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Chapitre LVII
Un sous-seing privé

Et maintenant que nous avons suivi Mlle de Charolais et Mme de Prie chez M. de Richelieu, et M. de Richelieu allant au jeu la reine et chez M. de Fréjus, je crois qu'il serait temps de laisser faire à cet homme moral tous ses petits arrangements avec maître Bachelier, le valet de chambre du roi et d'en revenir à Mme de Mailly, que nous avons à peine entrevue dans son hôtel, lorsque nous y sommes entrés à la suite de Bannière, et que nous avons quitté à peine entrevue.

Nous avons raconté toute l'histoire de ce mariage, à la suite duquel de Mailly était allé rejoindre Olympe.
Nous avons essayé de tracer le portrait de Mme de Mailly, portrait que nous a laissé dans tous ses détails l'histoire et surtout la chronique scandaleuse du temps.
Nous l'avons vue brune de cheveux et blanche de peau, avec des dents éblouissantes et des yeux ombragés d'épais sourcils noirs. Nous avons dit les grâces incomparables de toute sa personne; mais nous avons oublié de parler de sa jambe, la plus jolie de la cour; de son goût de toilette, si supérieur au goût des autres femmes que pendant dix ans toute l'Europe se modela sur elle.
Et, au risque de nous répéter, nous dirons qu'elle était spirituelle, intéressée, bonne, de très grand monde, sachant la cour et connaissant le cœur humain.
Cela veut dire que Mlle de Nesle appréciait l'homme qu'elle épousait, qualités et défauts.
Elle savait parfaitement n'être aimée de lui que par amour-propre el son; mais elle espérait, confiante dans son mérite et connaissant sa valeur, changer cet amour de raison en une raison d'amour.
Certaines femmes ont de la patience et font bien: elles savent que leur bonheur est une question de temps, et qu'un jour ou l'autre elles rencontreront leur appréciateur.
Malheureusement pour Mme de Mailly, le comte vivait à une époque où un homme de cœur avait besoin d'une maîtresse de mérite et non d'une femme de valeur. La sienne lui parut mélancolique, rêveuse et susceptible. D'ailleurs, elle était concentrée, stricte dans le cérémonial, et avait peu de biens.
Il n'y avait donc rien à ménager dans la famille et peu de chose à ménager dans la femme.
Une fois marié, il s'aperçut d'une chose dont il n'avait pas même le soupçon: c'est qu'il lui fallait adorer au lieu de se laisser tranquillement adorer. Beaucoup d'hommes sont aux pieds de leurs maîtresses, qui veulent voir leurs femmes agenouillées devant eux. Mailly se prit à s'ennuyer d'avoir chez lui une cour à faire comme à Versailles.
Il regretta les inégalités, les prodigalités, les mystères de la vie de garçon; il usa vite tout ce que sa femme lui montra de son cœur ou de son esprit. Il froissa les feuillets, et crut avoir lu le livre.
Le livre lui était resté complètement fermé; à peine en connaissait-il la préface.
Arrivé là, l'ennui le prit. Quand l'ennui prend un nouveau marié, il ne le lâche point facilement. L'ennui se cramponna au comte: il s'absenta peu à peu pour se désennuyer; peu à peu encore ses absences devinrent plus longues. Enfin, un matin, il prit, comme nous l'avons dit, un grand parti.
Il monta dans une chaise de poste et partit pour aller chercher Olympe, qu'il aimait éperdument depuis qu'il ne l'avait plus.
On sait le reste.
Mais ce qu'on ne sait pas, et ce que nous allons dire, c'est la douleur silencieuse de la comtesse; ce qu'on ne sait pas, c'est le profond mépris avec lequel elle envisagea la vie comme la lui faisait ce mariage; ce qu'on ne sait pas, c'est, quand ce mépris lui fut venu, la parfaite indifférence qu'elle mit dans le culte de cette divinité à laquelle les moins dévotes sont peut-être celles qui sacrifient le plus, et que l'on appelle l'opinion publique.
