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Chapitre LXI
Le colin-maillard

Des cinq personnes ainsi rassemblées par le caprice du hasard, une seule comprenait tout le prix de la comtesse.
M. le duc de Richelieu se trouvait dans l'intimité du roi, près d'assister à une scène de laquelle son esprit, tendu vers un but secret, saurait véritablement tirer toutes les utiles conséquences.
Le comte et la comtesse de Toulouse souffraient impatiemment le caprice du roi, qui les associait pour une partie de plaisir clandestine à une personne ignorée, d'une noblesse ordinaire, inconnue, sans relief à la cour.
Mme de Mailly, tout effarée, toute stupéfaite, en proie au double tourment de sa pensée et des révélations que cette pensée venait de lui faire; Mme de Mailly, encore froissée de sa rupture avec son mari, se voyait changée d'air et de sol, comme une plante expatriée qui se trouve entre la vie et la mort.
Le roi ne savait rien, sinon qu'il allait fuir l'étiquette du coucher, folâtrer pendant quelques heures, et contrarier une foule de gens qui apprendraient le lendemain cette bizarre aventure.
Richelieu remarqua bien que, à l'arrivée des dames, il prit galamment la main de Mme la comtesse de Toulouse et ne fit presque aucune attention à la désolée Mme de Mailly.
A côté de Sa Majesté se tenait droit et ferme un homme vigoureux, d'une physionomie ouverte et fine dans sa vulgarité. Il était vêtu de velours vert, et il tenait le milieu, comme recherche et comme modestie tout à la fois, entre les gens très élevés et les serviteurs les plus humbles de la cour.
C'était le valet de chambre particulier du roi de France, c'était Bachelier, ainsi que le nommait Louis XV; c'était M. de Bachelier, ainsi qu'on l'appelait à la cour; Bachelier, personnage influent au parlement, mais peu soucieux et peu inquiet de la politique extérieure ; Bachelier, l'heureux mortel qui tenait le roi sous sa dépendance depuis le lever jusqu'au coucher inclusivement, et qui jouissait du privilège si envié par tous, et qu'il n'eût voulu céder ni n'aurait cédé, privilège de dormir dans la chambre royale.
Tandis que le comte de Toulouse causait avec le roi, tandis que les deux femmes s'entretenaient ensemble, Richelieu, toujours habile, Richelieu s'entretint avec ce ministre tout-puissant, ce ministre de l'alcôve, qui, jamais, ne fit d'avances à personne, et autour duquel tout le monde gravitait, devant lequel tout le monde s'inclinait.
- Nous voilà donc en partie de plaisir? dit le duc avec un gracieux sourire au valet, qui saluait l'héritier du grand cardinal avec un de ces sourires aussi complaisants que superbes.
- Il paraît, monsieur le duc, que nous passerons la nuit. Tant pis pour le ro i! car, sans aucun doute, Sa Majesté sera malade demain.
- En vérité! Sa Majesté n'a donc pas une santé robuste, monsieur Bachelier?
- Bien au contraire, monsieur le duc; mais le roi aura été surexcité cette nuit; Sa Majesté dormira mal et avec des regrets ou des souvenirs, et notre journée de demain s'en ressentira.
M. Bachelier disait : notre journée, car M. Bachelier prenait, avec raison, la journée de Sa Majesté pour la sienne.
Richelieu sourit. Richelieu connaissait M. Bachelier.
- Vous croyez donc, mon cher Bachelier, que Sa Majesté gardera ses souvenirs?
- Assurément.
- Mme la comtesse de Toulouse occupe donc toujours le roi?
- Oh! non, c'est fini, reprit Bachelier.
- Ce serait donc Mme de Mailly ? continua Richelieu avec vivacité.
- Pas encore, monsieur le duc; mais il est bien difficile que cela ne se fasse pas.
- Et pourquoi, sans vous commander?
- Regardez donc, examinez donc bien cette femme-là ... Mais pardon, monsieur le duc, je ne vous touche en rien, je l'espère?
- En rien, mon cher Bachelier : M. de Mailly n'est nullement de mes parents ni de mes amis, vous pouvez donc parler librement. Je vous y invite même, il y va de nos intérêts communs.
