Pourquoi, voyons, dites?
- Parce que je sais d'avance tout ce qu'il y a dans cette lettre.
- Vous le savez?
- Je le devine.
- Vous?
- Sans doute; il n'est pas bien difficile, à moi surtout, de deviner ce que peut vous écrire un homme qui vous aime et qui vous perd.
- Mais puisque la lettre s'adresse aussi bien à vous qu'à moi, a dit le messager.
- Oui, mais je sais aussi ce que l'on peut me dire, à moi. Olympe lui prit les deux mains.
- Voyons, Bannière, lui dit-elle tendrement, faut-il que, dès la première heure de notre mariage, une lettre qui m'arrive sans que je le veuille, sans que je le sache, jette du trouble dans votre esprit! Voyons, lisez, ce n'est peut-être point ce que vous supposez.
- Croyez-vous que ce soit une menace? dit Bannière en étendant la main vers la lettre et en fronçant le sourciL
Mais alors ce fut Olympe qui la retira à elle.
- Non, dit-elle bravement, l'homme qui a écrit cette lettre, croyez-moi, Bannière, cet homme est incapable d'une lâcheté.
- Vous savez ce qu'il y a dans son cœur, dit Bannière avec amertume.
- Oui, dit Olympe.
- Alors vous devez aussi savoir ce qu'il y a dans sa lettre, et il est inutile que nous la lisions.
- Oui, dit Olympe, il est inutile que nous la lisions, dans ce moment-ci surtout. Nous la lirons plus tard, là-bas, quand il sera à Vienne, lui, sur les bords du Danube, et nous dans notre petit palais de Lyon, au bord de la Saône.
Et, jetant un bras autour du cou de son mari, appuyant ses lèvres sur ses lèvres, Olympe glissa dans la poche de son habit cette lettre qu'il s'obstinait à refuser.
Le baiser, le sourire, le sacrifice de sa femme achevèrent de désarmer Bannière et de rasséréner son cœur.
- Foin de la jalousie! s'écria-t-il; j'ai la plus belle, la plus tendre et la plus honnête des femmes.
- Et même la plus amoureuse, mon mari.
- Seulement, continua Bannière, cette femme, mettons-la vite en sûreté, et puisque je ne puis pas lire ses lettres, faisons en sorte qu'elle n'en reçoive pas.
Et, avec un enjouement toujours croissant:
- Aux paquets! cria Bannière, aux paquets!
Et il se remit avec Olympe à entasser les hardes dans la grande caisse. - Et le fiacre? dit Olympe au milieu de sa joie.
- Le fiacre?
- Oui, qu'est-il devenu?
- Il attend toujours.
- Le gardez-vous donc?
- Sans doute.
- Pour quoi faire?
- Il nous mènera jusqu'à ce que ses chevaux ne puissent plus marcher.
- Et alors?
- Alors nous serons quelque part, nous aviserons. L'essentiel pour moi, et, j'espère, pour vous, Olympe, c'est de partir, de quitter Paris.
- Très bien! Mais pour voyager la nuit, mon cher Bannière, vous voilà un peu bien légèrement vêtu.
- J'étais bien plus légèrement vêtu encore quand je suis arrivé à Paris, courant après vous!
- N'importe!
- Allons, dit en riant Bannière, voilà déjà la femme qui méprise l'habit de noces de son mari!
- Dieu m'en garde! mon cher Bannière, et mon respect pour lui est si grand au contraire que je veux en faire une relique.
Elle appela la femme de chambre.
Mlle Claire entra.
- Ouvrez le coffre de citronnier, dit Olympe, et apportez-moi cet habit de velours que vous savez.
- Un habit d'homme? dit Bannière.
- Oui, monsieur, un habit d'homme, dit en souriant Olympe.
Le visage de Bannière se rembrunit.
- Olympe, dit-il avec tristesse, le temps est passé où le novice des jésuites pouvait entrer dans les habits de M. le comte de Mailly.
-Taisez-vous, cœur grossier, dit Olympe en tendant l'habit de velours à Bannière; regardez cet habit, reconnaissez-le et rougissez de honte.
Bannière approcha l'habit des flambeaux.
- Mais, en effet, s'écria-t-il tout joyeux, je connais cet habit!
- C'est l'habit de velours que vous aviez commandé, et que l'on vous a apporté le jour même où vous avez été arrêté à Lyon par ordre des jésuites; cet habit, que vous n'avez cependant mis que pour l'essayer, Bannière, je l'ai gardé, moi; tous les jours je le regardais, tous les soirs je le baisais. J'ai enfermé dans ses poches les parfums que j'aimais; ah! cet habit, c'était, avec le souvenir, à peu près tout ce qui me restait de nos journées d'amour et de bonheur; c'était comme une mémoire embaumée du temps qui n'était plus et qui répandait son parfum dans ma maison et dans mon cœur!
Bannière poussa un cri de joie, se dépouilla de son habit de soie, passa l'habit de velours, et se jeta dans les bras d'Olympe, qu'il tint embrassée étroitement, tandis que Mlle Claire, très peu accessible aux scènes sentimentales, avec un flegme imperturbable, pliait soigneusement le vieil habit, qu'elle enfouissait dans le grand coffre au milieu des effets d'Olympe.
Quand cet attendrissement eut cessé, la malle était pleine; trois heures sonnèrent; les chevaux du fiacre piaffaient, il y avait deux heures et demie qu'ils attendaient à la porte, et le cocher faisait le plus grand bruit possible, croyant qu'on l'avait oublié.
Olympe et Bannière s'enveloppèrent du même manteau, prirent les clefs du coffre, que le fiacre mit sur son impériale, et les conduisit à un grand roulage de la rue Montmartre.
Bannière le fit enregistrer, paya les premiers frais; puis, après être convenu du prix avec le cocher de fiacre pour deux journées de voyage, à douze livres chacune, ces deux heureux congédièrent Mlle Claire, en lui faisant un salaire dont elle parut satisfaite; et, avant que le jour ne fût venu, ils franchissaient la barrière de Fontainebleau humant avec une volupté infinie les vapeurs froides de la rivière et les émanations de la vallée de Gentilly, un peu moins boueuse alors qu'aujourd'hui, parce qu'on y blanchissait beaucoup moins de monde parisien.
Le cocher, qui faisait tranquillement ses deux petites lieues à l'heure, et qui chantait sur son siège, heureux d'avoir trouvé de si bonnes pratiques, se demandait pourquoi, avec un peu de diplomatie, il ne réussirait pas à conduire ces jeunes mariés au bout du monde à raison de douze livres par jour.

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