Mme de Mailly était jeune, sans l'être trop; elle était plus séduisante que belle; elle avait assez d'esprit pour ne pas s'ennuyer quand elle voudrait réellement se distraire, assez de forces pour vivre indépendante, assez d'ordre pour n'avoir jamais besoin, grâce à cette fortune si médiocre qu'elle pût paraître à une autre, de recourir à sa famille ou à son mari. Mailly était parti sans lui dire adieu; il était revenu sans lui donner avis de son retour; il avait été un grand mois sans rentrer à l'hôtel.
Il y avait de quoi éveiller, sinon la jalousie, du moins la curiosité d'une jeune mariée.
Mme de Mailly voulut savoir ce que faisait son mari, et elle le sut. Son mépris, son indifférence et son désir de liberté s'en augmentèrent. C'est sur ces entrefaites qu'eut lieu cette fameuse visite de Bannière, qui eût tout appris à Mme de Mailly si Mme de Mailly n'avait pas tout su.
Or, le soir, le lendemain et le surlendemain de cette visite, Mme de Mailly, qui avait déjà profondément réfléchi, réfléchit plus profondément encore.
Le résultat de ses réflexions fut la résolution bien positivement prise de sortir d'une situation que beaucoup de femmes d'esprit eussent acceptée, ambitionnée même.
Mais Mme de Mailly avait mieux que de l'esprit, ou plutôt elle avait de l'esprit et autre chose encore.
Elle avait du cœur.
Or, avec du cœur, il était difficile d'accepter plus longtemps une pareille position.
Elle pensa qu'un jour ou l'autre M. de Mailly rentrerait à l'hôtel, elle guetta sa rentrée.
M. de Mailly rentra en effet: il venait voir un beau cheval qui, depuis trois jours, attendait sa visite dans les écuries.
Le comte entra et alla droit aux écuries: il en fit sortir le cheval, l'examina, le fit courir, en fut satisfait et l'acheta.
Puis, cette acquisition faite, il s'avança vers la porte de l'hôtel, dans l'intention bien visible d'en sortir.
Il n'avait pas même songé à demander des nouvelles de sa femme. Il franchissait déjà le seuil de sa porte, lorsqu'il entendit des petits pas qui se pressaient derrière lui et qui semblaient lâchés à sa poursuite. Il se retourna.
Ces petits pas, c'étaient ceux de la femme de chambre que nous avons vue si accorte avec le dragon.
Elle venait de la part de la comtesse prier M. de Mailly de ne pas quitter l'hôtel sans monter chez elle.

Quoiqu'une semblable invitation parût étrange au comte, il ne fit aucune difficulté de s'y rendre à l'instant même; c'était un homme qui savait vivre, et, comme M. de Gramont, à qui Hamilton tout essoufflé venait dire: «Monsieur le comte, je crois que vous avez oublié quelque chose à Londres», et qui répondait: «C'est vrai, monsieur, j'ai oublié d'épouser mademoiselle votre sœur, et j'y vais retourner exprès pour celai», M. de Mailly répondit à la soubrette:
- Dites à madame la comtesse que j'allais lui demander la faveur qu'elle veut bien m'accorder.
Et il la suivit.
A peine avait-elle transmis cette réponse à sa maîtresse, que M. de Mailly, qui avait monté derrière elle, apparut sur le seuil.
- Bonjour, madame, dit-il en s'avançant vers la comtesse et en lui baisant la main de l'air le plus dégagé.
- Bonjour, monsieur, répondit la comtesse avec une gravité que le comte prit pour de la bouderie.
Puis se retournant, et s'apercevant que sur un signe de sa maîtresse la soubrette les avait laissés seuls:
- Vous m'avez mandé, madame? dit-il.
- Oui, monsieur; je vous ai prié de vouloir bien me faire la grâce de monter chez moi.
- Je me rends à vos ordres, madame!
- Oh! soyez tranquille, monsieur, je n'abuserai pas de vos moments.
- Bon! fit Mailly; elle a de l'argent à me demander.
Et comme c'était la chose qui lui coûtait le moins à donner, le comte prit son air gracieux.