M. Bachelier fut singulièrement flatté de la phrase du duc, qui s'unissait ainsi au premier valet de chambre de Sa Majesté.
- Regardez donc quelle femme, monsieur le duc! voyez les mains et les épaules! voyez le col, les cheveux, les yeux, comme tout cela est beau! Et la belle race dans cette cambrure de taille! et les charmantes dents!
- Elle est un peu maigre, dit Richelieu.
- Trop de passion, monsieur le duc, trop de passion, et vous pouvez m'en croire. Je ne connais presque pas cette femme-là, monseigneur, ajouta Bachelier du ton qu'il eût pris pour dire: je ne connais pas cette cavale. Tout ce soir je l'ai regardée. Du feu, monsieur, du feu grégeois !
- Mais le roi ne regarde pas les femmes.
- Il les voit en dedans, répliqua Bachelier.
- Il est timide.
- Oui, jamais Sa Majesté ne dira un seul mot d'amour à aucune.
- Alors, qui donc commencera ou plutôt le fera commencer? Le respect les empêchera toutes de dire ce mot les premières.
- Voilà des yeux qui, si le cœur en avait envie, ne seraient pas longs à s'exprimer, dit Bachelier en souriant; ces yeux-là parleraient bien, et certes se feraient encore mieux comprendre.
Et Bachelier soupira.
- Bachelier, dit Richelieu, quand pourrais-je vous dire quatre mots en particulier?
Le valet de chambre regarda le duc.
Ni l'un ni l'autre en ce moment ne cherchait à déguiser sa pensée. Ils se comprirent.
- Quand vous voudrez, monseigneur.
- Quand êtes-vous libre?
- Le roi retourne demain à Paris dans le jour.
- En carrosse?
- Oui, monsieur le duc.
- Et vous?
- Moi, à cheval avec la Maison.
- Je serai à cheval aussi. Restons à l'écart pendant que la Maison courra, nous causerons.
- Monsieur le duc, à vos ordres.
- Bachelier! cria le roi.
Le roi lui ordonnait d'ouvrir une table de jeu.
Mais, au bout de quelque temps, le jeu parut un divertissement insipide à ces personnages, qui le pratiquaient tous les jours trop publiquement.
On se mit à souper cette fois avec plus de gaieté.
C'était une plaisanterie que savouraient les convives de prendre garde au bruit, de veiller à ce que les bouteilles ne fissent point explosion et de chercher à perdre le murmure de leurs voix dans les plaintes du vent qui gémissait au fond du parc.
Quand le repas fut terminé, le duc de Richelieu, qui avait pris l'empire du festin en sa qualité d'homme expérimenté, proposa les jeux bruyants.
On était fatigué de silence.
On commença donc une partie de colin-maillard, jeu favorable aux surprises et aux folies.
Dans la vaste chambre occupée par le roi, l'aveugle fut lancé au milieu des rieurs. M. le comte de Toulouse étrenna la mauvaise chance.
Le sort avait décidé, M. le grand amiral n'avait pas été heureux.
Le roi s'animait; il frôlait en passant et en repassant, de ses mains tièdes, ces jupes au tour voluptueux. Il s'enivrait de petits cris des femmes, de ces petits cris si gracieux qui peignent plus l'émotion que la crainte. Il s'amusait surtout des petits avertissements que le rusé Bachelier donnait à chaque minute:
- Sire, on entendra du château.
Enfin M. le comte de Toulouse prit et devina le roi, qui se laissa prendre. C'était un curieux spectacle.
M. de Richelieu, sentant parfaitement le ridicule qu'il y aurait à lui de se laisser prendre et deviner par le roi, l'évitait avec la plus scrupuleuse attention.
Il était combattu par la crainte de laisser trop longtemps souffrir son prince.
Les dames intéressées au jeu couraient, s'entrecroisaient, s'abritant derrière les fauteuils et les tables.
Louis XV, l'oreille au guet, les bras étendus, peu attentif au traditionnel casse-cou! courait sur les traces parfumées, suivant le bruit soyeux des robes, et le son des mules de satin sur les tapis.