La comtesse ne déridait pas.
- Monsieur, dit-elle après une légère pause et en fixant son regard résolu sur le comte, voilà un peu plus d'un mois que je ne vous ai vu.
- Bah! vous croyez, madame? fit Mailly, comme un homme étonné.
- J'en suis sûre, monsieur.
- Hé! madame, mille millions de pardons pour cette absence; mais, en vérité, vous ne pouvez vous imaginer à quel point occupent un officier toutes ces inspections de province.
- Je le sais et ne vous adresse aucun reproche. Dieu m'en garde!
Le comte s'inclina en homme satisfait.
- Seulement, continua Mme de Mailly, vous êtes, comme je vous le disais, resté un peu plus d'un mois dehors.
- Et moi, j'ai eu l'honneur de vous répondre, fit Mailly, que les inspections ...
- Occupent beaucoup les officiers; oui, monsieur, j'ai parfaitement entendu; mais raison de plus, vous comprenez, pour que je m'informe combien vous comptez demeurer encore de temps hors de l'hôtel.

Tout cela fut dit avec cette tranquillité de bon goût qui n'appartient qu'à un certain monde, et quoique Mailly appartint certainement à ce monde-là, il fut légèrement embarrassé pour répondre à la question.

- Mais, dit-il, madame, cela dépend: si je repars, je crois bien que je pourrai demeurer quelque temps là-bas, à moins toutefois que je ne reste ici. Enfin pourquoi me demandez-vous cela, je vous prie?
- Mais parce que je ne vous ai pas épousé pour demeurer seule; et que je m'ennuie seule, répondit nettement la jeune comtesse.
- Ah! madame, si c'est sur ce point que la discussion va s'engager, permettez-moi de vous dire, répliqua Mailly, que je ne saurais à la fois vous divertir et faire le service du roi.
La discussion devenait grave, et le comte, comme on le voit, s'apprêtait à répondre par des mots durs à la dureté qui commençait d'éclater dans les regards de la jeune femme.
- Il me semblait, monsieur, répondit la comtesse, qu'il n'était point porté dans notre contrat de mariage que vous m'alliez épouser pour faire le service du roi.
- Je vous ai épousée, madame, répondit Mailly, pour tenir et grandir encore le poste que j'occupe à la cour; s'il y a profit, comme nous sommes de moitié, vous récolterez votre moitié des profits.
- Je ne sais s'il y aura pour moi profit dans l'avenir, monsieur, mais ce que je sais, c'est qu'il y a ennui dans le passé; je ne sais s'il y a avancement pour vous dans le présent, mais, à coup sûr, il y a distraction.
-Distraction! comment cela, et que voulez-vous dire, madame? demanda le comte, surpris de ce ton calme et résolu qui prenait comme un de ces feux allemands peu nourris mais éternels.
- Vous étiez à la Comédie avant-hier, répliqua la comtesse; vous vous amusiez, ou du moins vous paraissiez vous amuser fort.
- à la Comédie, madame, c'est possible; à la Comédie, vous savez, on a de ces semblants-là.
- Je veux bien croire, monsieur, que vous faisiez là votre service, mais, enfin, vous n'étiez pas avec moi.
- En vérité, madame, on croirait que vous me faites l'honneur de me chercher querelle!
- Mais on ne se tromperait pas, monsieur le comte! Je vous cherche querelle, en effet, dit la jeune femme du ton le plus placide et le mieux soutenu.
- Oh! j'espère, comtesse, que vous ne nous donnerez pas à l'un et à l'autre ce ridicule d'être jalouse.
- Ce n'est pas un ridicule, comte, et voici ma logique: vous m'avez épousée, je suis à vous; vous devez donc, par réciprocité, être à moi. Je ne vous ai pas, et vous m'avez; récapitulons: dommage pour moi, gain pour vous.
- Expliquez-vous, madame.
- C'est facile. Vous avez une maîtresse! je n'ai pas d'amant; vous vous divertissez, je m'ennuie. Total: plaisir pour monsieur le comte, abandon pour madame la comtesse.
- Moi, j'ai une maîtresse! s'écria Mailly avec cette colère que les hommes prennent toujours quand ils ont tort; moi! une maîtresse! moi! La preuve, voyons, madame, la preuve!
- Oh! rien de plus facile à vous donner, monsieur. Un homme est venu avant-hier pleurer ici, et me demander sa maîtresse que vous lui avez prise.
- Un homme! Et quel homme?
- Que sais-je, moi! Un soldat de votre régiment.
- Je ne sais ce que vous voulez dire, comtesse, reprit Mailly en rougissant; je n'ai pas l'habitude de prendre les vivandières.
- Ce n'est point une vivandière, monsieur, répondit tranquillement la comtesse, c'est une actrice.
- Quelque cabotine de province !
- Ce n'est point une cabotine de province, c'est au contraire une fille fort belle et fort distinguée, qui a débuté avant-hier à la Comédie-Française, et qui était annoncée sur l'affiche sous le nom de Mlle Olympe.
- En voilà bien d'une autre! s'écria le comte; les dragons de Mailly ont des demoiselles de la Comédie-Française pour maîtresses! Folies! inventions!
- Dame! vous comprenez, monsieur le comte, que je ne me suis pas fatiguée à prendre des renseignements; le fait est constaté pour moi, et comme il n'a besoin d'être constaté que vis-à-vis de moi, cela me suffit.
- Constaté! s'écria le comte. Il est constaté que j'ai une maîtresse?
- Mais soyez donc naturel! répondit Mme de Mailly; avouez donc, monsieur! Vous vous donnez un mal à nier, un mal véritablement inutile.
Mailly, blessé dans son amour-propre, se redressa.
- Et quand j'aurais une maîtresse, madame, quand j'aurais une actrice, serait-ce une raison pour qu'une femme d'esprit comme vous me fit une scène de jalousie?
- Et d'abord, monsieur, répliqua la comtesse avec la plus parfaite placidité, je ne vous fais pas de scène, moi; je n'ai pas de jalousie, moi; je vous perds ... que voulez-vous? je me plains, et. ..
- Et...
- Et je m'arrange.
- Ah! vous vous arrangez? dit ironiquement Mailly. Voyons, de quelle façon vous arrangez-vous, si cela peut se dire?
- Il faut avouer, dit la jeune femme comme se parlant à elle-même, que les hommes sont d'un égoïsme qui atteint la férocité. Voilà que vous me rudoyez, que vous me raillez! Et pourquoi? parce que j'ai vu juste.
- Ce n'est point parce que vous avez vu juste ou non, répondit Mailly.
- Et pourquoi est-ce donc, alors?
- C'est parce qu'il n'est pas de bonne compagnie d'aller épier les démarches de son mari.
- Je n'épie absolument rien, monsieur, et me flatte d'une chose, surtout depuis le commencement de notre conversation.
- Et de laquelle?
- C'est de savoir la bonne compagnie aussi bien que vous. Et puisque vous prétendez me donner une leçon, monsieur le comte, c'est moi qui vais vous prier d'en accepter une.
- Une leçon, à moi?
- Oui, monsieur, pourquoi pas?
- J'écoute la leçon, madame.
- Je suis jeune, j'ai mon mérite; vous ne le voyez pas, tant pis pour vous et pour moi; mais je vous laisserai être dupe tout seul: reprenez-moi très sérieusement et très complètement, ou rendez-moi ma liberté.
- Est-ce sérieux, ce que vous dites là? s'écria Mailly exaspéré par le sang-froid et le raisonnement inflexible de la comtesse.
- Vous n'en pouvez douter, monsieur, à la façon dont je vous parle.
- Comment! vous me proposez une rupture?
- Franche.
- à moi! à votre mari!
- Sans doute. Je ne la proposerais pas à mon mari, si mon mari était mon amant.
- Mais pardonnez, madame; vous êtes jeune et sans expérience, quoique votre caractère s'annonce avec une décision singulière; je ne puis donc, moi qui connais la vie, vous laisser faire un marché si désavantageux.