Un cri joyeux l'avertissait, un autre le détournait; un bruit de meuble heurté le poussait dans une direction, un battement de mains l'entraînait vers un autre côté.
Sa Majesté s'acheminait surtout après les femmes, dont il entendait les pas précipités, la respiration haute, les articulations délicates qui craquaient à chaque pas.
La comtesse de Toulouse, petite, ronde, et cependant légère, sautillait de rempart en rempart; sa poitrine, fraîche et blanche, haletait sous les nœuds de velours de son corsage.
Mme de Mailly, plus grande, fine de formes, svelte et élancée comme Diane, allongeait de beaux bras en faisant étinceler de joie et de désirs ses yeux tour à tour noyés de langueur et chargés de flammes.
Le roi courait après Mme de Toulouse; la comtesse de Mailly, qui s'aperçut que la princesse allait être atteinte, cru qu'elle aurait le temps de traverser le salon derrière le roi.
Mais, au milieu de sa course, elle fut entendue par Louis XV; elle fut trahie par le frôlement de sa robe, lamée d'argent. Le roi se précipita vers elle en pivotant sur ses hauts talons, et n'eut qu'à étendre les bras pour y enfermer comme dans un piège la belle comtesse toute palpitante.
Les mains de Louis s'arrêtèrent sur ses épaules, d'un contour moins riche que celles de Mme de Toulouse: les doigts sensuels du jeune homme frôlèrent le satin de la robe, qui, contrairement à l'usage de la cour, montait jusqu'au col, au lieu de s'arrêter au milieu de la poitrine. La comtesse avait cette pudeur ou cette coquetterie: pudeur, disaient ses partisans; coquetterie, disaient ses ennemis.
Le roi, rencontrant l'étoffe là où chez Mme de Toulouse il eût rencontré la pure beauté naturelle, s'écria:
- Ce n'est pas Mme la comtesse de Toulouse! Ce cri lui échappa.
Ce cri constatait à la fois la supériorité physique de l'épouse du grand amiral, et la différence que l'esprit du roi avait reconnue avec l'autre.
Certes, Louis XV, au lieu de s'écrier: « Ce n'est point Mme la comtesse de Toulouse!» eût pu s'écrier : « C'est Mme la comtesse de Mailly!» Mais s'expliquer d'une manière aussi formelle, c'était dire qu'il reconnaissait Mme de Mailly à la pudeur ou à la coquetterie de cette robe aussi montante.
Pour cette pauvre femme, ce cri du roi eut tant de signification qu'il lui arracha un grand soupir, presque un cri, presque des larmes, et qu'elle répliqua comme emportée par un mouvement instinctif:
- Hélas! non, sire, ce n'est point Mme la comtesse de Toulouse!
Louis XV aimait l'esprit, il le comprenait, il en avait lui-même.
Il sentit toute l'importance du coup qu'il avait porté: ses mains, appuyées aux épaules, glissèrent de la robe montante aux mains de Mme la comtesse de Mailly, qu'il trouva humides, froides et tremblantes.
Ce fut un éclair d'intelligence entre ces deux natures. Richelieu l'observa.
- Voilà un affront, se dit le duc à lui-même, dont Mme de Mailly saura, si elle le veut, tirer un bien grand avantage.
Et il ne s'y trompait pas.
Mme de Mailly tira le bandeau des yeux du roi, et l'appuya tout chaud, tout imprégné de vapeurs juvéniles, sur son front glacé. Tout le sang de Mme de Mailly avait reflué vers son cœur.
Le jeu recommença.
Le roi, qui voulait réparer son tort, se jetait en désespéré au-devant de la comtesse, afin de se faire prendre.
Elle le saisit dans ses deux bras, le serra si fort qu'elle en pâlit et qu'elle faillit s'évanouir de plaisir.
- Oh! murmura-t-elle, c'est bien le roi! Puis elle ajouta tout bas:
- Qui serait-ce donc, si ce n'était pas lui?
Richelieu et Bachelier échangèrent un rapide coup d'œil. Le roi était rouge et haletant.
Une flamme avait brillé dans ses yeux.
- Assez! dit-il tout palpitant.
- Oh! oui, assez! balbutia Mme de Mailly mourante.






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