- Je ne vous comprends pas, monsieur. En quoi y aurait-il désavantage pour moi?
- L'homme libre, madame, jouit par cette liberté même de tous les biens de la vie.
- Mais la femme aussi, monsieur.
- Et c'est pour cela que vous désirez être libre?
- Parfaitement.
- Je vous admire.
- Acceptez-vous?
- Mais ...
- Mais quoi?
- Vous avez donc préparé quelque chose?
- Pour quoi faire?
- Pour remplacer votre mari.
- Vous ne me rendez pas de comptes, monsieur; permettez que j'en fasse autant.
- Cependant, madame ...
- Au reste, monsieur, je ne vois pas pourquoi nous appesantirions la discussion là-dessus. Vous désirez que je m'explique?
- Cela me fera plaisir, je l'avoue.
- Eh bien! vous saurez, monsieur, que jusqu'à présent je n'ai absolument rien pour vous remplacer. Si j'avais quelque chose, vous comprenez, je ne demanderais que la séparation, ou plutôt je ne demanderais rien du tout, tandis que je demande avec la même ardeur ou la séparation ou la réunion.
Mailly se prit à réfléchir.
La comtesse fixa sur lui son regard interrogateur.
- En vérité, voilà bien les hommes! dit-elle; reculant toujours devant le certain, ils accusent les femmes de caprices, et sont plus capricieux que les femmes, que les nuages, que l'eau!
- écoutez donc, madame, c'est grave.
- Qu'est-ce qui est grave?
- Ce que vous me proposez là.
- En quoi, je vous le demande? Ne sommes-nous point déjà parfaitement séparés? Ne voilà-t-il pas un mois et quelques jours même, si je comptais bien, que je ne vous ai vu? Mettons qu'il n'y ait qu'un mois. C'est un mois sur douze de mariage. Voyons, que perdez-vous à être séparé tout à fait? Rien. Eh bien! moi, j'y gagnerai beaucoup. Faites cela pour moi, monsieur, et ce sera un bon procédé dont je vous tiendrai compte.
- Je serais curieux de savoir, madame, ce que vous gagnerez à cette séparation; dites-le-moi, je vous prie, pour être aimable.
- J'y gagnerai, monsieur, de ne pas toujours attendre, comme je le fais depuis un an, le jour, la nuit. J'y gagnerai de ne point me fatiguer à faire des toilettes pour un mari qui ne les voit même pas. J'y gagnerai d'être estimée par vous comme tout objet dont la possession est contestée. Je reprendrai, enfin, mon prix, prix que le seigneur et maître ne connaît pas, aveuglé qu'il est par l'abus de la propriété.
- Et que d'autres connaissent, n'est-ce pas?
- Non, monsieur, pas encore.
- Mais connaîtront, au moins?
- Oh! cela, c'est possible.
- Madame!
- Mais je vous demande un peu, reprit fièrement la comtesse, quand cela serait, de quel droit, je vous prie, me le reprocheriez-vous?
- Madame, je ne dis point cela et ne vous reproche rien, Dieu m'en garde! je vous répète seulement que votre fermeté, après un an de mariage, me pénètre d'admiration; je ne vous connaissais pas, en effet, et maintenant que je vous connais ...
- Eh bien?
- Eh bien! j'avoue que vous me faites peur.
- Très bien! dit la comtesse; j'aime mieux cela que de vous faire pitié. Raison de plus, si je vous fais peur, pour que vous acceptiez, alors.
- Veuillez formuler votre proposition, comtesse, dit M. de Mailly, poussé à bout par cette persistance désobligeante.
- La voici, monsieur.
- J'écoute, dit le comte, décidé à effrayer à son tour Mme de Mailly par un semblant de résolution.
- C'est bien simple, monsieur: nous nous séparerons amicalement, sans bruit, sans rupture apparente; vous aurez toute liberté d'agir comme il vous plaira, et je jouirai des mêmes prérogatives. Est-ce clair, cela?
- Parfaitement, madame, mais où cela mène-t-il ?
- Cela mène; vous, à n'entendre plus ce que vous entendez aujourd'hui, car je ne vous le dirai plus jamais si vous consentez à ce que je vous demande. C'est déjà quelque chose, il me semble. Ne vous semble-t-il pas à vous?
- Et quel est le notaire qui dressera le contrat? fit ironiquement le comte.
- Il est tout dressé, monsieur, et nous n'avons pas besoin de notaire pour cela, répliqua tranquillement la comtesse en tirant de son corsage un papier plié. J'ai moi-même préparé, rédigé, minuté, comme on dit, le petit acte de notre bonheur mutuel.
- Sous quelle garantie? demanda ironiquement le comte de Mailly.
- Mais sous la garantie de votre parole de gentilhomme, monsieur, et sous ma garantie de fille de qualité.
- Lisez, notaire, dit gaiement le comte.
Mme de Mailly lut:
«Entre les soussignés:
«Louis-Alexandre, comte de Mailly, et Louise-Julie de Nesle, comtesse de Mailly,
«A été convenu ce qui suit»
- Et vous avez rédigé cela toute seule, madame, fit le comte.
- Toute seule, monsieur.
- C'est merveilleux!
- Je continue, dit la comtesse.
Et elle continua:
«A été convenu ce qui suit:
«Le comte prend, avec l'agrément de la comtesse, sa pleine et entière liberté, confisquée par le mariage.
«La comtesse reprend également, avec l'agrément de son mari, sa liberté pleine et entière.
«En vertu de quoi, tous deux s'engagent sur l'honneur à n'apporter ni trouble ni gêne d'aucune sorte dans l'exécution du présent contrat, placé de part et d'autre sous la sauvegarde de leur parole. «Fait double à Paris, hôtel de Nesle, ce ... »
- Vous avez laissé la date en blanc, madame? demanda le comte.
- Dame t vous comprenez, monsieur, ignorant quand j'aurais le plaisir de vous voir ...
- Et il n'est pas besoin d'antidater le contrat, comtesse?
- De votre part peut-être, monsieur, mais non de la mienne.
- Alors nous signerons ...
- à la date d'aujourd'hui, si vous voulez.
- Soit.
- Vous signerez donc?
- Madame, dit le comte, je réfléchis qu'avec un caractère comme le vôtre, vous me rendriez en effet très malheureux. Je ne suis pas homme à lutter dans mon ménage; vous me vaincriez. J'aime mieux capituler avec les honneurs de la guerre.
- J'ai donc bien fait les choses, comte?
- Parfaitement, madame, et si je signe ...
- Si vous signez ...
- Ce sera par égoïsme.
- Comme dans l'amour: égoïsme à deux, fit tranquillement Mme de Mailly.
Le trait s'enfonça dans l'amour-propre du comte et lui fit une profonde blessure.
Il saisit la plume que la comtesse lui tendait, et appuya au bas de l'acte une signature énergique.
- à votre tour, madame, dit-il.
La comtesse lui montra qu'elle avait signé d'avance. Il rougit.
L'acte était fait en double.
La comtesse lui tendit l'un des actes et garda l'autre. Puis elle lui offrit la main.
Un moment le comte fut pris de la tentation de refuser cette main et de faire une sortie violente.
Mais, cette fois encore, l'orgueil lui vint en aide: il s'arrêta, prit la main de la comtesse, et y déposa un baiser des plus gracieux.
- Eh bien! madame, dit-il, vous voilà satisfaite, je l'espère, du moins.
- Autant que vous le serez demain, monsieur le comte.
- N'abusez pas, je vous prie.
- Comte, pas de conditions en dehors du marché conclu: liberté pleine et entière.
- Liberté pleine et entière, soit!
Le comte s'inclina, reçut la révérence de sa femme, et partit sans se retourner.
La comtesse serra précieusement la feuille qui lui donnait sa liberté. Puis elle sonna sa femme de chambre et se fit habiller.
Elle soupait ce soir-là à Rambouillet, chez M. le comte de Toulouse, qui donnait comédie au roi.

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1998-2010
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